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L’esclavage ne doit pas être la carte de visite de la Martinique

Yves-Léopold MONTHIEUX
L’esclavage ne doit pas être la carte de visite de la Martinique

Les commentaires inspirés par mon précédent article[1] sur l’abolition de l’esclavage m’amènent à retranscrire ci-après l’échange public, légèrement toiletté, que j’ai eu sur le net avec Daniel Marie-Sainte (DMS)[2]. Mais après un récent dialogue avec une historienne qui lui est proche, j’ai compris que les défenseurs du « 22 mai » sont bien campés dans leur refuge idéologique. Le paradoxe a longue vie, qui permet aux vieux militants du matérialisme marxiste de donner dans la symbolique humaniste : un idéalisme mémoriel qui n’a rien à voir avec l’histoire. Cependant n’est-ce pas le destin de la Martinique d’avancer à pas contrariés ?

L’historienne me l’a accordé : « c’est vrai que "l’heure de l’abolition [avait] sonné, l’esclavage n’[avait] plus sa raison d’être, moralement, politiquement, économiquement ", pour toutes les raisons, conditions et circonstances que vous avez citées[3] ». Elle ajoute : « Je ne vois pas pourquoi il faudrait mettre en avant une raison plutôt qu’une autre. » Empruntant à son raisonnement, la seule date qui réponde à cette triple dimension morale, politique et économique est bien celle du décret d’Abolition, le 27 avril 1848.

La professeure affirme que « cette date du 22 mai nous paraît fondamentale dans le processus de transformation de la société en Martinique, sans en faire un fétichisme ? » Sauf que, davantage que du fétichisme, n’y a-t-il pas le culte d’une date destinée à ramener la Martinique au caractère présumé substantiel de son identité, le fait esclavagiste ? Une carte de visite qu’aucun autre peuple issu de l’esclavage ne songe à nous disputer. En réalité, il est peu d’historiens martiniquais qui, entre quatre z’yeux, ne prennent quelque distance à l’égard des conclusions du professeur Armand Nicolas[4]. Reste que les confrères dont on sait la difficulté d’échapper à la chape idéologique et corporatiste n’osent pas s’opposer ouvertement au père présumé de l’histoire martiniquaise. Et que la voix qui porte est bien celle des idéologues.

 

Sans le décret du 27 avril 1848, il n’y aurait pas eu d’arrêté du 22 mai 1848 ! 

Soyons clairs, la date mémorielle du 22 mai 1848 est symbolique de la résistance des esclaves. Sans attendre le 22 mai suivant, le décret d’abolition du 27 avril 1848 avait été pris malgré l’arrivée entre temps à l’Assemblée constituante d’une majorité dite de « républicains du lendemain », en fait des monarchistes (23 avril 1848). L’esclavage avait été aboli au Royaume-Uni depuis 15 ans déjà, le 26 juillet 1833. La traite négrière avait été interdite en 1831, la loi Mackau (1835) qui mit fin au Code noir accordait des droits nouveaux aux esclaves. Dès lors, y compris pour des raisons économiques, l’heure de l’abolition avait sonné. Quoi qu’il en soit, sans le décret du 27 avril 1848 du gouvernement provisoire, l’arrêté du 23 mai n’aurait pas été possible 1 mois plus tard. Pour preuve cet arrêté contient un unique " considérant", qui commence ainsi : « Considérant que l’esclavage est aboli en droit … »

 

Dialogue avec Daniel Marie-Sainte (2 mai 2020)

« DMS : NON, Yves-Léopold, le 27 avril 1848, il ne s'est rien passé de positif, sur place en Martinique, pour nos ancêtres, alors, réduits en esclavage ! Il leur a fallu attendre le 23 Mai 1848, le lendemain de la grande insurrection de 22 Mai, pour que l'abolition du système hideux de l'esclavage soit enfin proclamée par le gouverneur français de l'époque, contraint et forcé !

YLM : Quelle tristesse ! Daniel. L'émotion ne remplace pas l'histoire. (…) Aucun historien ne fait mystère des nombreuses affirmations sans justification qui parcourent les ouvrages de cet auteur [Armand Nicolas] qui refuse de fournir ses sources et ignore les notes de bas de page. Sinon, est-ce à dire que c'est l'émeute du 22 mai 1848, en MARTINIQUE, qui aurait conduit à l'abolition commune dans les quatre territoires, 1 mois plus tôt. C'est peu d’égards pour la GUADELOUPE, la GUYANE et la REUNION qui n’ont pas eu de « 22 mai » et qui, eux aussi, ont connu des révoltes d’esclaves !!! Cette date a toute son importance (en MARTINIQUE seulement) pour le rappel des émeutes antérieures des esclaves. (…)

DMS : je connais l'identité de cet intellectuel dont tu parles ! Il a toujours cherché à dénigrer le 22 Mai 1848 ! Pour lui ce sont les textes venant de France qui sont importants ... Passons !

YLM : Les faits sont têtus et les erreurs « entêtées ». NON ! Daniel, ne stigmatise pas déjà un intellectuel que tu aurais dans le collimateur. (…) J’ai la conviction (c’est un euphémisme) que tu te trompes lourdement sur la personne en question. Même si tu la connaissais, ta réponse ne serait qu’une position politique et non historique. On sait que l’histoire martiniquaise s’écrit selon un cahier de charges rédigé par les politiques, dont tu es. Sauf que, heureusement, les nouveaux historiens s’en dégagent de plus en plus.

 

Des « libérés de fait » dès avant le décret d’Abolition

(Suite YLM) NON, l’intellectuel connu pour ses convictions de gauche n’a pas de prévention contre le « 22 mai ». Il vénère cette date, mais tout simplement pour ce qu’elle est : celle d’une émeute intervenue alors que les protagonistes avaient pleine connaissance du décret d’abolition. Mais elle est venue en résonance aux justes combats qui avaient précédé depuis les années 1820. Par ailleurs, je te rappelle ou t’apprends (de mémoire, mais je pourrais t’apporter des preuves) que sur certaines habitations, des esclaves en attente de la nouvelle étaient libérés ou s’étaient libérés bien avant l’insurrection du « 22 mai », laquelle avait été la riposte à un odieux incident. 

On pourrait multiplier les exemples. Dès le 4 avril 1848, « à l’habitation Massel les nègres avaient refusé le travail, en déclarant qu’ils étaient libres[5] ». Le 24 avril 1848, les esclaves avaient chassé, non pas comme le disent certains historiens, le maire de Case-Pilote, mais le colon Le Pelletier de Saint-Rémy[6] qui avait cessé d’être maire depuis la fin de 1847, et sa famille. Le maire du moment, un certain Duquesne, n’avait pas été visé, même si l’Etat-civil de la commune avait cessé de fonctionner pendant une quinzaine de jours[7]. Le sang aurait certainement coulé ce 24 avril 1848 si Le Pelletier de Saint-Rémy avait été présent chez lui. Le 18 mai 1848 sur une habitation du Robert, le colon de La Guigneraye constatait le refus de ses esclaves de couper la canne. Il n’insista pas dans sa tentative de faire appel à des journaliers. Tandis que le lendemain 19 mai 1848 Pierre Dessalles[8] recevait une lettre écrite qu’il rapporte ainsi dans ses mémoires : « M. Michaud[9] m’écrit que mes nègres ont écouté avec peu d’intérêt ce que je lui avais écrit [le 15 mai NDLA] de leur dire. Ils ont souri et répété plusieurs fois qu’ils étaient déjà libres ». Autant de circonstances, et d’autres encore, qui, avant le « 22 mai » auraient pu tourner au vinaigre s’il y avait eu un raidissement des positions, mais qui attestent que la décision attendue ne faisait aucun doute dans la tête des esclaves et des colons. C’est très certainement cette connaissance qui avait donné du cœur aux insurgés et retenu la main des forces de répression.

 

Le 22 mai 1848 n’était pas une émeute organisée 

(suite YLM) « NON, le 22 mai 1848, il ne s’était pas agi d’une émeute organisée (par exemple sous la direction d’un chef) en vue d’obtenir la signature d’un arrêté d’abolition, mais la réaction spontanée (en mode d’lo dépasé farinn) au comportement d’un colon, qui a fini par la réalisation (23 mai) du décret d’abolition dont les esclaves avaient connaissance et qui était attendu. Curieusement, les émeutiers avaient pour eux, « effet positif », l’assurance de l’existence de ce décret. En effet, ils étaient forts d’une décision d'abolition déjà prise bien que non parvenue dans l’île. A l’inverse, l’existence du décret a conduit les autorités à prendre des décisions d’apaisement[10]. Une émeute, donc, dont le souvenir symbolise les insurrections précédentes des esclaves et qui, à ce titre, mérite honneur, respect (…).

NON, Daniel, (…) le décret signé le 27 avril 1848 en France ne pouvait pas être publié le même jour en Martinique, et le fait de dire que rien ne « s’est passé de positif » ce jour-là en Martinique (…) n’a aucune pertinence. Comment imaginer, en effet, et faire croire qu’il pourrait en être autrement, comme si l’Internet ou le Fax existaient déjà et qu’il n’y aurait pas eu de délai de transport à prendre en considération ? (…)

OUI ! enfin, Daniel, petit à petit, les jeunes historiens se dégagent de la lecture orientée de l’histoire, d’une histoire écrite (on ne le répétera pas assez !) selon un cahier de charges[11] rédigé par des politiques. Pour preuve les commentaires qui m’ont été favorables au cours de notre échange [sur le Net], y compris de la part d’une historienne de gauche[12], et les silences de ceux qui ne m’ont pas désapprouvé. 

 

Vénérer les dates pour ce qu’elles sont

(suite) « DMS : Tu connais le dicton qui dit que "l'histoire écrite par le chasseur ne serait pas la même si elle était écrite par le lion". Je te laisse le soin d'encenser "l'histoire écrite par le maîtres colonisateurs" moi je préfère chercher à découvrir "celle qui a été vécue par nos ancêtres esclaves et, surtout, à rendre hommage à leurs mémoires !

YLM : Certains sont des spécialistes des citations-boucliers. (…) On se réfugie derrière des citations qui ont toute leur pertinence dans des circonstances précises pour servir de boucliers à des falsifications de la vérité au prétexte d'écrire le roman national.

DMS : Chacun son choix ! Il me semble qu’il y a eu un décret proclamé et lu par le Gouverneur Rostoland, le 23 Mai 1848 à Saint-Pierre. Alors que ton décret « préféré » n’avait pas encore été notifié sur le territoire de la Colonie Martinique. Or en droit français pour que l’Acte soit exécutoire, il ne suffit pas qu’il soit signé, il faut qu’il soit également notifié aux personnes concernées ! Or, lorsque ton décret « préféré » est parvenu sur le territoire de Martinique, en juin 1848, il n’y avait déjà plus d’esclaves sur le sol martiniquais !!!! A chacun son choix ! Moi j’ai choisi le « 22 Mé 1848 » la date de la libération effective ! (…)

YLM : Je ne choisis pas parce qu'il s'agit d'histoire et non de PREFERENCE. Je ne rejette aucune de ces 2 dates. Mais je prends les 2 ou plutôt elles s’imposent à moi comme à tous, pour ce qu'elles sont, pas pour ce que je préférerais qu'elles soient. Je respecte ton parti-pris qui, comme son nom l'indique, est partisan. »[13]

Par ailleurs, je te rappelle que la décision du gouverneur Rostoland n’était pas un décret mais un arrêté, qu’un arrêté ne remplace pas un décret et que le décret ou l’arrêté ne sont pas « notifiés » lorsqu’ils sont de portée générale. Leur publication suffit, comme pour la loi (…).

 

Fort-de-France, le 20 mai 2020

Yves-Léopold Monthieux




[1] Titre de l’article : « 27 avril 2020, anniversaire de l’abolition de l'esclavage en Guyane, Guadeloupe, Réunion, et Martinique. »

[2] Daniel Marie-Sainte est un militant indépendantiste de longue date. Ancien leader syndical, il est dirigeant du Mouvement indépendantiste martiniquais (MIM) et membre du Conseil exécutif de la Collectivité départementale de Martinique (CTM). Il est l’homme le plus proche du président du MIM et président de la collectivité territoriale de Martinique, Alfred Marie-Jeanne.

[3] Mon dialogue avec l’historienne étant d’ordre privé le nom de celle-ci n’est pas dévoilé.

[4] L’historien Armand Nicolas est un ancien secrétaire général du parti communiste martiniquais. Il est à l’origine de la substitution de la date du 27 avril 1848 par le 22 mai 1848, comme date historique de l’Abolition de l’esclavage.

[5]Voir, ci-dessous, Pierre Dessalles.

[6] Le Pelletier de Saint-Rémy, colon de Case-Pilote et ancien maire de la commune, a fui le 24 avril 1848 son domicile pour se réfugier chez son ami le sieur Huc, colon important et maire de Schoelcher, à l’origine des incidents du 22 mai.

[7] Aucun acte d’Etat-civil n’a été enregistré pendant cette période (naissances, décès…).

[8] La vie d’un colon - Pierre Dessalles, (1785 – 1857) - Editions Désormeaux – Martinique (1987).

[9] Géreur des propriétés de Pierre Dessalles.

[10] « La troupe reste l’arme au pied pour éviter un massacre à la veille de la proclamation de la liberté. » Note de Léo Elisabeth in La vie d’un colon à la Martinique (Pierre Dessalles).

[11] Le fil d’Ariane de ce cahier des charges se retrouve à travers toutes les dates retenues par notre récit national.

[12] Une ancienne élue

[13] Il est paradoxal que des militants proches du trotskysme ou du stalinisme, qui développent un discours matérialiste et déterministe, s’éprennent d’un idéalisme mémoriel humaniste.


 

 

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