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REPENSER LES « ÉTUDES CRÉOLES » (7è partie)

REPENSER LES « ÉTUDES CRÉOLES » (7è partie)

Parmi les nombreux commentaires que je reçois depuis que j’ai commencé cette chronique, il y en a une qui a particulièrement retenu mon attention : il m’est reproché d’avoir oublié (sinon, sciemment oblitéré) des actions ou des publications pro-créole dans tel ou tel pays. Je voudrais donc dissiper un malentendu et dire que je ne suis absolument pas dans une démarche historique. Mon objectif n’est donc pas de retracer de manière exhaustive tout ce qui s’est fait autour de la langue et la culture créoles au cours des 30 ou 40 dernières années et cela dans tous les pays créolophones. Ma démarche se veut réflexive avant tout (d’où l’intitulé « Repenser… ») et s’il m’arrive de faire référence à tel acteur du monde créole, telle manifestation ou telle publication, c’est uniquement dans le but d’appuyer ma démonstration. Il y a bien évidemment nécessité d’écrire l’histoire du mouvement créolitaire, mais je préfère laisser cette tâche à un historien ou éventuellement un journaliste.

Alors, oui, en Guadeloupe, par exemple, il y a eu les magazines « Jougwa » et « Magwa » de Danik Zandronis qui ont accordé une large place à la langue créole et au combat pour la revalorisation de celle-ci ainsi que les livres de contes marigalantais d’Alain Rutil. En Martinique, il y a eu la publication, par le GEREC, de trois revues : « Espace créole », « Mofwaz » et « Textes-Etudes-Documents » ainsi que du journal entièrement en créole « Kabouya ». En Haïti, il y a eu la réforme Bernard de 1987 qui a tenté de créoliser entièrement l’enseignement primaire et qui a édité un nombre considérable de manuels scolaires dans toutes les disciplines (même les mathématiques). A la Réunion, il y a eu, dans les années 70, le mouvement de la « Créolie » du poète Jean Albany et l’évêque Aubry qui a joué un rôle important dans la réappropriation de leur culture par les Réunionnais. En Guyane, des écrivains de talent tels qu’Elie Stephenson, on réouvert la voie qu’avait indiquée Alfred Parépou en…1885 lorsqu’il publia, « Atipa », premier roman jamais publié en créole. A Sainte-Lucie, dans les années 80, il y a eu la création du « Folk Research Center » qui a mené — et continue de mener —, des travaux de valeur sur la langue et la culture saint-luciennes. A la Dominique, toujours dans les années 80, a été créé le Festival Mondial des Musiques Créoles dont on connaît désormais le rayonnement international, sans compter que c’est ce pays qui le premier a instauré le 28 octobre comme « Journée Internationale du Créole » etc., etc. Je sais bien tout cela, mais, je le répète, l’objectif de la présente chronique n’est aucunement de rédiger l’histoire du mouvement créolitaire.

Revenons donc à ce qui me préoccupe à savoir la nécessité de repenser les Etudes créoles et de bien la distinguer désormais de la créolistique. D’aucuns ont sans doute pu penser qu’il était prétentieux de parler de « Philosophie créole », eh bien cela ne me dérange pas du tout de remplacer cette expression par « Pensée créole » ou « Pensée du fait créole », même si, comme je l’ai exposé dans une précédente chronique, il faut cesser de croire que la pensée philosophique est l’apanage du seul Occident. Et là, il paraît nécessaire d’entamer une archéologie du terme « créole » au sens que donne Michel Foucault à « archéologie ». Jusqu’à ce jour, en effet, les créolistes se sont satisfaits de recherches étymologiques, certes nécessaires, mais qui aboutissent, quand elles sombrent dans l’étymologisme, à une impasse. Le réflexe étymologique et son corollaire, le réflexe dictionnariste, nous est enseigné par l’école et l’université et relève d’une certaine scholastique. Dès que quelqu’un veut prouver la justesse d’une démonstration, il exhibe le mot principal de ladite démonstration en disant : « Comme le définit le Littré (ou le Larousse, le Harrap’s etc.)… ». Et la définition du dictionnaire en question se transforme en une sorte d’argument d’autorité ! Ou alors la personne décortique ce mot en exhibant fièrement ses racines grecques ou latines lesquelles sont censées nous offrir la « vraie » signification dudit mot. Exemple : le mot « complexe » vient du latin « complexus », nous assénera-t-on, qui signifie « tissé ensemble ». L’explication par l’étymologie devient en quelque sorte l’argument-massue de toute démonstration. On nous dira alors, s’agissant du mot « créole » qu’il est issu du portugais « crioulo », qu’il est passé en espagnol par la suite sous la forme « criollo » et après, en français sous la forme « créole » et en anglais « creole ». Certains feront remonter « crioulo » au latin « creare » qui signifie « créer ». Si tout cela est avéré, si effectivement les nouvelles sociétés qui sont apparues aux Antilles et plus largement aux Amériques, se sont « créées », « auto-créées » en quelque sorte, si elles ne sont pas des sociétés ataviques comme dit Glissant, en rester à cela me paraît insuffisant. Cela pour une raison guère difficile à comprendre : tout terme doté d’une certaine charge sémantique est forcément soumis, quelle que soit la langue, à des processus incessants de désémantisation et resémantisation. Ce qui est bien le cas du terme « créole ». A l’inverse, les termes à faible charge sémantique (« chaise », « table », « arbre », « père », « mère », « incendie », « mort » etc.) demeureront à peu près stables au fil des siècles. Une table, terme concret, pourra changer de forme, de taille, de matériau ou de décoration, mais elle demeurera toujours un objet servant à manger, écrire, jouer aux cartes etc. La mort, terme abstrait, pourra être conçue ou perçue de manière fort différente selon les époques ou les sociétés, mais le phénomène qu’elle désigne demeurera toujours le même. Or, s’il y a bien un terme qui est doté d’une puissante charge sémantique dans le Nouveau Monde, c’est bien celui de « créole ». C’est peut-être même celui qui en est doté de la plus puissante. Il fait partie de ces termes qui expriment ce qu’il y a de plus flou, de plus changeant, de plus versatile, de plus contradictoire, dans toute langue : les termes liés à l’identité. Si le terme « créole » est apparu, c’est que des personnes ou plutôt des groupes de personnes ont ressenti le besoin (pressant) de s’identifier par rapport à d’autres. Ou, si l’on préfère, qu’à un moment historique donné, il y a eu nécessité de définir de manière précise ces personnes ou ces groupes, cela sans imaginer le moins du monde que quelqu’un (savant, prêtre etc.) ait décidé un beau jour, après mûre réflexion, d’inventer de toutes pièces ledit mot.

Avant d’en venir à cette archéologie du terme « créole », je reviendrai sur la question de l’étymologie et de sa dérive quasi-naturelle l’étymologisme pour définitivement bannir cette dernière de la pensée du fait créole. Imaginons qu’en l’an 4045, après qu’une guerre nucléaire a détruit la plus grande partie de notre planète qui vivait jusque là sous domination de la culture occidentale, une nouvelle civilisation, patiemment recréée par les survivants, apparaisse. Ches ces derniers, des archéologues se mettront tout naturellement en quête de restes d’objets ou d’outils de notre défunte civilisation, d’écrits ou de restes de bâtiments, exactement comme nous le faisons aujourd’hui pour, la civilisation mésopotamienne, l’Egypte antique ou la civilisation maya. Après d’importantes fouilles un peu partout sur tous les continents, ces archéologues de l’an 4045 découvriront une inscription étrange : « Coca-Cola ». Sur des tessons, des plaques métalliques, des ruines d’immeubles etc. Partout : « Coca-Cola ». Mystère aussi grand que le fut pour nous la pierre de Rosette. Jusqu’à ce qu’un grand savant, étymologiste de renom, finisse par trouver la solution de l’énigme : « Coca » est un terme provenant de la langue d’un très ancien peuple, les Quechuas, qui vivaient sur le continent le plus à l’Ouest et qui désigne une plante hallucinogène. « Cola », lui, est un terme provenant d’une langue ouest-africaine désignant une sorte de noix que mâchaient les autochtones de ce continent. Fort heureusement, des dirigeants avisés de la civilisation d’avant le feu nucléaire avaient fait enterrer dans des caisses métalliques scellées des échantillons des 50 plus importantes langues de leur époque : livres, dictionnaires, CD etc. Aussitôt, un grands colloque est organisé et la brillante découverte est annoncée. L’étymologie de ce mystérieux terme « Coca-Cola », a enfin été décryptée ! Sauf que…

Sauf que ni l’éminent savant qui a fait cette découverte ni ses collègues ne comprennent à quoi renvoie ledit terme dans la civilisation d’avant le feu nucléaire. Pourquoi avoir associé le nom d’une plante hallucinogène d’Amérique avec celui d’une noix à mâcher d’Afrique ? Etrange, vraiment étrange. Et pourquoi aussi les restes archéologiques partout à travers le monde portent-ils cette inscription ? Jusqu’au jour où à force de cogitations, fort de l’étymologie des deux termes de l’inscription, un autre éminent savant s’écrie « Euréka ! » : la civilisation d’avant le feu nucléaire était une civilisation afro-amérindienne qui dominait le monde entier. Une alliance entre Africains et Amérindiens s’était forgée au fil du temps qui avait réussi à imposer sa loi à tout le reste de la planète à partir du XXe et cela jusqu’au feu nucléaire ! Et ce fameux « Coca-Cola », dont on ne sait toujours pas s’il s’agissait d’un cri de ralliement, d’une divinité, d’un produit artisanal ou industriel ou d’un médicament, est en tout cas la preuve irréfutable de l’existence de cette sans doute brillante civilisation afro-amérindenne qui domina, durant deux mille ans, le monde d’avant le feu nucléaire. Civilisation accro à deux plantes à la fois aphrodisiaques, hallucinogènes et curatives !

J’espère que cette petite fable, faite pour amuser, aura définitivement mis en garde contre les dangers de l’étymologisme…

Revenons aux choses sérieuses à savoir l’« archéologie » du terme « créole » ! Mais juste avant, que je réponde à une remarque qui revient fréquemment dans les remarques ou critiques qui me sont adressées : pourquoi mes « chroniques » comportent-elles autant de digressions ? pourquoi mon raisonnement se déroule-t-il en spirales et non de manière droite ? Pour trois raisons : d’abord, c’est une manière pour moi de sortir de la réflexion de type universitaro-universitaire dont l’exemple le plus caricatural est l’article universitaire. Petit objet parfaitement calibré (de 10 à 20 pages), il est à la fois le sésame et le vade-mecum de l’universitaire moyen. Aux Etats-Unis et dans les pays de culture anglo-saxonne, on en exige deux par an, sinon on se fait virer selon la loi du « publish or perish » (publier ou périr). Dans le système universitaire français et francophone, les choses ne sont pas dites aussi crûment, mais cela revient à peu près au même. Alors chacun s’emploie à trouver un petit sujet, un point particulier de sa discipline, qu’il va aborder sous un angle censé être inédit, il va y consacrer des jours, des semaines et des mois, le peaufiner, puis l’envoyer en expertise à des pontes de sa discipline selon le procédé dit du « double aveugle » (l’article est anonymé, l’expert ne sait pas de qui est l’article qu’il examine et l’auteur de l’article ignore le nom de son examinateur). Quand l’article n’est pas refusé, il est accepté soit avec des demandes de modification soit tel quel. Notre universitaire moyen pousse alors un grand ouf de soulagement ! Il est sauvé et peut dès lors vaquer à ses occupations pendant un laps de temps raisonnable. La critique que je fais ici n’est pas nouvelle du tout : aux Etats-Unis est apparu un sous-genre littéraire nouveau, le {campus novel} ou « roman d’université », dans lequel maints auteurs se sont employés à railler non seulement l’article universitaire mais aussi maintes pratiques amusantes du microcosme universitaire telles que le colloque, rassemblement les trois-quarts du temps inutile (mais, hélas, coûteux du point de vue des finances publiques) au cours desquels les universitaires viennent délivrer, vingt minutes durant, un abrégé de leur futur article.

En fait, pour être honnête, il y a article et article. Il y a, d’un côté, des articles fondateurs, fondamentaux même, et en créolistique, par exemple, celui du linguiste étasunien Ferguson, intitulé « Diglossia » et publié dans la revue « Word » (1959) est incontournable, même si sa théorie de la diglossie a été depuis maintes fois critiquée ou remaniée. Ces articles fondateurs sont tout de même assez rares. D’un autre côté, on a surtout affaire à des tonnes d’articles du « vulgum pecus universitaris » qui servent surtout à assurer une carrière universitaire et n’apportent rien de vraiment nouveau sous le soleil. Ce sont de brillants commentaires, des gloses savantes, des paraphrases bien enlevées au sein desquelles on trouve, de temps à autre mais rarement, des pépites c’est-à-dire des aperçus ou de véritables trouvailles. Ce que je veux dire en clair c’est qu’il est impossible à une vraie pensée de se développer dans le cadre étriqué de l’article universitaire lequel ne se gêne pas pour autant d’afficher un souverain mépris pour son cousin éloigné, l’article journalistique. Heureusement que Platon, Aristote, Descartes, Ibn Khaldoun, Averroës, Kant, Heidegger, Sartre, Derrida ou Glissant ne se sont pas contentés ! Une vraie pensée a besoin d’espace et cet espace ne peut lui être offert que par le livre et seulement le livre (papier ou numérique).

La deuxième raison qui me pousse à raisonner en spirale, outre cette défiance que j’éprouve pour l’article universitaro-universitaire, c’est qu’il n’est pas prouvé, sauf en sciences exactes, que la réflexion en ligne droite soit le meilleur moyen de cerner l’objet sur lequel on réfléchit. Edgar Morin ({La Voie}, 2011), promoteur de ce qu’il nomme « la pensée complexe », n’a eu de cesse de mettre en garde contre les limitations « de la causalité linéaire qui ignore les boucles rétroactives ». Longtemps en effet, en Occident, on a raillé, outre le « mode de production asiatique » en économie, ce qu’on pourrait appeler « le mode de penser oriental » en philosophie. A entendre maints cartésiens caucasiens, l’Homme oriental serait dépourvu de vraie pensée logique et les textes qu’il produit seraient au mieux des méditations un peu décousues qui ignorent le concept et ne s’appuient que sur des métaphores. Ou sur des notions difficilement cernables, voire obscures, tels que le « yin » et le « yang ». Sans faire de l’ironie facile, on peut demander à ces gens qui sont persuadés que la seule pensée est celle qui « parle grec » pourquoi la Chine est la deuxième puissance mondiale, le Japon la troisième et la Corée du Sud la huitième alors que la…Grèce, entre autres, se débat dans les profondeurs du classement.

La troisième raison est le fait que la digression, et son corollaire l’exemplification, permettent à la pensée de prendre des « chimen-chien », des chemins de traverses, lesquels ouvrent des fenêtres inaperçues par le raisonnement en ligne droite et surtout obligent à revenir en arrière, à revoir ou rediscuter tel ou tel point qui avait été avancé, à « ressasser » comme dit joliment Glissant dont l’ouvrage « Poétique de la Relation » est une brillante démonstration de ce que j’essaie, sans doute maladroitement, d’exposer. Chacun comprendra qu’il est « toutafaitement » (comme on dit en créole) impossible de pratiquer le mode de penser spiralique dans le cadre étroit et balisé d’un article universitaire classique. Seul le livre peut permettre pareille chose ! Comme les créolistes confirmés (et renommés) sont ceux auxquels s’adressent en priorité cette chronique et qu’ils n’ont plus rien à prouver universitairement parlant, pourquoi persistent-ils à s’enferrer dans la voie classique et pourquoi n’essaient-ils pas de se débarrasser de la camisole de force universitariste ? Pourquoi n’essaient-ils pas de faire preuve d’audace conceptuelle en violant les frontières de leurs disciplines académiques afin de nous donner cette « pensée du fait créole » dont nous avons aujourd’hui si urgemment besoin ?

L’objet de cette septième chronique était d’entamer l’archéologie, au sens foucaldien, du terme « créole ». Ma façon de raisonner en spirales m’en a provisoirement détourné. C’est peut-être là l’occasion, en attendant la prochaine chronique, de relire (ou de lire) « Archéologie du savoir » (1969) du français Michel Foucault d’une main et «L’Orientalisme » (1978) de l’américano-palestinien Edward Said de l’autre…

(Ah, une ultime digression ! Le microcosme universitaire fonctionne selon le même système que la production de marchandises en système capitaliste : il a le culte du « nouveau », du « récent », du « tout neuf » et donc du jetable. On vous dira donc que lire des bouquins datant de 1969 ou 1978 ou les citer revient à « ne pas être à jour », à « ignorer les dernières avancées de la recherche » et bla-bla-bla. Sauf qu’à mon humble avis, il est plus fructueux de se reporter à l’ouvrage d’un grand maître, quand bien même il serait daté que 1952, qu’à l’articulet, daté de 2012, d’un petit maître de l’Université de Trifouillis-lès-Oies. En matière de pensée, il n’y a pas de « jetable » et ce qui est le plus récent n’est pas forcément le plus intéressant !).

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