Le groupe antillais, qui vient de célébrer ses 40 ans de carrière, fait l’objet d’une réflexion réunissant des chercheurs du monde entier en Martinique
« Ça c’est le zouk » ! En 1979, le monde de la culture est secoué par l’arrivée du zouk, un nouveau genre musical, le seul inventé depuis l’après-guerre. Si l’histoire de son origine est toujours sujette à débat, il est très vite associé à un groupe fondé par trois musiciens antillais, Pierre-Edouard Decimus, Jacob Desvarieux et Freddy Marshall : Kassav’.
Quarante ans de scène, des tournées dans le monde entier et des disques d’or plus tard… Le travail du groupe, qui réunit des Guadeloupéens et des Martiniquais, est au cœur du colloque international « Le zouk : trajectoires, imaginaires et perspectives ». Des chercheurs du Japon, des Antilles, de la France hexagonale ou encore du Cameroun sont rassemblés, en présence de plusieurs membres du groupe [la charismatique chanteuse Jocelyne Béroard et le cofondateur de Kassav' Pierre-Edouard Décimus], pour étudier la création unique de cette formation musicale, sur laquelle les recherches demeurent encore balbutiantes et, qui malgré son succès international, reste mésestimée.
« Les Jamaïcains se distinguent par le reggae et le dancehall, les Brésiliens ont initié la samba, les Cubains, puis les Portoricains et les Colombiens, la salsa, tandis que les Antilles françaises, c'est le zouk », écrit Gérald Désert, enseignant-chercheur à l’université des Antilles et organisateur du colloque, dans son ouvrage Le Zouk, Genèse et représentations sociales d’une musique populaire. Désignant à l’origine, « une soirée dansante, un bal ou une surprise-partie » en Martinique et en Guadeloupe dans les années 1960, le zouk a peu à peu été utilisé pour qualifier la musique de Kassav’. « Le public a commencé à appeler notre musique, “musique zouk” puisqu’elle était jouée dans les zouks », se souvient Jocelyne Béroard, la chanteuse officielle de Kassav’ depuis 1983.
Cette musique évolutive, qui prend ses racines dans les musiques traditionnelles de la Guadeloupe (le gwoka) et la Martinique (le bèlè), est le fruit de multiples influences : merengue latine, konpas haïtien, jazz, rock, funk, salsa, biguine, kadans… Ce mélange a fait recette. Avec 16 albums au compteur, Kassav s’est produit dans plus de 70 pays, détient le record de prestations au Zénith de Paris, est le premier groupe français à se produire au Stade de France... De plus, « Kassav’ est un ciment intergénérationnel », observe Corinne Mencé-Caster, agrégée d'espagnol, docteur en sciences du langage et professeure des universités à Paris IV-Sorbonne et qui intervient en tant que linguiste au cours du colloque.
« C'est un groupe absolument essentiel, il est difficile aujourd'hui d’imaginer les musiques dite antillaises, mais aussi les musiques du monde au sens plus large possible, sans l'influence de Kassav », soutient Jérôme Camal, maître de conférences au département d’anthropologie de l’université du Wisconsin–Madison.
C’est aux Etats-Unis que se concentre l’essentiel de la recherche sur le zouk. Le premier ouvrage consacré a été rédigé par l’ethnologue, professeure à l’université de Berkley en Californie, Jocelyne Guilbault, baptisé Zouk : World Music in the West Indies, en 1993. S’en suivent des réflexions sur les caractéristiques du zouk, créées par Kassav’. Il en existe divers types :
Comment ce foisonnement de sujets a-t-il pu être ignoré en France ? Car le zouk peine à sortir de la caricature de musique festive, doudouiste et exotique. « On se heurte toujours à une forme de condescendance qui résulte d'une méconnaissance, déclare François Pinard, producteur de Kassav' depuis 1995, dans le journal L’Humanité. Chez nous, l'image est celle d'une musique à danser, sympa mais sans crédibilité. Or, la perception est totalement différente partout ailleurs. Quel autre groupe français a autant joué à l'étranger, sur une durée aussi longue et avec un succès jamais démenti ? En filigrane, cette anomalie questionne la relation de la France avec ses anciennes colonies. »
Dès ses prémices, Kassav’ a démontré sa volonté d’affirmer son identité créole - une chose qui n’allait pas de soi à la fin des années 1970 - à commencer par le choix du nom du groupe. Une « kassav » désigne en créole une galette de manioc. Pourquoi ce choix ? D’abord parce que c’est « un légume consommé par un demi-milliard d’hommes vivant dans les campagnes d’Afrique, d’Amérique, d’Asie, des Antilles… », explique Jocelyne Béroard dans l’ouvrage de Gérald Désert. « D’autre part, à cause de la symbolique : pour être mangé, le manioc doit être épuré. Pour Pierre-Édouard, ôter ce qui empoisonnait nos musiques et les empêchait d’être exportables était la première réflexion », rapporte-t-elle.
Le groupe a nourri un sentiment de fierté et d’adhésion identitaire. « Kassav' est la première association durable entre Guadeloupe, Martinique et Guyanais », indique Corinne Mencé-Caster. Au fil de sa carrière, Kassav’ a écrit des textes engagés, en s’emparant de notions comme l’esclavage (An ba chen’n la), la négritude (Siwo), le Bumidom c’est-à-dire l’émigration des travailleurs antillais vers l’Hexagone (Ola ou yé (Eva))... « Leur musique donne à entendre des réalités post-coloniales, à la fois pour les populations antillaises et pour la France métropolitaine », analyse Jérôme Camal, qui enseigne au département d’anthropologie de l’université du Wisconsin–Madison.