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Steve Keen et Gaël Giraud : « L’économie est semblable à l’astronomie d’avant Copernic »

humanite.fr
Steve Keen et Gaël Giraud : « L’économie est semblable à l’astronomie d’avant Copernic »

Dans "l’Imposture économique" (éditions de l’Atelier), ouvrage préfacé par Gaël Giraud, l’australien 
Steve Keen démolit tous les postulats de l’école conventionnelle néoclassique. Ces deux, économistes hétérodoxes, nous aident à repenser les enjeux modernes en partant d’une dialectique marxienne, tout en cherchant les outils d’une véritable révolution.

Quelle est votre ambition en fais-
ant publier l’Imposture économique (1) en France  ?

Gaël Giraud Mon souhait est de permettre au public français de prendre conscience du fait que, si notre économie en Europe va si mal, ce n’est pas simplement le destin ou un manque de chance. Cela est largement dû aux erreurs de politique économique que nous avons cumulées depuis plusieurs décennies. Ces erreurs elles-mêmes ont une grande partie de leurs racines dans les courts-circuits analytiques qui hantent l’économie conventionnelle. Loin d’être une science établie, confirmée par le bon sens gestionnaire d’un père de famille, l’économie conventionnelle repose sur une succession d’erreurs et d’approximations qui la rendent non seulement inapte à prodiguer des conseils utiles aux politiques mais qui en font l’une des principales responsables de la crise dont nous souffrons. Steve Keen Il faut que le grand public prenne conscience que l’économie est dans un état semblable à celui de l’astronomie avant Copernic, et qu’une révolution comme la révolution copernicienne est désespérément nécessaire à l’économie. La vision de Ptolémée du système solaire, avec la Terre en son centre et les planètes et les étoiles tournant autour, a donné des prédictions empiriquement exactes, sauf pour les comètes, mais nous savons actuellement qu’il avait tort sur la structure de l’Univers. L’économie est pareille, sauf que dans son cas, les crises financières sont l’exception que l’économie dominante ne peut pas expliquer. Les anciens interprétaient les comètes comme de mauvais présages, mais nous savons qu’elles sont en fait des expériences bénignes – tant qu’elles n’entrent pas en collision avec la Terre. Les crises financières sont au contraire des expériences désastreuses que la théorie économique doit nous aider à éliminer ou à anticiper. Pour cela, l’économie doit changer fondamentalement. Les économistes doivent cesser de penser que le capitalisme est en équilibre et arrêter de penser que les dettes, l’argent et les banques peuvent être ignorés. Le fait qu’ils ignorent ces phénomènes devrait être une surprise pour le public, qui généralement pense que les économistes sont des spécialistes sur ces sujets.

Dans votre livre, vous expliquez que les économistes néoclassiques ne sont pas conscients de leurs biais idéologiques. Karl Marx définissait l’idéologie comme l’ensemble des idées et des normes servant les intérêts de la classe dominante. Rejoignez-vous cette analyse ?

Steve Keen Je considère que l’idéologie est une idée fondamentalement liée à la réalité, qui peut autant porter atteinte aux intérêts de la classe dirigeante qu’elle l’aide. Donc, il ne fait aucun doute que l’idéologie de l’économie néoclassique a aidé à lutter contre le socialisme et permis aux capitalistes de saper les syndicats et de contracter les salaires les plus bas. Mais récemment elle a également permis une crise financière qui a créé beaucoup trop de dette privée et plombe la rentabilité du capitalisme. Donc, l’idéologie est une épée à double tranchant : elle peut blesser le porteur ainsi que la victime. Voilà pourquoi je soutiens que les prises de position de gauche comme de droite ne sont pas raisonnables en économie : nous avons plutôt besoin d’un bon positionnement. L’économie néoclassique se dépeint en tant que telle, avec la distinction de Milton Friedman entre économie positive et économie normative (économie factuelle et économie morale – NDLR). Mais en fait, ce qu’on décrit comme économie positive est inconsciemment noyé dans l’idéologie. Si vous partez d’un modèle dans lequel les marchés non réglementés permettent d’atteindre un optimum social, alors vous allez nécessairement avoir tendance à tirer des conclusions antigouvernementales.

Vous défendez l’utilisation des mathématiques. Mais le problème de l’économie ne provient-il pas de sa séparation d’avec les autres sciences sociales ?

Steve Keen Les mathématiques ne sont pas un problème en soi : le souci provient d’abord de leur utilisation inappropriée et ensuite d’un refus d’accepter les résultats mathématiques quand ils entrent en conflit avec les croyances économiques initiales. Ainsi, par exemple, les économistes ont montré que « l’équilibre général » est une méthode d’équilibre mathématiquement instable, pourtant ils l’utilisent encore. Ce n’est pas mathématique, c’est un comportement antimathématique. Phil Mirowski a inventé le mot « scientisme » pour faire la satire des prétentions de l’économie à être une science. Je pense qu’un mot similaire pourrait s’appliquer ici : ils prétendent être mathématiques, mais en fait, ils sont « mathématistes ». Ils utilisent les mathématiques comme cela leur convient et ne tiennent compte que des résultats qui leur plaisent. C’est un peu comme les premiers pythagoriciens, qui ont apparemment noyé la première personne qui a prouvé que tous les chiffres ne peuvent pas être rationnels, ce qui était une croyance fondamentale de l’école pythagoricienne. Heureusement, ils ont cédé et accepté l’existence de nombres irrationnels. L’économie refuse de faire de même et d’accepter les résultats qui sapent les croyances, telles que la conviction qu’ils peuvent agréger en douceur les comportements d’individus isolés, une croyance qui a été réfutée par le théorème de Sonnenschein-Mantel-Debreu (SMD). Et pourtant, ils continuent de développer des modèles à « agent représentatif » !

Pouvez-vous rappeler ce qu’est ce théorème SMD ? Vous critiquez sévèrement la théorie de la valeur de Karl Marx. Mais les crises cycliques du capitalisme ne valident-elles pas son analyse sur la baisse tendancielle du taux de profit ?

Steve Keen Quand j’ai indiqué, lors de la conférence Repenser l’économie, à New York, que le théorème SMD signifie que la courbe de demande provenant de personnes parfaitement « néoclassiques » pourrait avoir la forme d’un polynôme quelconque, Deirdre McCloskey a rétorqué : « Steve, vous ne niez sûrement pas que la demande tend à augmenter à mesure que le prix baisse ? » Non, j’ai simplement affirmé que la régularité empirique n’empêche pas une mauvaise théorie. Par exemple, le fait que le soleil monte dans la matinée ne signifie pas que la Terre est au centre de l’Univers, comme dans la théorie de Ptolémée. C’est pareil avec la baisse tendancielle du taux de profit, qui dépend essentiellement de la théorie de la valeur-travail. Dans l’Imposture économique, je soutiens que la théorie est contredite par la propre philosophie de Marx. Je la discute de manière beaucoup plus détaillée dans mon mémoire de maîtrise sur Marx, Usage, valeur et échange : la mauvaise interprétation de Marx. Je considère Marx comme le plus grand économiste de tous les temps, et sa philosophie dialectique est la base de l’approche de non-équilibre de l’économie que je défends. Mais la théorie de la valeur a été l’une de ses erreurs, les marxistes doivent l’accepter et passer à l’analyse beaucoup plus riche, qui peut être développée à partir de sa dialectique.

La monnaie est neutre dans le modèle néoclassique. De ce point de vue, les décideurs ne sont-ils plus keynésiens ?

Steve Keen Ils sont keynésiens d’une manière très torturée. Par exemple, s’ils étaient vraiment keynésiens au sens monétaire, comme vous le laissez entendre, ils engageraient ce que j’appelle un « assouplissement quantitatif pour le peuple » et injecteraient de la monnaie dans l’économie en utilisant la Banque centrale pour donner des épargnants vers les emprunteurs. Mais au lieu de cela, ils achètent des actifs aux banques par le biais du quantitative easing, qui n’affecte pas directement la masse monétaire.

Que pensez-vous du dernier lauréat du Nobel d’économie, Jean Tirole ?

Steve Keen C’est un retour en forme pour le comité Nobel, qui récompense traditionnellement quelqu’un qui a permis d’étendre le paradigme néoclassique plutôt que quelqu’un qui a été utile en critiquant ces paradigmes. Le prix de Robert Shiller l’an dernier, un des rares mérités, contrevenait à la règle. Gaël Giraud Jean Tirole a surtout travaillé sur ce qu’il est convenu d’appeler la théorie des incitations. Je consacre un chapitre critique à cette théorie dans mon livre la Théorie des jeux (Flammarion). En un mot, cette théorie étudie la meilleure manière de manier la carotte et le bâton pour faire travailler autrui. Exemple : un propriétaire terrien fait travailler un fermier sur ses terres. Une année, la récolte est mauvaise. Est-ce dû aux intempéries ou bien au fait que l’agriculteur a mal travaillé ? Difficile à dire… La question fondatrice de la théorie à laquelle Tirole a consacré sa carrière est celle-ci : quel contrat le propriétaire peut-il faire signer au fermier de manière à s’assurer que ce dernier fournira l’effort maximal et soit rémunéré juste ce qu’il faut ? Cela implique qu’il ne soit pas trop souvent injustement pénalisé quand son salaire diminue à cause d’une mauvaise récolte alors que cette dernière provient des aléas météorologiques. Mais aussi qu’il ne soit pas surpayé au point de n’avoir plus d’incitation à fournir l’effort maximal quelle que soit la météo… Le problème se complique si l’on prend en compte le fait qu’il y a plusieurs fermiers, ayant des qualités distinctes, qu’ils peuvent aussi dissimuler l’étendue exacte de leur récolte, se faire concurrence entre eux ou se coordonner pour tromper le propriétaire, que tous (y compris le propriétaire) ont des impôts à payer, etc. Remplacez le couple propriétaire-fermier par actionnaire-manager ou manager-salarié ou encore assureur-assuré, etc. et vous obtenez la quintessence de la théorie des incitations. Récemment, ce genre d’approche a conduit Tirole à préconiser, en France, la suppression du CDI…

Pour quelle alternative plaidez-vous chacun ?

Steve Keen Je pense que nous devons adopter les méthodes d’analyse des systèmes complexes, et les utiliser pour concevoir un modèle de non-équilibre et une approche monétaires basée sur les traditions de Marx, Schumpeter, Fisher, Keynes, Goodwin et Minsky. La dynamique non linéaire moderne est conçue pour modéliser les phénomènes complexes d’équilibre, et ce sont les bases de ce qu’est l’économie elle-même. Nous devons rattraper la fin du XXe siècle en économie, plutôt que de rester embourbés dans les techniques et les débats du XIXe siècle. Gaël Giraud Il y a au moins deux niveaux qui émergent des travaux de Steve Keen et des miens. D’une part, la nécessité d’une refonte assez radicale de l’économie comme telle. Pour prendre un exemple, le travail de Thomas Piketty est important en ceci qu’il dénonce à juste titre l’explosion des inégalités de revenus et de patrimoine. Mais la théorie sous-jacente au travail de Piketty est la bonne vieille économie néolibérale. Rien d’étonnant, dès lors, s’il se contente de proposer un impôt mondial, dont il sait très bien la portée utopique, lequel ne fait que corriger ex post les inégalités sans aucunement intervenir sur le mode primaire de distribution des richesses. Il faut donc aller beaucoup plus loin, et pour cela repenser l’économie comme telle. Keen y contribue de manière décisive. Ensuite, des mesures de politique économique peuvent être prises dès à présent sans attendre la refonte que j’évoquais à l’instant : réformer l’euro et remodeler l’Union européenne, sans quoi la divergence entre économies du Sud et du Nord provoquera tôt ou tard son éclatement ; séparer banques d’investissement (de véritables bombes à retardement) et banques de crédit-dépôt ; amorcer la transition énergétique. Ce dernier chantier est immense, créateur d’emplois, permet de réduire notre dépendance aux énergies fossiles et nos émissions de gaz à effet de serre. Il constitue à mes yeux un authentique projet de société pour aujourd’hui et demain.

 

L’orthodoxie financière. Dans son ouvrage décapant, Steve Keen 
se propose de remettre en question tous les fondements de la théorie économique académique. Le but de ce post-keynésien est simple : interpeller ses confrères universitaires sur leur incapacité 
à comprendre comment fonctionne réellement l’économie, raison pour laquelle aucun n’avait vu la crise arriver. Au-delà 
de la critique, ce livre se veut également porteur d’alternatives et se termine sur 
un tour d’horizon des différentes écoles hétérodoxes, invitant les lecteurs à puiser dans chacune d’entre elles.

 
(1) L’Imposture économique de Steve Keen, 
préface de Gaël Giraud. 
Édition de l’Atelier, 530 pages, 27 euros.

 

Source : http://www.humanite.fr/steve-keen-et-gael-giraud-leconomie-est-semblable-lastronomie-davant-copernic-558878

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