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L’injustice individuelle

Fabrice VIL (in "Le Devoir")
L’injustice individuelle

   Vendredi soir dernier, fin de party de Noël. J’interpelle un taxi sur René-Lévesque. Direction maison, monsieur le chauffeur, mais, s’il vous plaît, une escale dans un resto sur le chemin. C’est ça, les après-partys. Le chauffeur accepte, en soulignant qu’il ne souhaite pas patienter 15 minutes, le temps de ma commande. Entendu. Arrêt intermédiaire au McDo Rosemont.

   Arrivés au McDo, le chauffeur me demande de payer et me dit de contacter un autre taxi pour la suite du trajet. Un peu surpris, je comprends que, de son point de vue, il était clair d’entrée de jeu que nos chemins allaient se séparer là puisqu’il ne souhaitait pas m’attendre. Pourtant, le service de commande à l’auto est presque vide, et c’est ce que je lui indique.  Bien peu pour convaincre le chauffeur. Il me répond que l’attente est toujours trop longue et que ça lui fait perdre de l’argent. « C’est un soir de Noël, je peux pas manquer les clients. » 

   Et il enchaîne : « T’es un crisse de nègre sale ! » .Et il m’ordonne de sortir du taxi sans payer. Je m’exécute, en oubliant de noter le numéro de taxi et la compagnie, un peu sous le choc. 

   Le lendemain, je raconte l’incident sur Facebook : 469 réactions, plus de 100 commentaires et un lot de messages privés. Bien au-delà de l’attention que reçoivent mes publications habituelles. Certains internautes se révoltent qu’un tel incident puisse encore se produire en 2017. Plusieurs s’inquiètent de mon bien-être et de ma santé mentale face à une telle situation.

   Accueillant cette vague de soutien avec gratitude, j’ai toutefois été particulièrement interpellé par un commentaire ayant capturé l’essence de mon état d’esprit à la suite de cet incident : « Alors que le gouvernement a reculé sur la commission sur le racisme systémique. Qu’est-ce à dire ? » L’auteur de ce commentaire, c’est mon papa. De toutes les personnes qui auraient pu se scandaliser de ce fâcheux incident ou s’inquiéter immédiatement de mon bien-être, mon papa figure en tête de liste, ex aequo avec ma maman. Mais non, parce que lui, il apprivoise la discrimination depuis son arrivée au Québec en 1977. L’agression que j’ai subie vendredi dernier n’alerte pas outre mesure son instinct paternel, parce qu’il me prépare à la vie en société depuis bientôt 33 ans. Sans même en avoir discuté, mon père et moi sommes sur la même longueur d’onde : ma publication n’avait pas pour objet de m’inscrire en victime, mais plutôt de constater, avec désolation, que notre société est organisée de manière à ce qu’un individu s’autorise de tels propos. Certains diraient que l’incident du taxi est un cas unique. Il suffit de lire les commentaires racistes que je reçois en réponse à mes chroniques pour se convaincre du contraire.

   C’est en ce sens que, tout en accueillant la sympathie de tout mon entourage, j’affectionne plus particulièrement la réponse de mon papa. Oui, « crisse de nègre sale » sont des paroles inacceptables qu’un chauffeur ne devrait jamais adresser à un client. Mais comme mon père, ça fait belle lurette que je ne verse plus de larmes à ce sujet. Ma vie et l’éducation que j’en ai tirée m’ont immunisé. Je suis plutôt indigné par les systèmes qui non seulement sont en eux-mêmes injustes, mais qui aussi préparent le terrain pour que les injustices individuelles émergent. Le racisme d’un chauffeur de taxi m’irrite. La normalisation de groupes comme La Meute m’enrage. L’injustice est rarement un cas isolé. Elle est le produit d’un mélange désorganisé de règles formelles ou informelles, de moeurs, de valeurs sociétales et de rapports de pouvoir. En bref, ce qu’on appelle les systèmes. Or, compte tenu de leur complexité et de leur intangibilité, les systèmes ne sont pas sexy, contrairement aux histoires concrètes qui illustrent les injustices. 

   Réfléchir aux mécanismes de la culture du viol répugne. Mais il suffit d’un tweet d’Alyssa Milano et de l’addition de toutes les histoires de femmes violentées qui s’en sont suivies pour galvaniser un mouvement qu’on n’avait jamais observé auparavant. Il a fallu qu’on voie un enfant mort sur une plage pour qu’on ouvre nos portes aux réfugiés syriens. « La meilleure façon de rallier un homme à votre cause est de toucher son coeur, la grande route vers sa raison », ai-je déjà écrit dans ces pages, citant Abraham Lincoln. L’élaboration de solutions au gré des histoires personnelles empêche de faire face aux injustices dans toute leur profondeur et leur amplitude. Cette approche réactive dépend trop des nouvelles que les médias veulent bien nous raconter et de l’humeur de l’opinion publique. L’injustice est systémique. Ça prend une approche systématique. Si un humain ne peut à lui seul affronter les systèmes injustices, nos institutions, dont au premier chef l’État, ont le devoir d’assumer cette responsabilité.

 

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