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RHUM 10 381

Par Thierry Caille
RHUM 10 381


 

 

matin, midi et soir :

62 gouttes de laroxyl, 12 d'aldol, 76 comprimés de tranxène 50,

18 de rohypnol, 112 de témesta, 41 de téralithe, 66 de prozac, 11 de xanax.



Entrée lugubre des cors au premier mouvement de la symphonie D 944 de Schubert.

J'écris d'outre-tombe, d'un pays dévasté par les climats impitoyables de la noire Géhenne, noirs nuages de cendre, torrent dévastateur, sur le ciel d'aniline piqué d'étoiles mortes, lapilli du volcan sidéral en rut, gaz, fumerolles, laves et blocs des voûtes solfatariennes. J'écris sous un soleil de zinc oxydé, cacochyme et chlorotique, condamné à la cangue et la lapidation.

J'écris d'un ossuaire oublié, gisement de crânes, de fémurs, de vertèbres, d'ilions et d'esquilles, gisement de phosphates verdâtres. J'écris d'une nécropole marine hantée de lémures difformes, de spectres tanathéens drapés de suaires sanguinolents. J'écris de ce colombaire tropical où vomissent tous les cerveaux atrophiés et turgescents, victimes des cyclones rhumifères, victimes des marchands d'orviétan, de panclastites, de térébenthines tératogènes, de la pharmacopée vireuse des distilleries, belladone, ciguë, opium, venins, arsenic, cyanures, toxines, cantharidine et bouillon de chénopodes, de daturas.

J'écris de ce charnier désolé où gisent dans un lacis de chevrons, de mâts brisés, de solives et de poutrelles, de vergues et d'artimons, les épaves englouties, brisées sur les récifs coralliens des tropiques, ivrognes pensifs, poivrots de noble extraction, soûlards par exigence métaphysique, alcooliques par piété religieuse, soûlographes par long ennui des similitudes.

J'écris des berges grises de l'Achéron où glissent de funèbres cortèges de canges qui portent les âmes transmigrantes des défunts. J'écris dans les lacrymosa et les agnus dei des voceri des pleureuses hystériques. J'écris dans le glas des cymbales et des timbales, dans les largos des chœurs d'hommes polyphoniques.

J'écris sous les propylées des mausolées antiques où des algazelles canéphores versent des poignées de pétales pourpres et délicats. J'écris des sépultures immergées où verdissent d'algues les marbres et les épitaphes oubliées. Moi, grand feudataire des cryptes et des cimetières, j'écris des catacombes ensevelies où sédimente un long charroi d'ossements dans la lueur de cinabre des feux-follets. J'écris le long des cortèges funèbres, sous les palmes et les voiles de deuil, dans la procession des lents corbillards tendus de velours noirs damassés.

J'écris sur la litière de feuillage orpiment, or et roux des derniers automnes, tapissée des dernières colchiques mauves, des derniers myosotis pastel sous les myriades de lampyres phosphorescents et d'annélides saprophages et humifiants, près d'un dernier lys solitaire. J'écris dans les visions constellées de hideurs, les hallucinations terrifiantes de chimères et d'anacondas fabuleux, les terribles zoopsies.

Introduction pathétique par la clarinette solo du second mouvement de la symphonie D 944 de Schubert

Moi forçat aux fers, j'écris des exils irrémissibles, des chiourmes des galères, des bagnes ultramarins, des pénitenciers inviolables, des geôles humides et nues. Moi banni des résidences terrestres et fleurdelisé des flétrissures infamantes.

Moi l'âme tavelée d'infamie, d'opprobre et de souillures, j'écris du crépuscule humain de la conscience, aux rivages de la démence, des vésanies, à l'huis de la folie, de l'aliénation dans les délires furieux, hallucinatoires et les transports psychotiques confusionnels et paranoïaques. J'écris sous l'étau des camisoles de force. J'écris l'esprit lentement mithridatisé sous l'action des stupéfiants, des narcotiques, des neuroleptiques, du styrax officinal et des exsudats balsamiques que je distille chaque jour.

J'écris dans l'odeur de camphre et de javel des sinistres cellules à barreaux, dans les rapports d'autopsie mentale, cliniques, obscurs et sans appel des psychiatres éthylothérapeutes, diacres obséquieux et grands prescripteurs de thériaques, arachnides dérisoires des hospices et des cachots pour grands éclusiers de rhum. J'écris sous l'œil las et inutile des blouses blanches, des infirmières diaphanes et indolentes, sangsues au sexe réticulé de résilles d'épeire, de tarentule et d'argyronète. J'écris vêtu d'un vieux pyjama vert, livrée des déments, dans la compagnie abominable d'un bestiaire monstrueux d'humanités atrophiées, décomposées, putrides, des léprosités mentales, cour de gueux en haillons, cénacle de cervelles formolisées.

J'écris de l'abyssale et inhumaine condition de servitude des dépendances aux toxiques. J'écris sur la surface corrodée de mon foie, hérissée d'anthrax, de pustules, de bourbillons, d'abcès furonculeux, de tumeurs. J'écris sur les stigmates des diluviennes coulées de rhum, sur les zingueries de mes intestins expirants, de mon côlon dessoudé, des pylores défoncés, attaquées par les acides sulfuriques corrosifs, les vitriols de distillerie.

J'écris des limbes de la raison et de la déraison, des limites inhumaines de la souffrance. J'écris des tourments, des calvaires et des martyres, des damnations éternelles. J'écris sous les supplices des bûchers et des gibets, des brodequins et des garrots, des carcans et des cangues, des knouts et des fouets, des pals et des piloris, des estrapades et des roues. J'écris sous les crucifiements, les écartèlements, les flagellations et les lapidations. J'écris des écorcheries d'abattoirs, sous les égorgements et les équarrissages des échafauds sanglants.

J'écris cette humble prière, cette supplique désespérée, cette demande de grâces émouvante, cet orémus implorant, cette oraison vespérale et pieuse dans les feux vifs du soir qui passe comme un semeur d'aigrettes, de huppes et de panaches de plumes lilas, parme et lie-de-vin, sur le sillon du jour :

O mon Dieu, par pitié, humectez le calice de mes lèvres desséchées,

d'une divine larme de rhum,

sang du Christ,

ultime

eau.

Eclat tragique des cuivres au finale allegro vivace de la symphonie D 944 de Schubert

Hôpital Psychiatrique de Colson. Cellule 246.





Thierry CAILLE



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