Martinique, envoyée spéciale.

De sa peau si claire, héritée d'une grand-mère, Jean-Philippe, 20 ans, ne tire aucune gloire. Et de sa beauté, assombrie par les enjeux raciaux, aucun avantage. Au contraire. «C'est trop compliqué d'être métis. Parfois, quand une fille sort avec moi, j'ai l'impression qu'elle n'a pas pu trouver un Blanc.» Au temps de l'esclavage, la peau avait la parole: le Noir esclave, le Blanc son maître. Des siècles plus tard, elle est restée l'obsession maladive de la Martinique, comme une barrière dans cette terre faite de complexités, de catégories subtiles fondées sur la couleur de la peau, l'origine, la fonction, la richesse.

Beauté détruite. De l'île en forme de cliché tropical, le voyageur retiendra plutôt le luxe suranné d'une plantation que la puanteur et les cases branlantes du village voisin. Il ignorera que la ravissante, croisée à Grand-Rivière, vit dans une rue case-nègres, refuge des anciens esclaves. La Martinique ressemble à une femme à la beauté détruite. Elle paraît pauvre si on se souvient qu'elle est française, riche si on la compare à ses voisines des Caraïbes. Avec sa misère, ses embouteillages et ses grèves perpétuelles, Fort-de-France est à l'image du paradoxe martiniquais. Sa rocade éternellement engorgée n'agace pas les habitants; ils en seraient plutôt fiers. Ces bouchons ne sont pourtant que le fruit d'un crédit omniprésent et de l'assistance, ce baume répandu sur le volcan social de la Martinique. Les voitures rendent parfois l'âme sans être payées, restent en rade, faute d'argent et d'essence. Qu'importe! «La grosse bagnole, c'est notre revanche.»

Fortunes. Comme toutes les affaires sérieuses, le commerce des voitures appartient aux békés, anciens maîtres des plantations et des esclaves, arrivés au XVIIe siècle. La description de cette caste échappe difficilement au cliché du «méchant Blanc» tant elle est restée figée. La crise de la canne a tué les plantations mais pas les habitudes des maîtres et surtout pas leur fortune: ils gardent 80% des terres, la blancheur de leur carnation et contrôlent la quasi-totalité de l'économie et l'import-export (plus juteux que toute production insulaire). Les mauvaises langues assurent que les békés ne lâchent que ce qui ne rapporte pas assez et s'emparent du reste. Ils rétorquent en énumérant les rares affaires qui leur échappent, «le 1% bonne conscience»: BMW, pharmacies, banques (perdues dans la faillite du Crédit martiniquais, mais toujours tenues par des proches). Les 3000 békés de l'île (350 000 habitants dont 100 000 chômeurs) ont gardé du passé le goût de la caste et du secret: «Pour vivre heureux, vivons cachés.» Du temps où la traite séparait les familles, les Noirs ont gardé des rapports compliqués entre hommes et femmes, un énorme fatalisme et un rejet, pas forcément sélectif, des Blancs. Les anciens maîtres deviennent des mythes, dont on entrevoit peu de choses: la Rolls de Marcel Fabre, roi de la banane et de la défiscalisation, les somptueuses maisons de la baie du Robert, les clubs nautiques et les gros bateaux, les enfants blonds qui fréquentent «le Couvent», l'école béké de Fort-de-France. On dit que «même la mer leur appartient», comme l'illustre l'histoire d'une petite entreprise de location de scooters de mer. L'affaire, florissante mais bruyante, appartenait à un Noir. Les békés se sont plaints du bruit et les scooters ont disparu .

«On a coupé nos chaînes en 1848 mais pas celle de notre mental. On est resté tout près de notre maître», constate Franck Hubert, architecte à Fort-de-France. L'obsession lancinante de la couleur a forgé des mots qui, en quelques lettres, disent la blancheur du teint et la fortune: le béké pauvre n'est plus un béké et, au Noir riche, on donne du «mulâtre» comme s'il avait du sang béké. Ruiné, il redeviendra nègre" A l'ombre des vérandas. Dans les années 50, la betterave a tué la canne à sucre, fortune des Antilles et malheur des esclaves. La banane, cultivée et exportée (par les békés) à grands coups de subventions, a remplacé la canne tandis que les petits paysans étaient chassés vers les villes. Mais la canne blesse toujours les esprits, figés dans les rapports anciens. Sur ces terres où les droits du rhum ont longtemps été les plus forts, les hommes d'affaires, reconvertis dans l'import-export, s'insurgent contre les salaires actuels, accusés de mener l'île à la ruine. «Des salaires des droits de l'homme», ironisent les békés, à l'ombre de leurs vérandas. Loin de ce luxe, Toto, vieil homme de 82 ans, dont plus de 50 passés dans sa case, près de la plantation du maître, parle de sa retraite: 1000 F par trimestre: «Je ne suis pourtant pas un morceau d'homme.»

«Mon père disait toujours que pour avoir de bons domestiques, il vaut mieux les faire soi-même.» Un béké n'oserait plus parler aujourd'hui comme cette riche créole du XIXe siècle. D'ailleurs, les békés s'expriment peu. Les rares membres de la caste qui acceptent un contact avec l'extérieur, sont atypiques. Ecoutons-les. Dans son exquise habitation du Gros Morne, José Hayot, fils de la plus grande famille de la Martinique, reçoit des Noirs. Et pas seulement les écrivains Patrick Chamoiseau et Edouard Glissant, chantres de la créolité. Cette proximité est aussi mal vue chez ses semblables que chez les Noirs, qui croient difficilement à sa sincérité. Quand José Hayot parle d'esclavage, il dit «le crime». Mais quand on lui parle de racisme, il préfère se souvenir de «l'émotion et de la sensualité des rapports avec les Noirs», de la poésie de son enfance à la plantation. Il trouve que la pauvreté de l'habitat, obéit à «l'esthétique de la case». D'ailleurs, ajoute une amie béké, «les Antillais ne sont pas "déco. Mais ils s'habillent très bien, ça vient d'Afrique.» Malgré un pouvoir assis depuis des siècles, la famille Hayot ne se sent pas trop concernée par la destinée insulaire. Sa dernière contribution à cette Martinique «si dégueulasse qu'on n'arrive pas à la nettoyer», se borne à une association qui balaie les ronds-points. «30 ans et besoin d'amour.» L'inscription sur le T-shirt de Léon, 60 ans bien tassés, dit bien qu'il est très cool pour un aristocrate. Léon Louveau de la Guigneraye est issu d'une famille si noble que ses ancêtres avaient le privilège «de communier à cheval». «D'accord les békés ont toutes les terres mais ils respectent leurs ouvriers», aime-t-il à répéter. Eviter l'explosion. «Une classe dominante ne se fait pas hara-kiri», remarque l'historien Gilbert Pago. Les békés ont su évoluer, empêcher la décadence d'un milieu clos, rongé par la consanguinité. Ils ont épousé des riches métropolitaines, envoyé leurs enfants s'ouvrir l'esprit à New York, à Paris. Ils se sont convertis au commerce, à la finance; ils ont même concédé quelques avantages aux Noirs, pour éviter l'explosion. «Une Toyota, un peu de terre et quelques miettes, et ils n'ont plus envie de se rebeller», résume un enseignant. Traduction en langue béké: «On a toujours été favorables à l'émergence d'une classe moyenne noire.» L'esclavage était manichéen. Les Noirs pauvres sont toujours là. Le passé est encore si violent que les Martiniquais refusent de travailler dans la canne. Les coupeurs des Hayot viennent donc de Sainte-Lucie, l'île voisine. Importés, chaque année, pour la saison de la canne. Payés correctement, au rendement, mais logés dans une rue case-nègres. Nouveaux parias de la Martinique, les Sainte-Luciens sont encore plus méprisés que les Indiens, «dernière race après les crapauds», disait un vieux dicton.

Voies parallèles. «On n'est pas en Afrique du Sud. C'est bien plus subtil, et personne ne peut se plaindre.» La nuance est d'Ina Césaire, écrivain et fille du poète. Elle dit souvent qu'à la Martinique, la société est faite de voies parallèles et qu'on risque de ne rien en voir; 35% de chômeurs, presque autant de fonctionnaires, un nombre impressionnant de diplômés, des békés très riches, des «grands» mulâtres presque aussi fortunés, des Blancs venus de métropole et restés sur place, des petits-blancs sans un sou vivant d'assistance. Sans compter les Martiniquais émigrés en métropole. Du plus riche au plus pauvre, du plus noir au plus blanc, la société est restée stratifiée et chaque amorce de changement déchaîne des émeutes: diminution des subventions bananières ou du fameux «40% de vie chère» des fonctionnaires. L'assistance et les subventions, jointes à l'irresponsabilité générale héritée de l'esclavage, font des ravages. «Plus personne n'est battu, mais la société est restée bloquée, autant qu'au XIXe siècle», dit Frank Hubert. «Le plus dur quand on vit ici, c'est de perdre ses illusions», précise Henri Gusto, un professeur d'histoire. Aujourd'hui Henri est moins désabusé. Comme beaucoup d'intellectuels de gauche, il a voté pour Alfred Marie-Jeanne, un indépendantiste qui vient d'être élu président du conseil régional. Charismatique, gestionnaire rigoureux, il est avant tout populiste. Et ambigu, comme son île .

Béatrice BANTMAN

 

Source : http://www.liberation.fr/evenement/1998/04/25/sur-les-traces-du-commerce-triangulaire-martinique-terre-de-castes-les-descendants-des-colons-sont-r_233129