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LETTRE OUVERTE AU MINISTRE DE L'ÉDUCATION NATIONALE D'HAÏTI

Robert Berrouët-Oriol
LETTRE OUVERTE AU MINISTRE DE L'ÉDUCATION NATIONALE D'HAÏTI

M. Pierre Josué Agénor Cadet
Ministre de l’Éducation nationale

Port-au-Prince

Haïti

Objet: Système éducatif haïtien et aménagement linguistique

Montréal, le 9 septembre 2017.

Monsieur le ministre,

Votre message adressé au monde de l’éducation à l’occasion de la rentrée scolaire 2017, publié dans Le Nouvelliste du 4 septembre 2017, a retenu l’attention de plus d’un. Personnellement, je me réjouis que ce message ait été diffusé en créole et en français, ce qui est conforme à l’esprit des articles 5 et 40 de la Constitution de 1987 et à la réalité historique du patrimoine linguistique bilingue du pays.

Par-delà cet acquis, je partage toutefois l’inquiétude de nombre de collègues enseignants sur plusieurs points que je juge utile de soumettre à votre appréciation.

En premier lieu, au seuil de l’année scolaire 2017-2018, votre message laisse dans l’ombre l’épineux problème du PSUGO dont l’échec, anticipé par plus d’un, a été rigoureusement analysé par le professeur Charles Tardieu dans l’article du 30 juin 2016, «Le Psugo, une des plus grandes arnaques de l’histoire de l’éducation en Haïti». Faut-il croire que le ministère de l’Éducation, qui fait face de manière chronique au problème du paiement des arriérés de salaire des enseignants du secteur public, entend poursuivre un programme dont l’échec assourdissant est décrié à l’échelle nationale? Assortie d’un audit indépendant, la fermeture des écoles Psugo et leur transfert aux écoles nationales seraient un fort signal à donner par le ministère de l’Éducation quant à sa volonté d’instituer une gouvernance transparente et équitable.

En second lieu, et de manière plus essentielle, votre message laisse également dans l’ombre deux défis prioritaires: (1) la refondation du système éducatif haïtien; et, au creux de cette refondation, (2) l’urgente question de l’aménagement linguistique dans le système éducatif.

  1. À la suite du séisme du 12 janvier 2010, l'Envoyée spéciale de l'Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture (UNESCO), Michaëlle Jean, avait défendu devant la défunte Commission intérimaire pour la reconstruction d'Haïti (CIRH),l’impératif de «la refondation complète du système éducatif haïtien (…) considérée comme «une urgence», à placer «en haut de la liste des priorités» (Centre d'actualités de l'ONU, 15 février 2010, «Haïti: l'Envoyée de l'Unesco défend une refondation du système éducatif». Sept ans après, qu’en est-il de cette prioritaire refondation voulue par la plupart des acteurs nationaux du champ éducatif au pays? Cette question –dont je ne doute pas qu’elle vous préoccupe au plus haut point--, est d’autant plus essentielle que le système éducatif national est surdiagnostiqué depuis une quarantaine d’années et que des solutions structurelles et programmatiques ont été proposées par nos meilleurs spécialistes. Notamment ceux ayant œuvré au sein du GTEF («Groupe de travail sur l’éducation et la formation»: voir le rapport du GTEF intitulé «Façonnons l’avenir», Port-au-Prince, mars 2009). Également, cette prioritaire refondation est essentielle pour rompre avec le statu quo, répondre aux exigences de la demande scolaire et viser l’établissement d’une École de qualité au service du développement durable du pays.

Monsieur le ministre, votre ample expérience d’enseignant vous a certainement permis de constater que l’État haïtien ne peut plus se contenter d’alimenter le statu quo dans un système obsolète au sein duquel subsistent et se chevauchent des éléments de trois réformes et qui reproduit chaque jour la minorisation institutionnelle du créole. Comme vous le savez, le système éducatif abrite encore des volets de la réforme Bernard de 1979; du PNEF (Plan national d’éducation et de formation) de 1997-1998; de la Stratégie nationale d’action pour l’éducation pour tous de 2007 --auxquels il faut ajouter le récent Plan opérationnel 2010-2015. Alors les enseignants, les linguistes, les didacticiens, plusieurs cadres du MÉNFP et les parents d’élèves se posent et vous posent cette brûlante question: votre mandature verra-t-elle la poursuite de l’éclatement d’un système obsolète et décrié dans toutes ses composantes? Ou verra-t-on plutôt une refondation véritable et, dans l’affirmative, selon quelle vision devra-t-elle être mise en œuvre? À bien comprendre que la question linguistique demeure l’épine dorsale de toute refondation du système d’éducation, le ministre Cadet pourra-t-il en faire un volet constitutif majeur dans le dispositif d’une future politique linguistique nationale?

  1. L’aménagement linguistique dans le système éducatif national, comme vous le savez certainement, a fait l’objet d’une étude de grande qualité commanditée par le ministère de l’Éducation nationale, «Aménagement linguistique en salle de classe - Rapport de recherche». Les recommandations issues de ce rapport de recherche publié en 2000 ciblaient en particulier:
     

    a) la construction d’un consensus social autour du choix d’une politique linguistique scolaire;
     
    b) l’opérationnalisation de la politique linguistique dans l’appareil éducatif;
     
    c) la redéfinition des curricula des langues ou leur réaménagement;
     
    d) l’établissement des plans-programme de formation des maîtres en matière de didactique des langues (voir Fortenel Thélusma: «Analyse d’une étude commanditée par le MENJS en 1999: «Aménagement linguistique en salle de classe», juillet 2017).

Dix-sept ans après, aucune suite connue n’a vu le jour. Et comme pour faire bonne mesure, en décembre 2015, le ministère de l’Éducation a organisé à Port-au-Prince «Un atelier de travail sur l’aménagement linguistique». En 2017, l’information accessible en ligne sur le site du ministère de l’Éducation ne fournit aucune donnée relative au suivi institutionnel résultant de cette importante activité. Dans le ministère que vous dirigez, personne ne semble être au courant de la tenue de cet atelier de travail et aucun document officiel et public du MÉNFP n’a été émis qui fixerait sa position sur une question, la maîtrise de la langue, qui est au cœur de la transmission des savoirs et des connaissances. Trente-huit ans après la réforme Bernard, l’État haïtien affiche un lourd déficit de leadership et cède ce rôle régalien à des instances étrangères et/ou privées qui occupent l’espace laissé vide. On en mesure la monumentale contre-productivité en rappelant que selon l’Unicef, «Le système éducatif haïtien  accueille 2 691 759 élèves dans 15 682 écoles. Alors que le secteur public reçoit 20% des élèves (538 963) dans 9% des écoles (1 420 écoles publiques), le secteur non public accueille 80% des élèves (2 152 796) dans 91% des écoles (14 262 écoles non publiques.» (Unicef, «L’éducation fondamentale pour tous».) Alors les enseignants, les linguistes, les didacticiens, plusieurs cadres du MÉNFP et les parents d’élèves se posent et vous posent cette brûlante question: votre mandature verra-t-elle la formulation et la mise en œuvre de la politique linguistique du MÉNFP en matière d’enseignement? Cette question n’est-elle pas d’autant plus pertinente que l’État haïtien ne défend, selon les meilleurs observateurs et cadres de l’Éducation nationale, aucune volonté politique quant à l’urgence d’une politique linguistique éducative?

Monsieur le ministre, votre ample expérience d’enseignant vous a certainement convaincu que le meilleur support pour enseigner à un enfant est sa langue maternelle. L’enfant haïtien qui s’est bâti une identité linguistique et culturelle à travers l’enseignement de et dans sa langue maternelle est bien outillé pour aborder l’apprentissage d’une langue seconde ou d’une langue étrangère dès l’école primaire. Il faut prendre toute la mesure que la configuration de la demande scolaire depuis une quarantaine d’années indique que la grande majorité des écoliers haïtiens est issue des secteurs unilingues créolophones. Cette donnée ne devrait-elle pas plutôt contribuer à l’élaboration d’une politique linguistique éducative basée sur le droit à la langue maternelle et arrimée à une future politique linguistique de l’État haïtien?

Depuis plusieurs années je plaide pour LA GÉNÉRALISATION DE L’EMPLOI OBLIGATOIRE DU CRÉOLE DANS LA TOTALITÉ DU SYSTÈME ÉDUCATIF HAÏTIEN –À PARITÉ STATUTAIRE AVEC LE FRANÇAIS. Cet emploi obligatoire du créole devra être adéquatement préparé et structuré pour en faire, pourquoi pas, la «Réforme Cadet» qui pourrait marquer un tournant décisif, je le souhaite, dans l’histoire de l’éducation au pays. Un tel projet devra mobiliser, sous la direction du MÉNFP, les efforts nationaux actuellement engagés dans une promotion fragmentée du créole dans certaines écoles. Dans le droit fil des propositions formulées dans «Les grands chantiers de l’aménagement linguistique d’Haïti (2017 – 2021)» et du «Plaidoyer pour la création d’une Secrétairerie d’État aux droits linguistiques en Haïti», en voici quelques pistes pouvant être introduites dans un plan intérimaire de refondation du système éducatif national dont je souhaite, à votre initiative, la survenue:

a) Consigner les balises du cadre légal de la généralisation obligatoire de l’utilisation du créole dans la totalité du système éducatif à titre de langue d’enseignement et de langue enseignée, de la maternelle à l’enseignement fondamental, du secondaire à l’université. Ceci impliquera l’obligation pour le ministère de l’Éducation de mettre à la disposition des écoles le curriculum national en langue créole pour son enseignement à tous les niveaux du cursus scolaire; l’obligation de garantir que tout écolier et étudiant haïtien puisse être évalué dans la langue de son choix, particulièrement au niveau des épreuves officielles de l’École fondamentale et de l’École secondaire.

b) Édicter les balises de formation et de certification obligatoire des enseignants du créole, ainsi que celles relatives à la production de matériel didactique de qualité en créole pour les écoles et l’université; cela impliquera que le ministère de l’Éducation donnera --par règlement d’application obligatoire--, la priorité à la production et la mise à disposition du matériel d’enseignement et de formation en créole et/ou bilingue à tous les niveaux du système d’enseignement et de formation.

Veuillez agréer, Monsieur le ministre, l’assurance de ma considération distinguée.

Robert Berrouët-Oriol
Linguiste-terminologue
Ancien enseignant à la Faculté de linguistique appliquée
et à l’Université Quisqueya
Corédacteur du livre «La question linguistique haïtienne / Textes choisis» (Cidihca, Montréal, Éditions Zémès, Haïti, 2017)

 

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