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L’imaginaire de Gary Victor contre les corruptions haïtiennes

Fabien Deglise (in "LE DEVOIR")
L’imaginaire de Gary Victor contre les corruptions haïtiennes

Dans une entrevue accordée récemment au quotidien haïtien Le Nouvelliste, de Port-au-Prince, le populaire écrivain Gary Victor, figure forte de la littérature contemporaine façonnée depuis les Caraïbes, expliquait que « l’homme haïtien a troué la frontière entre l’imaginaire et la réalité, si bien que l’imaginaire colonise aujourd’hui la réalité ».

Sur ce bout de monde, entrer dans l’un permet donc de pénétrer l’autre, et inversement. Mais en compagnie du romancier, journaliste de son état, dont le nouveau livre Masi (Mémoire d’encrier) vient tout juste de sortir, ce territoire imaginaire donne surtout un accès direct au « mal haïtien » qui, plus que jamais, dit-il, est en train de devenir un puissant et étonnant moteur de création.

« C’est comme si nous, créateurs, nous nous nourrissions de ce côté obscur, explique Gary Victor en entrevue au Devoir, ce côté qui s’est tellement amalgamé à une précarité de plus en plus tueuse qu’il n’est plus que le reflet d’un misérabilisme qui s’étend partout surtout en politique. »

Photo: Pedro Ruiz Archives Le Devoir Gary Victor, photographié à Montréal en 2009

Il ajoute : dans un pays où la gouvernance a été réduite à des « pratiques purement prédatrices », tout est mis en oeuvre par les individus « pour survivre dans des conditions de vie désastreuses », en prenant d’assaut « la citadelle du pouvoir pour jouer encore et encore le même jeu ». Un jeu infernal auquel va se frotter Dieuseul Lapénuri, personnage central de sa puissante satire sociale et politique, acide et drôle, où corruptions politiques et morales se rencontrent sur fond de création d’un premier festival gai et lesbien sur le dos de la Perle des Antilles.

« J’ai voulu explorer en profondeur une situation de déchéance qui est due à la fois à la précarité, au manque d’ancrage dans des valeurs solides, à une enfance fragilisée parfois détruite et à la pression sociale pour l’acquisition de biens matériels parfois futiles », résume l’auteur.

Atrophiés, ses personnages se fondent dans des représentations immondes, dont le pathétisme oscille entre le grotesque et le burlesque. Pour eux, l’avoir plutôt que l’être est l’unique façon d’exister, dans un univers singulier où l’horizon n’est visible pour personne. Dans ce monde, Dieuseul Lapénuri veut gérer « son mal-être, dit-il. Il devient le jouet d’un environnement factice, corrompu, peuplé d’êtres déchus, en plein dans la décomposition ». On n’est pas très loin de son Je sais quand Dieu vient se promener dans mon jardin (2004), dans lequel un écrivain à la dérive se vendait à un président de la République détraqué, figure redondante dans l’oeuvre romanesque et sociale de Gary Victor, dont l’image est une nouvelle fois malmenée dans les pages de Masi.

Normal. Car écrire des romans pour l’écrivain qui a grandi dans le quartier de Carrefour-Feuilles dans la banlieue de Port-au-Prince, fortement frappé par le séisme de 2010, c’est surtout mettre à mal le « roman national » que racontent — ou se racontent — les élites et les bien-pensants. Dans cette zone urbaine qui n’est pas vraiment chez les riches ni vraiment chez les pauvres, mais à la frontière entre les deux, l’homme a forgé la dualité de son regard. « Je fréquentais des familles des deux côtés, dit-il. Mon père me répétait toujours qu’il fallait se sentir bien dans une chaumière comme dans un palais. Mais j’ai toujours eu un faible pour les chaumières », poste d’observation d’où il a rapidement constaté l’abîme entre l’imaginaire des uns et la réalité des autres, abîme dont il ne cesse depuis de vouloir comprendre les raisons.

Nous avons préfiguré le Liberia, la Rhodésie et l’Afrique du Sud. Sauf que le peuple d’Haïti, malgré ses luttes et en dépit de ses discours, ne s’en est pas encore sorti. Avec notre grand voisin américain qui donne la main à nos barbares, ce n’est pas facile.

Quand on lui parle des racines du mal, Gary Victor évoque le lointain et la fondation de son pays. « Ce désir de mépriser, d’ignorer l’autre pour se construire sa propre image dans la déchéance de l’autre, ça nous vient de loin, dit-il. La maladie mentale des Affranchis de Saint-Domingue [au fondement de la révolution et de l’indépendance d’Haïti] s’est incrustée dans toutes les allées de notre société. Nous avons préfiguré le Liberia, la Rhodésie et l’Afrique du Sud. Sauf que le peuple d’Haïti, malgré ses luttes et en dépit de ses discours, ne s’en est pas encore sorti. Avec notre grand voisin américain qui donne la main à nos barbares, ce n’est pas facile. »

Pour le romancier, l’avenir du pays ne serait d’ailleurs pas aux mains de l’élite, qui « n’est pas capable de le penser », mais bien aux mains de sa population, qui, « de toute manière, ne pourra pas continuer à accepter de vivre dans ces conditions », résume-t-il. En bon journaliste, il se pose d’ailleurs face à cet interminable « drame social » en témoin du présent et sociologue de son époque. « Les manipulations religieuses, historiques ou politiques ne pourront pas retarder indéfiniment la rupture. Même ceux qui sont intervenus plusieurs fois pour remettre en selle les usurpateurs devront se rendre à l’évidence. L’abcès crève un jour ou l’autre. » Et l’imaginaire des livres, en colonisant cette réalité, pourrait bien en être responsable.

Extrait de « Masi »

« Dieuseul Lapénuri avait passé la nuit à étudier le dossier. Il avait même sollicité l’avis de son épouse. Une telle manifestation, selon elle, ne ferait qu’attirer la malédiction divine sur ce pays croulant déjà sous son lot de catastrophes. Il partageait les convictions de sa femme, mais les étrangers étaient partie prenante dans ce festival. Les pays dits amis pouvaient lier leur aide à la condition que le gouvernement mette son poids dans la balance afin que les communautés gay et lesbienne puissent jouir de tous les droits comme celui de se marier. »

 

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