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LIRE SOUS LES TROPIQUES … ET AILLEURS

LIRE SOUS LES TROPIQUES … ET AILLEURS

Les moyens d’appréhender le monde qui nous entoure sont de plus en plus nombreux, avec la généralisation de l’Internet et la multiplication des chaînes télévisées, câble et satellite, au point que l’information dans tous les domaines est démultipliée, prédigérée et vient dans nos chaumières ou nos cases comme une agression ou une profusion, c’est selon, d’images, de données, de scenarii. C’est l’ère de la communication et on peut s’interroger sur l’esprit critique et la passivité de chacun face à un tel éblouissement. On peut se demander aussi qui prend le temps de choisir un livre dans une librairie, dans une bibliothèque, le temps et l’effort de se plonger dans la lecture d’un roman, d’une biographie, d’un recueil de poésie. La démarche n’est pas la même, elle est active. Elle est à terme bien plus enrichissante, par l’effort de la pensée, de l’imagination et par la qualité et la diversité que nous offrent la littérature, les littératures.

Il est assez difficile pour celui qui lit beaucoup de communiquer sa passion, d’échanger avec autrui le plaisir complexe de lire, de proposer tel ou tel ouvrage sans en dévoiler le contenu ni se lancer dans une analyse de style rébarbative afin de donner l’envie de lire ce livre plus qu’un autre sachant que le goût en la matière ne se dirige pas. Chaque bibliographie est personnelle finalement et il faut éviter le catalogue.

J’ai beaucoup lu jusqu’à ce jour pour plusieurs raisons. En retrait face au bourdonnement de l’époque, j’ai eu un destin d’apatride, de nomade, allant au gré de mes affectations de ville en ville, d’île en île sans m’attacher de relations, de place sociale bien définie, de fraternelles amitiés. La solitude étant ma compagne familière, j’ai eu beaucoup de temps pour moi. Mais j’ai surtout l’amour des mots, de la langue, le français et toutes ses variantes, comme premier amour, une relation presque charnelle avec les livres. Et puis, peu soucieux des biens de ce monde, dont l’acquisition me paraît vaniteuse, j’ai cherché à m’enrichir des fleurs rares de la littérature, richesses infinies.

Je ne ferai pas de cours magistral, je n’en suis pas capable et ce n’est pas l’endroit mais je vous indiquerai, comme on dévoile son caractère, ces livres que j’ai beaucoup aimés parmi ceux que j’ai lus et que je vous recommande par-dessus tout.

Parmi les oeuvres russes que j’ai beaucoup parcourues de Pouchkine à Dostoïevski et Tolstoï, je retiendrai les âmes mortes de Gogol, livre curieux, inachevé, surréaliste. Mais c’est incontestablement Vladimir Nabokov qui a ma préférence. Son style élégant, cultivé, plein de vitalité et d’humour, s’exprime particulièrement dans {Lolita} livre sulfureux qui connut un succès de scandale mais surtout dans {Ada ou l’ardeur} qui reste son chef d’œuvre. On peut parcourir avec bonheur l’ensemble de son œuvre. Il est vrai que j’ai tendance à épuiser les auteurs qui me plaisent.

Bien loin de là, je rappellerai que j’ai dévoré en un jour et une nuit {Cent ans de solitude} de Gabriel Garcia Marquez. Comment en serait-il autrement avec cette singulière épopée, féerique et magistrale. Et le roman L’amour au temps du choléra est de la même veine et procure le même bonheur.

Pèle mêle, je citerai quelques titres dont la lecture m’a marqué. {L’exposition coloniale} d’E. Orsenna, roman savoureux, subtil , érudit, raffiné et plein d’humour ; {les filles du calvaire} de P. Combescot dans le milieu interlope des artistes et des prostituées ; {les noces barbares} de Queffelec, roman tragique d’amour filial ; {Madame de Saint Sulpice} écrit dans la langue si particulière d’Alphonse Boudard, où l’argot se mêle au français et qui narre les déboires de l’Eglise dans le milieu de la prostitution ; {Belle du seigneur} d’Albert Cohen, sans doute un des plus grands romans d’amour écrits à ce jour. On sort bouleversé de ce livre, tant les sentiments atteignent le paroxysme dans la tragédie. Un roman fort et qui marque. {Le quatuor d’Alexandrie}, une saga en Egypte qui vous accompagne pendant des mois. Quatre livres écrits avec force et poésie par Laurence Durell, très humains et d’une grande beauté d’écriture avec des personnages singuliers, captivants et complexes aux sentiments puissants. {Les cavaliers} de J. Kessel pour ceux qui ont aimé le lion et pour les autres sans doute son chef d’œuvre romanesque, une épopée en Afghanistan autour d’un jeu, un défi qui unit l’homme à son cheval, dans des paysages grandioses, des sentiments forts, une action qui tient en haleine. Un roman, dont l’action tient en une journée, d’abord difficile mais qui se révèle être un pur chef d’œuvre, retenu souvent parmi les plus grands livres de la littérature, traitant de l’alcool et de l’incompréhension, {Au dessus du volcan} de M. Lowry. Il y a ceux qui l’ont lu et les autres. {Des souris et des hommes} de Steinbeck, paraît pauvre dans son écriture et son scénario, il laisse une impression puissante, terriblement humaine, dépouillée. A lire absolument.

{La mort à Venise} de Thomas Mann est peut-être mon livre préféré que je retrouve de temps en temps. Il faut pour cela aimer Venise, pas celle des touristes, l’autre, l’intime que l’on peut fréquenter à certaines époques de l’année, aimer se perdre dans ses ruelles, au gré du hasard, la brume sur la lagune, les jeux d’ombre et de lumière sur les murs et les canalettos, le temps qui semble figé, le silence d’une ville qui se meurt, dans la nostalgie de sa splendeur. {La mort à Venise} traite de l’amour porté par un musicien à l’âge avancé à un adolescent particulièrement beau, dans un palace du Lido et qui hante les ruelles de Venise malgré la présence du choléra. Il ne se passe pratiquement rien dans ce livre, l’action est réduite, tout est atmosphère, regards, sensations, émotions. C’est un livre éminemment romantique. Pour s’en donner une idée on peut voir le film de L. Visconti tiré de cette œuvre, qui restitue l’ambiance élégante du livre et qui s’accompagne de la musique de Mahler notamment l’adagio de la 4ème symphonie. {La storia} d’Elsa Morante est un livre engagé, qui conte le quotidien misérable de la vie d’un enfant de quatre ans, né d’un viol, et de sa mère pendant la seconde guerre en Italie. Livre émouvant, sur un monde absurde dévoilé à travers le regard tendre et naïf d’un enfant.

Je pourrais citer sans vouloir ennuyer quelques titres qui m’ont touché : {la nausée} de Sartre, {l’ennui} de Moravia, {Ulysse} de Joyce, {A la recherche du temps perdu} de Proust, le désert des tartares de Buzzati, l’étranger de Camus, {Mémoires} d’Hadrien de Yourcenar, la {symphonie pastorale} de Gide, {la plaisanterie} de Kundera, {la harpe et l’ombre} de Carpentier, les nègres de Genêt, la défaite de la pensée de Finkelkraut, {la généalogie de la morale} de Nietsche, {le précis de décomposition} de Cioran, {les liaisons dangereuses} de Chaderlos de Laclos, {la condition humaine} de Malraux,{ le petit prince} de Saint Exupéry, à enseigner dans les écoles, l{e chant du monde} de Giono, un bloc de poésie à l’état pur. Et il en est tant d’autres qui viennent dormir dans ma mémoire.

Pour ceux qui recherchent la quintessence de la langue, je ne peux que conseiller {le rouge et le noir} de Stendhal. C’est parfois difficile mais c’est une jubilation pour l’esprit par le raffinement du style. C’est élégant, construit, plus personne ne parle ni n’écrit comme cela. Car la langue subit des mutations. Celui qui a mes yeux a porté le plus grand coup à celle-ci, au XXème siècle est l’écrivain controversé Céline. {Le voyage au bout de la nuit} est un roman majeur, peut-être le plus grand roman du siècle, un roman noir, un long cri à la face du monde, dans un style neuf, haché, violent, révolutionnaire, douloureux, crépusculaire. Peut on écrire après le voyage au bout de la nuit ? Une telle force ne se retrouve pas dans ses autres œuvres, {mort à crédit}, {guignols band} mais c’est toujours le même style, le même vocabulaire argotique, hargneux jusque dans {féerie pour une autre fois} où le récit disparaît, ne reste plus que la langue de Céline, un vomissement de mots, désordonné, vindicatif.

La langue française est aussi retravaillée, modelée chez les auteurs antillais. Elle se mêle de créole, par des néologismes, des traductions littérales. Elle prend une saveur particulière pour celui qui a vécu quelques années aux Antilles même sans parler le créole, pour celui qui s’est frotté à cette société colorée, exubérante. Si j’ai goûté à {Délice et le fromager} de X. Orville, mes lectures ont surtout épuisé les œuvres de P. Chamoiseau et de R. Confiant. Il y a plusieurs raisons à cela. Je ne parle certes pas créole et je n’ai pas gardé de la Martinique où j’ai vécu voici 15 ans le souvenir d’une société, adulte, détachée des mirages de la consommation, de la dictature du paraître, d’un culte obscène de l’argent ceci à de rares exceptions près, puisées dans le quotidien de ma vie aux Anses d’Arlet. J’ai cependant gardé, c’est paradoxal, une très grande nostalgie de la Martinique. Et voilà que ces écrivains m’ont fait découvrir cette Martinique que l’on ne rencontre pas ou plus. Un peuple, certains diront un petit peuple, haut en couleurs, terriblement humain et attirant, ne manquant pas de grandeur ni de légende, crevant de poésie au point que je me suis demandé si je n’avait pas vécu en autiste pendant ces années passées dans mon petit village de pêcheurs de la mer des Antilles. Y aurait-il donc un monde fermé à l’étranger que j’étais par la barrière de la langue ou bien ce monde n’existe-t-il plus ? C’est une question douloureuse dont je crains la réponse.

P.Chamoiseau est le plus difficile à lire. Je ne vois pas comment ceux qui n’ont jamais mis les pieds à la Martinique ont pu comprendre et lire {Texaco} ou {l’esclave vieil homme et le molosse} voire {Solibo le magnifique} même si la langue utilisée est magnifique. Quant à Raphaël Confiant il nous a proposé depuis longtemps une langue qui lui est propre, qui chante avec mélodie, poétique, mélange savoureux de créole et de français au point que s’il réécrivait l’annuaire téléphonique dans cette langue, je ne manquerais pas de le lire ! Elle est très présente dans ses premier livres, {le nègre et l’amiral} notamment et disparaît un peu dans {le barbare enchanté} ou {la panse du chacal} mais elle se reconnaît entre mille par ces expressions qui deviennent familières et qui ne sont plus du français du moins tel qu’on l’entend de Métropole. Cette langue procure le même effet, la même distorsion que celle utilisée par J. Vautrin dans {un grand pas vers le bon dieu}, écrit dans un mélange de français et de cadjin, le français de Louisiane. Il y a dans toute l’œuvre de Confiant une profonde nostalgie. Elle s’exprime directement dans {le cahier de romances}, ce qui est assez naturel mais aussi dans tout ses ouvrages. Que dire du monde de Saint Pierre qui nous est décrit dans {nuée ardente} ? Mêlant hédonisme et art de vivre, ce paradis perdu est rendu avec toute sa chaleur, sa nostalgie, l’importance de l’éphémère. Que ce soit dans {la vierge du grand retour}, {eau de café}, {l’allée des soupirs}, {la trilogie sucrière}, {morne pichevin} R. Confiant, le Zola martiniquais, écrit comme un écrivain naturaliste, engagé à célébrer ce peuple martiniquais, dans sa diversité, sa magie, ses rapports complexes, d’honneur et de déveine. Il travaille ses portraits, crée ou raconte une société, diverse, cosmopolite, achoppement de passions, de personnages ,bien campés, rudes et fiers, rêveurs voire romantiques. Au point que je me suis demandé s’il fallait béatifier Philomène du nègre et l’amiral et inscrire le morne Pichevin au patrimoine de l’humanité. Plus sérieusement on peut constater que R. Confiant traite du temps passé, cette Martinique qui représenterait l’Hespéride de mes rêves, qui est sans doute celle qu’il aime par dessus tout. Car l’amour de son île suinte à chaque page. Mais cette Martinique-là existe-t-elle aujourd’hui. Je pense que non. Elle s’est dissoute, engloutie dans les modes de vies hégémoniques occidentaux où l’argent facile et le manque d’esprit critique entraînent une société de consommation, triste, abêtie et sans intérêt. Les plus vaniteuses cupidités s’étalent aujourd’hui dans les salons, les centres commerciaux et les galeries marchandes. Et l’identité propre de la Martinique a depuis longtemps sombré. Il est frappant de voir à quel point la Martinique est en mal d’identité, comme une île dérivant en haute mer à la recherche d’une fixité nouvelle. L’identité qu’elle se donne aujourd’hui, est très commune au fond, banale. On aurait pu rêver mieux comme destin pour une terre lointaine et pittoresque et sauvage qui possède tant de richesses humaines, de qualités culturelles et qui pourrait exister autour des valeurs qui lui sont propres, que lui confèrent l’insularité, la créolité, sur une représentation du monde et d’elle même bien plus personnelle. Faut-il que l’étranger échoué sur ses rives soit réduit à chercher dans les ouvrages de P. Chamoiseau et surtout de R. Confiant, une Martinique debout, altière, multiple, riche et légendaire et se cache ce peuple asservi au culte de l’argent et de l’apparence, à la démission de l’idéal, au servage culturel et économique de la départementalisation et son cortège de soumissions à des modèles uniformes, extérieurs et pauvres. C’est dans le théâtre d’Aimé Césaire que j’ai lu les plus belles paroles prononcées par un nègre, révolté et grandiose. Dans la bouche du{ roi Christophe} d’Haïti lorsqu’il exhorte son peuple, dans les propos du{ rebelle} d’{et les chiens se taisaient} et surtout dans les rageuses imprécations de Caliban dans {la tempête}. On peut reprocher à Aimé Césaire de n’avoir pas fait grand chose pour la dignité de ses congénères (R. Confiant s’est chargé de l’écrire fort à propos), il n’empêche qu’il a su livrer des mots comme des sagaies, incantatoires, les paroles prophétiques des nègres debout, la rage d’une race qui brise ses chaînes, qui se donne une dignité nouvelle sur le charnier des vieilles soumissions. Les Martiniquais aujourd’hui ne forment pas, c’est le moins qu’on puisse dire, un peuple debout, altier et fort de sa originalité. C’est le joug de nouvelles servitudes plus insidieuses, un esclavage qui ne sera jamais aboli, une infantilisation de tous les instants, le recul de la liberté, d’être, de penser, de choisir. Une uniformisation dans un grisé insipide des modes de vie que seuls les touristes avachis, décérébrés et arénicoles peuvent priser.

La Martinique aujourd’hui, c’est la défaite de la pensée.

Pour finir et revenir plus sagement à ces livres qui jalonnent mes nuits et mes solitudes, je citerai un peu de poésie. Juste un ouvrage que l’on peut offrir : {les Chansons de Bilitis} de Pierre Louÿs. C’est un texte délicat et sobre, raffiné et dépouillé, sensuel et érotique, les chansons d’une poétesse tour à tour amante et courtisane, de Lesbos à {Mythilène}. Et j’en resterai là pour la poésie, c’est un autre monde, plus personnel, difficilement traduisible. L’émotion que provoque la lecture de Valéry, Saint John Perse, Eluard, Reverdy ou Aragon et tant d’autres n’est pas communicable et souvent délicate d’accès.

{ {{Thierry CAILLE}} }

Photo : Thierry Caille, cliquer pour agrandir.

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