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Poésie

"MON PARLER DE GUINEE" DE HANETHA VETE-CONGOLO

par Yael Weiss
"MON PARLER DE GUINEE" DE HANETHA VETE-CONGOLO

Dans Mon parler de Guinée, l'auteur nous propose l'étonnante musique, l'étonnant rythme d'une langue-rencontre des langues suivant une oralité qui célèbre la dimension organique de la voix. Il s'agit ici d'une démarche poétique d'une exceptionnelle présence.

Mon parler de Guinée

par Yael Weiss

Chaque femme moule une même robe de façon singulière, propre. La manière dont le corps épouse le tissu et déploie la coupe au marcher ou au danser, cela qu’on appelle le «port», est unique. C’est ainsi que je me représente le langage consigné dans le dictionnaire, du «prêt-à-porter» que moule et porte de manière particulière chaque voix. Et si j’ai choisi les termes de robe et de danse, au lieu de chemise, pantalon ou tendre la main, c’est parce que je pense à Mon parler de Guinée, un parler de femme, et qui rappe et qui danse.

Quel est donc le corps, ou la voix, qui moule ce «parler de Guinée», et qui porte de manière si singulière cette langue (encore) française? C’est une voix antillaise, métisse, qui module les accents venus d’au moins trois continents, portés par le voyage et le vent, échoués sur une île aux dimensions réduites, la Martinique. Cette voix revendique la source lointaine, mythique, de la Guinée africaine, origine des esclaves arrivés jadis sous le fouet, «et le fouet wacha le fouet wap wap wacha le fouet» (p. 42). On lit, non: on écoute les sons et la grammaire d’une langue qui s’accomplit dans l’oralité. C’est un «parler» qui amasse les ferments africains, français, créoles, anglais, espagnols pour un «dire» particulier. D’un côté le français écrit, tendu par un vocabulaire érudit, de haute scolarité; de l’autre, le jeu de mots simple, presque enfantin, de l’apprenti du langage qui découvre la sonorité, l’homonymie, le rythme, le néologisme:

dans la nuit plénière pleine de la lune plaine
annonce sans feinte du nitescent éclat
préflorant sans tour le jour le jour tout tout tout (p. 31)1

Vété-Congolo joue sur une gamme langagière très ample, elle en étire les possibilités et les épingle aux extrêmes les plus opposés: ainsi se trouve posée, et ouverte, la scène du parler. Car, dans le poème qui donne titre au recueil, il s’agit ouvertement d’une mise en scène et d’actes à voir ou à entendre: voyezentendezmésyésédam. Neuf actes, dont le dernier s’ouvre sur ces mots:

IX
la scène.
voyez.
dans le premier lieu premier.
à la grande entrée du jour jaune de l’astre oré […] (p. 71)

Dans la mise en scène, il y a le théâtre classique enseigné bien sûr, mais aussi la danse et le rite originaires. Et la substance du spectacle? Quelle est donc la diégèse ? La naissance d’une enfant, «sortie de l’œuf cassé l’enfant». Et sa première éducation à travers les contes des anciens et des contemporains, qui portent toutes les langues, toutes les traditions et tous les mythes, de la Guinée à l’Amérique du Nord impérialiste, et dont l’éventail inclut la France, l’Amérique latine, les Caraïbes. Les contes sont transmis dans l’oralité, par couches historiques nichés dans une parole épaisse, nourricière: «la parole dit elle dit c’est derrière les contes qu’il y a des contes». (p. 59) C’est l’enfant promesse «la pucelle rebelle des antilles des îles qui dit non non non pour et dans la résistance hyménique pucelle qui dit non» (p. 34). Et cette enfant reçoit une langue mosaïque, incorrecte selon les critères puristes, et donc à utiliser de manière libre, personnelle.

IV
entendez. voyez.
(au-dedans du cercle
            au dedans l’enfant dans la force du
                                                                       dedans
elle parle sa lang le langaj du
                                               dedans
                                                                       lieu-dedans […]) (p. 36)

 

La disposition spatiale et les jeux typographiques du poème permettent de visualiser les différents acteurs et les différentes voix présidant à la naissance de l’enfant et l’accompagnant dans ses premiers pas. Les ancêtres parlent. Le panthéon vaudou parle. Grand-père Théo et grand-mère Zaïre parlent. C’est l’héritage, à travers des générations d’esclaves, de marrons, de femmes potomitan qui forment «l’œuf» nourricier d’où est issue la nouvelle femme antillaise. La femme qui moule le parler.

Je me suis peut-être étendue sur le long poème d’ouverture, «Mon parler de Guinée», au détriment des autres poèmes du recueil, certains beaucoup plus courts. Mais c’est qu’il permet d’aborder la question de la langue employée tout au long du livre, et surtout la valeur de la transmission orale à l’enfant et le rôle des femmes dans cette transmission (on parle bien de «langue maternelle», n’est-ce pas?). Il me semble que le thème est présent dans l’ouvrage entier. Et la poète martiniquaise signale et démontre la liberté à acquérir à travers la prise en charge d’une langue propre, assumée. Elle en fait une fête, de la musique, une rapsodie, un grand chant.

Pour les lecteurs non initiés —non antillais ou non spécialistes, parmi lesquels je me compte—, c’est d’abord une sensation d’exclusion par un «parler» parfois incompréhensible au sein de la langue partagée, le français. Mais très vite on comprend qu’il s’agit d’une invitation aux grands secrets d’une culture qui s’y niche, le plus souvent à notre insu. C’est l’occasion de regarder notre langue comme on n’aurait jamais imaginé qu’elle pouvait être portée. Et combien elle se porte magnifiquement, c’est un plaisir!

Note

  1.  Jeu de mots avec homonymie: “pleine”, “plaine”; vocabulaire érudit: “nitescent”; néologisme: “préflorant”.

 

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