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Rencontre avec Maryse Condé : « Je dirais comme Fanon, quittons cette Europe… »

Axel SETZO'O (in "CRITIQUE PANAFRICAINE")
Rencontre avec Maryse Condé : « Je dirais comme Fanon, quittons cette Europe… »

   Trois semaines après la sortie du Fabuleux et triste destin d’Ivan et Ivana, Critique Panafricaine s’est rendu chez l’écrivaine, à Gordes, à une heure d’Avignon. L’attention et la prévenance dont elle a témoignées nous a permis d’aborder avec elle un grand nombre de sujets et de revenir sur des points précis de son œuvre. Un fil conducteur a mené nos échanges : la « radicalisation » , sujet de son dernier roman qu’elle avait annoncé deux ans plus tôt dans les Nouveaux entretiens avec Françoise Pfaff parus l’année dernière.

   Comment le sentiment d’injustice d’une génération forme un « terreau fertile » pour le terrorisme dans une région du globe apparemment aussi éloignée de l’Europe et de ses guerres postcoloniales que la Guadeloupe ? C’est au sein d’un monde de plus en plus creusé par les inégalités que Le destin d’Ivan et Ivana nous propose une fable pour réfléchir à l’absence d’ « idéologie forte » – ce que redoutait l’auteur des Damnés de la terre.

   Ces Nouveaux entretiens, dans lesquels se décèle toute la trame romanesque du Fabuleux et triste destin d’Ivan et Ivana, nous font entendre une « voix singulière » – pour reprendre le titre du très beau film documentaire consacré à l’écrivaine par Françoise Vergès[i] – et cela fait du bien. Maryse Condé, bien loin de l’hagiographie d’une négritude institutionnelle ou, à l’inverse, du réquisitoire catastrophé à l’encontre de l’Afrique postcoloniale comme le veut une tradition d’afropessimisme, continue de nous livrer une parole d’apaisement, à la fois moqueuse et engagée. C’est que, derrière le ton caustique, perce toujours une impatience fanonienne, ce qu’elle appelle, avec dérision, un « reste de militantisme ». Ce qui reste aussi, c’est une œuvre immense dans laquelle foisonnent des questions essentielles. L’écrivaine sait en jouer, parsemant ses romans de clins d’œil à ses engagements politiques.

Esclavage crime contre l’humanité, Capitalisme et esclavage, A quoi sert la littérature, Conscientisation des peuples opprimés, Méfaits de la mondialisation, Vers la libération de l’homme.

   Au fond, les sujets abordés par La Lumière Aveuglante – ce « Centre de Recherches fondamentales » qui ouvre ses portes en Guadeloupe, avant de voir débarquer des CRS pour éteindre ce « foyer de radicalisation » – ce sont les sujets mêmes qu’aborde la romancière. Maryse Condé a en effet beaucoup réfléchi sur ces problématiques : comme journaliste-chroniqueuse à travers ses recensions d’ouvrages dans les revues panafricaines telle que Présence africaine ou Demain l’Afrique, dans ses articles et ses reportages publiés dans différents médias ; comme professeure, étant en quelque sorte la mère fondatrice du département des études francophones à la prestigieuse université américaine de Columbia, elle a introduit les textes de Aimé Césaire et Frantz Fanon, notamment, dans le corpus universitaire ; et comme romancière, le dernier exemple étant Le fabuleux et triste destin d’Ivan et Ivana paru en juin dernier.

   Plus précisément, chaque intitulé est une allusion autobiographique : « Esclavage crime contre l’humanité », quand elle fut présidente du comité pour la mémoire de l’esclavage ; « Capitalisme et esclavage », d’après la thèse du premier ministre de Trinidad-et-Tobago, Éric Williams, Capitalism and slavery[ii], dont elle a traduit son Histoire de la Caraïbe[iii] avec son mari aux éditions Présence africaine à la demande de Christiane Diop[iv] ; « A quoi sert la littérature », clin d’œil à ses années de politisation marxiste quand Sartre était la figure parisienne anticoloniale de référence ; « Conscientisation des peuples opprimés, Méfaits de la Mondialisation », lieux communs des discours marxistes des années 1950-1960. Tout parodique que soit le nom même de cet espace de réflexion (« La Lumière Aveuglante ») et l’intitulés des séances (« Méfaits de la mondialisation »), il nous pose néanmoins en face de profondes et sérieuses réalités.

– Nous voilà arrivés, dit Hugo. C’est la cité André Malraux. Autrefois on appelait cet endroit les Mamadou. C’était du temps de Chirac qui en était très fier. Il n’avait pas hésité à faire installer l’électricité et l’eau courante pour des éboueurs qu’il faisait venir d’Afrique

– Quoi ! s’exclama Ivan mettant pied à terre. Il faisait venir des Africains pour vider les poubelles des Français !

Apparemment Ivan n’avait jamais entendu la célèbre chanson du brave Pierre Perret :

On la trouvait plutôt jolie Lily

Elle arrivait des Somalies.

Dans un bateau plein d‘émigrés

Qui venaient tous de leur plein gré vider les poubelles à Paris !

Hugo ne semblait nullement choqué.

– Chirac choyait ses éboueurs comme la prunelle de ses yeux. Aujourd’hui tout est dégradé. Les ascenseurs ne montent plus aux étages. Une flopée de dealers vend de la drogue dans les cages d’escalier.

   Emmené par cette instance narrative incertaine, faussement naïve, un brin moqueuse, le récit nous dévoile l’envers, ici d’une chanson bien française, bien ordinaire, que semble découvrir Ivan ; ailleurs, l’arrière-plan géopolitique du destin de son père musicien venu en Guadeloupe le temps d’un concert et qui avait promis de les faire venir, avec sa sœur et sa mère, chez lui, au Mali, avant que le stock d’armes libyennes ne se déverse dans la bande Sahel jusqu’en Egypte.

Lansana relatait les tristes évènements qui avaient bouleversé sa vie et expliquait son silence. Après la mort du Colonel Kadhafi, des bandes armées jusqu’aux dents avaient envahi son pays et étaient descendues jusqu’à Bamako. A Kidal, leur quartier général, installé à la mosquée El Aqbar, prétendait changer le mode de vie et regénérer la religion.

   Ce ravage que l’Occident a essaimé à travers le monde et que le gouvernement des multinationales participe à entretenir aujourd’hui, il « a pris ses quartiers, non à nos portes », écrit l’ancienne Garde des Sceaux Christiane Taubira, « mais au mitan de la cour »[v]. Et le réservoir vichyste[vi] dans lequel puisent les gouvernements successifs ne fait qu’accentuer les « troubles [qui] fleurissent sur le marais des inégalités sociales et des exclusions identitaires, à l’ombre de frustrations issues de discriminations et de rejet, en dépit d’efforts, de mérites et parfois de succès »[vii]. Telle est bien la toile de fond de cette fable sur la radicalisation dans la bande Sahel post-Kadhafi. Tout commence au commencement, « in utero » puis « ex utero », « in Africa », au Mali, et enfin « Out of Africa », en France là où se termine le récit : « Affaires d’utérus : on n‘en sort pas ». Avec la provocation et l’humour qui caractérisent son œuvre, Maryse Condé nous entraîne sur un chemin semé d’embûches et de rencontres inattendues comme ce couple de la dernière chance, « The Last resort, un havre de paix d’où le destin poussait Ivan aux épaules afin qu’il reprenne le cours chaotique et peu heureux de sa vie. ». Saura-t-il la saisir ?

   Panafricaine depuis ce 6 décembre 1961 (Frantz Fanon meurt à Washington, deuil national dans la Guinée de Sékou Touré où habite alors l’écrivaine), afroféministe dans sa manière de donner à lire l’expérience des femmes noires et de questionner les mouvements féministes, mais avant tout anarchiste, la pensée qui traverse son œuvre ne se réduit à aucune école. Ainsi s’ouvrent les Nouveaux entretiens, plus de vingt ans après les premiers qu’elle avait accordés à Françoise Pfaff entre les Etats-Unis et la Guadeloupe :

Maryse : Dans ma vie, il n’y a pas eu d’évènements nouveaux qui lui donnent une direction différente. C’est aujourd’hui la même ligne, la même direction.

Françoise :  Et quelle est cette direction ?

Maryse : C’est celle de quelqu’un qui passe son temps à chercher la signification de tout ce qui se passe autour d’elle. Qu’est-ce qui s’est passé pour que le terrorisme et l’islam conquérant et militant apparaissent ?

Françoise : Tu as trouvé ta réponse ?

Maryse : Ma réponse, c’est que, pendant très longtemps, le monde a été dominée par l’Occident et qu’on n’entendait pas la voix des autres. Quand les autres ont pu enfin se faire entendre, ils l’ont fait sur un mode revanchard et punitif. Le silence auquel une partie du monde a été condamné l’a rendu violent et agressif.

   Celle qui refuse d’être définie comme « nomade » ­­– nomade étant quelqu’un qui erre, rétorque-t-elle, qui ne sait pas où aller – continue d’arpenter les « crevasses », toutes ces « failles dans lesquelles un individu comme lui », Ivan, peut s’engouffrer et y respirer des miasmes morbides… Oui, elle a beaucoup, beaucoup voyagé, pour la simple et bonne raison qu’elle en a eu la chance et que c’est bien la seule manière pour espérer comprendre ce « beau monde cassé »[viii] dans lequel nous vivons explique-t-elle à Françoise Pfaff. Aujourd’hui retirée dans sa maison du Vaucluse qui ouvre sur un champ d’oliviers, elle voyage à bord de son imaginaire : après sa « sédentarisation forcée » du fait de « l’âge qui montait » et de la maladie, raconte-t-elle dans son autobiographie, « Je me mis à refaire en rêve certains de mes voyages ».

   On a dit « nomade inconvenante »[ix]. Oui, mais inconvenante par rapport à quoi, à qui ? Maryse Condé n’écrit pas pour plaire aux âmes chagrines ou craintives. Son roman à peine publié, elle rebondit sur le discours d’Emmanuel Macron relatif à la colonisation dans une tribune du Nouvel Obs : « L’histoire du monde n’est pas finie », n’en déplaise aux capitalistes triomphants. « Déjà des esprits éclairés prédisent la mort de l’Occident. Un jour viendra où la terre sera ronde. Ce temps viendra. Il faut le croire ». La fin de la suprématie blanche que nous annonce Michel Onfray dans Décadence[x]… pour beaucoup de monde, c’est une bonne nouvelle commente malicieusement Fary sur le plateau de On n’est pas couché.

   La lecture croisée de ces Nouveaux entretiens avec son dernier roman constitue une belle porte d’entrée pour qui veut réfléchir avec Maryse Condé. Ce précisément pourquoi elle continue d’écrire grâce à l’assistance de son mari Richard Philcox : « je veux simplement que les gens pensent avec moi » explique-t-elle au cours de ces derniers entretiens. Françoise Pfaff est professeure à Howard : cette université, membre de la Black Ivy league, accompagne de nombreux doctorants et compte de célèbres anciens étudiants tels que Toni Morrison et Ta-Nehisi Coates. Elle partage avec Maryse Condé une même admiration pour le cinéma de Sembène Ousmane sur lequel elle a beaucoup écrit[xi]. Il n’empêche, c’est « avec une certaine pétulance », comme le note Madeleine Cottenet-Hage dans la préface, que l’écrivaine rejette les interprétations symboliques que lui propose Françoise Pfaff et la renvoie à ses « lectures personnelles ». Ces entretiens, davantage qu’une explication de texte, sont une incitation à les lire ; les réponses et les silences de l’écrivaine nous en donnent les clefs.

   En quittant Maryse Condé, nous est revenue cette note que rédige Fanon lors de la traversée du Sahara : « plus je pénètre les cultures et les cercles politiques, plus la certitude s’impose à moi que le plus grand danger qui menace l’Afrique est l’absence d’idéologie ». Peut-être que le destin d’Ivan et Ivana est le signe de cette absence, que ce sentiment d’injustice et cette volonté de révolte, faute d’être aiguillonnés par une « idéologie forte », pave la voie à un nihilisme grinçant. Pas de Marcus Garvey, de Malcolm X, de Fidel Castro, ni de Fanon ou même de Césaire sur sa route. Mais un « revenant »[xii] qui, ayant perdu sa femme sous les bombardements de la coalition internationale, cherche à « lutter contre les idées occidentales » et lui « expose la supériorité de certaines formes de pensées »… A l’origine de ce roman, Clarissa Jean-Philippe. Née à Sainte-Marie, en Martinique, cette jeune policière est tombée sous les balles de Amedy Coulibaly, d’origine malienne, parce qu’il était « en lutte avec le pouvoir français », leur ancienne métropole à l’un et l’autre, constate amèrement Maryse Condé. A travers Clarissa, la romancière a voulu s’interroger sur ce mot, radicalisation, à force de l’entendre tourner et retourner dans toutes les bouches, « Qu’est-ce que c’est ? »

 

L’itinéraire choisi par Fanon pour éviter l’embuscade françafricaine dans le cadre de sa mission d’ambassadeur pour le Gouvernement provisoire de la République algérienne en 1960 (Source : David Macey, Frantz Fanon, une vie, La Découverte,  

 

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