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Nos créoles

Armand Corre, 1890
Nos créoles

Nous poursuivons notre publication de textes d’auteurs français du 19e siècle décrivant la Martinique ou la Guadeloupe. Ci-après, un extrait du chapitre « Les mœurs privées » du livre Nos créoles (1890) du médecin Armand Corre (1841-1908)

Les mœurs privées

Sous l'enveloppe de la grâce, plus belle encore que la beauté, a dit La Fontaine, la créole renferme des trésors de sensibilité. Précisément à cause de cela, elle ne sait pas assez se prémunir contre les ardeurs qui l'assaillent. Derrière un voile de douce-paresse et de naïveté, elle dissimule assez mal les aspirations de son cœur, et le besoin d'aimer, entravé ou contenu, dégénère chez elle en une sorte d'appétit violent, presque maladif, fertile en écarts singuliers. L'énervement succède, puis le caractère se transforme ; la femme, anémiée, épuisée, mais non pas rassasiée, vraie névropathe, engendre dans l'isolement de sa vie solitaire des habitudes déplorables.

Ce que j'ai à écrire sur ce sujet est bien délicat et bien scabreux, et pourtant je ne le saurais faire en quelques lignes banales. J'oserai tout révéler, ne m'avançant d'ailleurs, sur ce terrain glissant, qu'avec précautions et appuyé sur des documents véridiques.

Je n'entends pas attribuer à toutes les familles créoles, ni même au plus grand nombre, les relâchements que je vais mentionner. Je ne les regarde pas non plus comme limités à une classe ou à une catégorie exclusive. Ils ont pris racine un peu partout, dans le monde blanc, comme dans le monde de couleur, en haut comme en bas de leurs couches ; mais ils n'ont point pénétré, Dieu merci, au sein de maints foyers. Les jets n'ont pas encore de poussées continues. L'exemple toutefois est contagieux, et ce qu'on se murmure à l'oreille, sans indignation, ou même avec le sourire aux lèvres, est bien prêt d'être imité à la première occasion. Toute personne au courant des choses coloniales me comprendra, sans qu'il soit nécessaire d'insister.

L'homme a pour lui la vie extérieure et il prétend conserver le monopole de l'amusement sans frein ; la femme n'a pour elle que la vie retirée et oisive. En pareilles conditions, les mœurs domestiques ne peuvent que péricliter. Ce qui se passe trop ordinairement se devine.

Monsieur va à ses affaires, au cercle... chez sa concubine : cela est reçu et n'entraîne aucune réprobation sérieuse. Bien plus, cette concubine est souvent une ancienne servante de la maison ou une ancienne camarade de pension à Madame. Celle-ci a quelquefois toléré sa rivale au cours de ses fiançailles ; elle la tolère encore après le mariage. Ou cite même des cas où elle a recherché un partage de faveurs... en concurrence avec le mari ! Mais, sans aller si loin, elle ne trouve rien de choquant à des contacts qui froisseraient, chez nous, les susceptibilités les moins ombrageuses. J'ai entendu raconter qu'aux noces d'un magistrat, la maîtresse, bien attifée, et remplie d'attentions, servait de première femme d'atours à l'épousée, qui n'ignorait pas ses fonctions plus intimes auprès de son seigneur. De ces unions en partie double, des enfants naissent : de quelque mère qu'ils viennent, ils seront également bien reçus. J'ai logé, pendant plusieurs mois, chez une mulâtresse du genre conventionnellement respectable ; elle avait des enfants, dont un créole blanc, riche, en situation officielle, marié, avait accepté la paternité : la famille irrégulière avait accès dans la maison de la famille légitime, et, le jour de la communion de l'une des filles au nom paternel, ce furent les filles au nom maternel qui préparèrent les pâtisseries obligatoires, avec un soin méticuleux.

Les enfants, déjà rapprochés dans leur bas âge, le sont davantage sur les bancs de l'école. L'est alors que les différences d'origine engendrent, dans les rapports, les plus fâcheuses conséquences, surtout parmi les filles. La petite mulâtresse, qui a vécu de la vie libre et trop ouverte, apprend à la petite blanche, à la vie jusqu'alors plus claustrée, beaucoup de choses qu'il est fort désirable de cacher aux enfants. Des habitudes lesbiennes se contractent, se développent et elles continuent plus tard pendant longtemps. Elles sont communes, m'a-t-on assuré, même en dehors de la couche qui alimente la prostitution, et Belot, un créole, n'aurait eu qu'à se souvenir des mœurs de son pays, quand il écrivit sa Femme de feu et Mademoiselle Giraud, ma femme !

Beaucoup de jeunes personnes sont initiées aux plus vilaines pratiques par ce qu'on appelle les z'amies. Mariées, celles-ci ne manquent pas de satisfaire aux curiosités des innocentes, et je puis citer le fait, absolument personnel, d'une abominable collection de photographies, remise à une gentille demoiselle de seize à dix-huit ans, par une amie de même âge, récemment mariée, qui se croyait évidemment en droit de tout connaître, comme de tout enseigner,... sous la couverture de son titre. Cette même jeune fille, je fus un jour appelé à la soigner, en des circonstances où la relation de cause à effet ne pouvait m'échapper : il s'agissait d'un épuisement nerveux précisément consécutif à une série de visites de son aimable amie. Un confrère bien renseigné m'a appris, sur ce sujet, maints détails très médicaux qui ne sauraient laisser aucun doute sur la fréquence d'habitudes..., renouvelées de Sapho et des dames de Brantôme, au sein de familles où l'on ne s'attendrait guère à les rencontrer.

Mais qui s'imaginerait que des mères n'ignorent pas ces habitudes et n'interviennent pas pour les enrayer ! Elles ont passé par là, sans doute, et elles tolèrent chez leurs filles ce qu'on a toléré pour elles. Deux mères s'entretenaient de la matière : l'une avouait à l'autre qu'elle avait trouvé sa fille en amusement très intime avec sa petite bonne ; elle ne se montrait pas bien courroucée d'ailleurs et sa compagne ne témoignait aucune indignation ; toutes les deux finirent par se répéter, qu'après tout, « cela n'était pas aussi dangereux qu'on le prétendait, et que cela empêchait les jeunes filles de tourner à mal avec les hommes ». C'était si bien l'avis d'une certaine mulâtresse, retirée des affaires, et qui reconnaissait, d'après sa propre histoire, les inconvénients d'un début trop prématuré sur 1a scène galante, qu'elle faisait cette confidence inouïe à un ancien amant (elle avait une fort jolie fille, déjà très courtisée) : « Cher, je ne veux Pas que ma fille s'en aille avec les officiers, comme une telle et une telle ; non, j'entends qu'elle garde de la moralité. Mais pour calmer ses sens, à cette jeunesse, je la conduis deux ou trois fois par mois auprès d'une amie... »

Comment, même à défaut d'amies corruptrices, les jeunes filles parviendraient-elles à se conserver pures devant les exemples qu'elles ont sous les yeux ? Beaucoup, même parmi les mieux élevées, ont à côté d'elles des frères qui ne se préoccupent guère de cacher leurs aventures amoureuses. Dans une triste affaire d'assises, où l'on condamna une pauvre négresse qui, pour se venger de la séduction et de l'abandon, avait tenté de mettre le feu à la maison d'un jeune homme d'excellente famille, blanche ou presque blanche, le procureur de la République releva un détail caractéristique : le lovelace couchait dans une pièce du rez-de-chaussée, séparée par une simple claire-voie de l'appartement habité par ses sœurs et sa mère, et il n'hésitait pas à recevoir là ses maîtresses attitrées ou de rencontre !

Du reste, dès leur plus jeune âge, les enfants sont appelés à tout voir et à tout entendre. Les imprudents parents s'amusent de leur précocité ; ils narrent avec complaisance les plus incroyables fredaines... en ayant l'air de s'en fâcher.

Une petite fille de sept ans voit sa sœur, mariée, prendre un embonpoint rapide ; elle questionne autour d'elle et n'est pas satisfaite des réponses qu'elle reçoit. Tout à coup, sérieuse, elle donne une petite tape sur le ventre de sa sœur : « Si j'étais toi, dit-elle, je me débarrasserais vite ! Il n'y a qu'à faire prévenir le médecin et, tout de suite, tu aurais un bébé. » Evidemment, on n'avait pas songé à se délier de la gamine et elle avait dû surprendre le secret de quelque opération antérieure, hors de la portée habituelle des enfants[i].

Un créole me racontait qu'il découvrit son fils, âgé de cinq ou six ans, en train d'expliquer à ses deux sœurs, à peine plus âgées que lui, « ce que c'était que l'amour et comment ça se faisait ; » qu'un autre jour, le même garçonnet vint lui dire en riant qu'il venait de voir une petite fille et un petit camarade du voisinage occupés d'une façon que je n'ose écrire, mais que le père spécifiait, d'après le récit de son fils, avec un élan de fausse émotion très comique.

Dans les pensionnats, de pareils caractères vont se perfectionnant et, là-dessus, je me tairai. Les enfants qui sont le moins à réprimander sont encore ces bonshommes de quatorze à quinze ans, comme j'en ai rencontrés, en quête de consultation spéciale à la suite d'une mésaventure amoureuse, auprès de quelque fille suspecte.

Au retour dans la famille, les adolescents de l'un et de l'autre sexe trouvent souvent des agents de profonde perversion dans les jeunes servantes, mulâtresses ou négresses, qui vivent sous le toit de leurs parents. A leur école, les garçons se préparent aux liaisons du concubinage, mais au moins ne tardent-ils guère à déverser au dehors le trop plein de leurs impulsivités génésiques, et gardent-ils en leurs excès la note naturelle ; les filles, condamnées au buen retiro, oisives, n'ayant de goût que pour des lectures qui attisent leurs désirs, et d'autres moyens de les satisfaire que dans leurs relations avec des personnes de leur sexe, laissent libre cours à des appétits dévoyés et se perdent au foyer familial.

Voilà du moins ce qui arrive trop fréquemment.

Parmi celles qui échappent aux aberrations monstrueuses, toutes ne possèdent pas pour cela un sens moral bien solide. Plus d'une ne résiste pas aux premiers assauts d'un jeune cousin, et même, de temps en temps, l'on est stupéfait d'apprendre les amours, jusque-là clandestines, mais subitement révélées par un fâcheux accouchement, d'une belle et splendide créature, aisée ou riche, ayant tout le vernis de la meilleure éducation..., avec quelque nègre ou quelque coolie ! Cela aboutit parfois à des suppressions d'enfant, mais dont la connaissance n'arrive pas, d'ordinaire, jusqu'aux tribunaux.

Le célibat forcé, pour un grand nombre de jeunes filles, est une circonstance atténuante dans les défaillances que je suis obligé de constater. La population féminine présente un excédent notable sur la population masculine ; la réduction de plus en plus grande de l'effectif des fonctionnaires et des officiers métropolitains a diminué le contingent des épouseurs le plus appréciés ; dans le pays, un état de gêne croissante. L'incertitude du lendemain, éloigne les jeunes gens d'unions, dont ils redoutent les charges. La créole éprouve durement le contrecoup de cette situation et sa nature y puise comme une excuse à ses écarts.

Cependant, le mariage ne suffit pas toujours à assoupir des ardeurs trop intensives et exaltées de trop bonne heure. Les femmes qui se contentent d'un mari sont l'immense majorité. Mais il y a des insatiables, qui, si elles ne partagent pas leurs plaisirs entre leur conjoint légal... et de bonnes amies, recherchent des amants. Je crois qu'il faut signaler, comme une cause de ces manquements, la trop grande fréquence des unions disproportionnées. Aujourd'hui surtout, que les fortunes sont très amoindries, les jeunes filles trouvent plus difficilement des maris sortables, et les vieux célibataires ou veufs, usés par la vie joyeuse, ont beau jeu pour animer leur carrière au déclin au feu d'une jolie personne à son printemps, mais sans biens. L'Agnès, sous la pression de ses parents ou de son plein gré, laisse prendre, elle ne tarde pas à se dédommager. L'adultère néanmoins n'est pas chose commune ; car, dans la vie créole, il est malaisé de dissimuler une liaison ; les maisons sont de verre, les langues ont la sonorité et la puissance de répercussion des trompettes de la Renommée. Mais les adroites qui s'y risquent n'ont pas toutes un vieux mari et un galant Adonis. Je citerai à cet égard le cas d'une dame, jeune, remarquablement jolie, de sang blanc et mariée à un fonctionnaire de sa race, en pleine maturité d'âge et en situation assez élevée, — qui, dès les premiers temps de son mariage, s'abandonna à un nègre rabougri, sale, pianeux (atteint de pian, dégoûtante affection de la peau). L'affaire se termina comme un conte de Boccace. Un enfant vint au monde qui bientôt présenta la marque africaine ; le mari se fâcha, mais le curé de la paroisse vint très à propos au secours d'une cliente, très assidue dans ses dévotions et sans doute aussi très large dans ses charités : il réussit à persuader à l'époux que cet enfant teinté pouvait bien être le fruit de ses œuvres : la Providence permettait de ces bizarreries, pour éprouver la piété de ses fidèles et les ramener à l'humilité. Le véritable père était très riche et l'intérêt avait peut-être joué un rôle bien banal, dans le cœur d'une femme coquette. Mais c'est là un mobile ordinairement sans puissance sur nos créoles : à l'inverse des Havanaises, elles se donneront par caprice, rarement elles se laisseront acheter à coup d'argent[ii]. Elles sont plus sensibles aux honneurs que leur... sacrifice vaudra à leur mari et dont elles auront leur part : aux colonies comme ailleurs, avec le consentement tacite ou à l'insu de l'homme, la femme a édifié plus d'une fortune administrative ou politique... incomprise du vulgaire !




[i] On ne saurait trop prendre de précautions contre la curiosité des enfants. Ils sont à l'affût de tout ce qu'on leur cache ; ils imitent d'abord à la manière de petits singes... plus tard en apprentis du vice. Un matin, à la Vera-Cruz, étant sur mon balcon, j'eus, en face, le spectacle de deux enfants, le frère et la sœur, qui jouaient, avec l'indécence la plus candide, au lavement. Ils répétaient sur eux-mêmes, sans songer aux passants, tout ce qu'ils avaient vu faire la veille peut-être à leurs parents !

[ii] « Quand une Havanaise, même de celles qui tiennent un certain rang, a besoin d'une once d'or, elle charge son calesero de lui amener le premier venu qui voudra bien lui avancer cette somme. Mais qu'il ne s'avise point, ce premier venu, quel qu'il soit, de reconnaître et de saluer dans le monde la femmequ'il aura ainsi obligée, ce serait tin homme perdu... » (Masse L’île de Cuba, Paris, 1825, p. 341.)

 

Source :

http://www.manioc.org/gsdl/collect/patrimon/archives/NAN13055.dir/NAN13055.pdf

 

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