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Les Vazimba : Une surnature outil et stratégie de la quête et d’une restauration de soi

Magali Nirina Marson
Les Vazimba : Une surnature outil et stratégie de la quête et d’une restauration  de soi

Nous sommes donc réunis ici par le Merveilleux : Traditionnellement considéré comme le premier théoricien du Merveilleux–en tant qu’effet littéraire-, Aristote emploie dans sa Poétique le mot « thaumaston », qui signifie à la fois « étonnant » et « admirable ». L’étymologie de la « merveille », implique donc, dans son premier mouvement d’étonnement –qui se nuance ensuite d’admiration, de crainte ou/et de fascination-, la prise de conscience d’une distance entre l’objet-merveille, qui est ce qui ne saurait être, selon le cours ordinaire des choses et le sujet, soi : Le Merveilleux suppose donc, naît, d’un clivage entre l’ici, notre monde, historique et cet ailleurs irréel, où, une fois le pacte narratif instauré par le fameux « Il-était-une-fois-dans-une-contrée-lointaine », tout devient possible, loin des lois de la condition humaine.

            Dire de la surnature qu’elle est autre, c’est formuler une tautologie, tant cette coupure, radicale, va de soi. La mise en exergue de cette distance est cependant nécessaire, puisqu’elle est, ici, d’emblée, problématique. Elle n’est aucunement, pour les Vazimba, un donné. Les traditions orales de la Grande Ile et les témoignages recueillis sur place ne nous font pas, en une formule, entrer de plain-pied dans une dimension autre : Les Vazimba sont les premiers habitants présumés de Madagascar.

            Selon l’archéologie et autres données, leur civilisation, supposée encore en gestation, essentiellement basée sur l’exploitation des ressources naturelles et présentant une certaine unité culturelle, se serait développée aux alentours du Vème siècle jusqu’à ceux du XIVème siècle. Faute d’écriture et de témoins, leurs premiers temps sont obscurs. Le terme lui-même, « Vazimba » -que Pierre Vérin rapproche du swahili « Vanjimbo », désignant les « hommes de l’intérieur »-, n’apparaît que vers les XIV-XVème siècles, dans les traditions orales des ethnies qui les côtoyaient, avant que ne soient fondés les royaumes de l ‘île.

Inexistants dans les chroniques officielles, les proto-Malgaches n’apparaissent que dans les récits et les croyances populaires, où, résultant d’un changement de statut dont nous tenterons de montrer la progression, ils sont une surnature tout-invraisemblance et contradictions, une énigme, qui semble plus relever de la mystification que de l’Histoire.

            Récupération par la mémoire populaire d’un non-dit généalogique, omniprésente dans la religion traditionnelle, où s’opère au quotidien sa familiarisation, la merveille Vazimba se fait tentative de restauration de l’Histoire, paradoxale par un dépassement de cette Histoire, qui vise à réintégrer l’homme de la Grande Ile dans son monde, son être et nous en dévoile l’insularité.      

 

I- Une Surnaturalisation « défaiseuse » d’Histoire et de Mémoire ?

 

Les tantara sont un genre narratif en prose, incluant parfois des parties chantées. Ils s’opposent aux tafasiry, qui  se présentent comme de pures inventions, des fictions : Tout en affirmant qu’ils ne relatent, donc, que des « histoires vraies », Tantaran’ny Andriana et les récits que nous avons pu recueillir oralement opèrent une dépossession, une déshumanisation des Vazimba avant leur « surnaturalisation ».

 

1) Déshumanisation et dématérialisation : Les faces du « Monstre »

 

Distanciation, exclusion des proto-Malgaches du champ du probable, cette surnaturalisation s’effectue dans des récits qui sont des actes de langage performatifs, une parole qui, loin d’être une donnée neutre par rapport à ce qu’elle nomme, a un pouvoir d’action intrinsèque sur son objet : Mettant l’accent sur le rôle, le statut, particuliers, que confère au Verbe l’oralité traditionnelle, qui veut que rien ne soit avant d’avoir été nommé, les tantara sont parole vivante, parole-« faire » et non parole-récit, simple « dire ». Dans les civilisations orales, la parole du griot est invite au voyage, étonnement, tension. Son pouvoir est identique à celui qui se met en branle lors de la bénédiction ou de l’anathème. Le « dire » y est le lieu et le champ d’expression d’une force latente, d’un micro-univers qui se déclare et se construit à l’acte de nomination. La parole y est sollicitation : En appelant les choses, elle les crée, les engendre. Elle « met en branle le[ur] cours [], les fait autres, elle est pouvoir de métamorphose. Et chaque mot, parce qu’il a ce pouvoir, est action […] »1.

Les conteurs de nos tantara s’y font donc démiurges, « dé-faiseurs » d’humanité et de proto-Histoire, de réalité. Ils effectuent un acte de non-identification des Vazimba, avant de les faire autres, de proclamer, dans un second temps, leur surnature :

N’osant rien affirmer, le narrateur de Tantaran’ny Andriana commence par semer le doute, en signalant que « les gens [] prétendent qu’il n’y a[] dans ces histoires que [] légende, [] matière à plaisanterie ». Les premiers habitants de l’île sont ensuite décrits comme une caricature. Leur étrangeté semble, d’abord, relever de la tératologie : Cumul de laideur, de difformités et de bêtise, les Vazimba, dont il est spécifié qu’ils « avaient l’esprit plutôt lent », se conforment, en tout point, à la définition que donne Ambroise Paré, du monstre : Ils sont, littéralement, des « choses qui apparaissent outre le cours de la nature » : L’accent est mis sur leur anormale « très petite taille », leur « tête longue » ou/et « aplatie », leurs « grandes dents » ou/et « oreilles ». Une de leurs particularités a, entre autres, donné son nom à des clous, les « fantsidoham-bazimba », les « clous à tête de Vazimba », aplatis au marteau sur leurs deux faces…

Non contents de les situer dans la transgression totale des lois biologiques, les récits effectuent une gradation croissante de leur rejet. Critiquant leur force, leur savoir-faire, leurs qualités « moindres », ils font des Vazimba des aberrations culturelles : Leurs coutumes, leurs modes d’être et de vie sont ravalés au rang d’état sauvage, de barbarie. Négation des lois morales et sociales admises, leur civilisation est placée sous le signe de la répulsion, du non-acceptable, de l’irrecevable : Ils vivaient, nous est-il répété, dans un état de totale anarchie. Toute organisation, quelle qu’elle soit, leur est déniée, faisant de leur nom un synonyme de « chaos ». Nos récits soulignent ainsi qu’ « ils mangeaient des choses crues », qu’ils « [] n’avaient pas de tombeaux », qu’ils « [] immergeaient leurs défunts dans les marais qu’ils faisaient ensuite piétiner par les bœufs [] ».

Erreur, accident, exclus aussi bien de la nature que de la culture, ces êtres singuliers peuvent, jusqu’ici, sembler encore humains, mais leur dépossession va au-delà, puisque l’existence et l’humanité leur sont déniées : Tantaran’ny Andriana souligne qu’ « au début de l’occupation de l’Imerina par les hommes, [] il n’y avait aucune population, que des Vazimba ». Un sous-titre de l’Histoire des rois, qualifie cette période de « Temps Fabuleux » et fait, ainsi, effectuer aux proto-Malgaches un triple déplacement vers Jadis -ou vers un temps parallèle-, vers l’ailleurs et vers l’autre, l’extra-ordinaire créature. Les Vazimba y deviennent une surnature protéiforme et Janus, dont une face est, nous le verrons, enchantée par la Merveille, tandis que l’autre est habitée, hantée par un Vazimba-spectre, dans tous ses états :

La surnaturalisation se fait dématérialisation, projection dans l’outre-tombe, dans l’inquiétant royaume des ombres. Le vocabulaire nous fait glisser vers le mortuaire et vers cette vie paradoxale qui caractérise les revenants. Les Vazimba deviennent des fantômes, des visions étranges qui disparaissent lorsqu’on s’en approche et alimentent diverses croyances, mêlées de crainte, d’effroi, en d’occultes influences :

Surnaturels tant par leur mode d’être que par leur puissance, ils sont appelés « personnages-Vazimba ». Ils sont ceux qui, souligne Tantaran’ny Andriana, « ne sont pas du nombre des vivants », ou encore ceux qui « […] viennent de dedans la mer et […] ne demeurent plus ici ». Dans des régions supposées «dangereu[ses parce que] hantées »  par eux, apparaissent, entre autres images, des spectres, « […]vêtus de lambamena, [qui] se chauff[e]nt au soleil, […] sur une grande pierre, [avant] de dispar[aître] dans la mer » : « Lambamena » -« lamba » signifiant « étoffe » et « mena », « rouge »- désigne le linceul de soie grège teintée de rouge brun dans lequel il est, sur la Grande Île, d’usage d’envelopper les défunts. Extrêmement coûteux, ce suaire est cependant jugé indispensable, seul convenable. Son acquisition pousse les familles à se priver de confort, de nourriture, même : S’en passer équivaudrait à « être jeté dans la terre » et serait comble de « honte et [de] déshonneur »

Les Vazimba sont donc devenus des «fantômes », «  angatra »-« anga-dratsy », « ombre mauvaise »-, un mot synonyme d’épouvante : Redoutables, les « angatra » sont des âmes errantes et malfaisantes. Se révélant en rêve-cauchemards-, ou sous forme de feu follet, les « feux des morts », « afon’ny maty », leur apparition est un mauvais présage. Potentiels instigateurs de maux et de mort, ces « angatra » passent également pour avoir la faculté non seulement de posséder l’humain, d’en extirper toute volonté et d’en faire leur marionnette, mais, également, de le frapper, de lui « […] tordre la nuque, [de l’] agite[r] et [de] paralyse[r] ceux qui foulent [et donc] souillent les lieux où ils [sont censés] demeure[r] » :

Un récit nous parle de mortels frappés par la foudre, de femmes perdant leur enfant avant sa naissance, parce qu’ils n’avaient pas respecté le « fady », « le tabou, l’interdit » imposé par un Vazimba-esprit : Ne supportant pas certains aliments, certaines attitudes, les « angatra », exigent en effet que les hommes suivent leur exemple et s’en abstiennent. Un autre texte nous parle de Ranoro qui fut, un jour, « obsédée par [un] Vazimba » : « Entraînée […] vers une pierre [sur laquelle] elle se mit debout, [elle] se jeta dans le fond de l’eau. Elle disparut […] et devint, elle aussi, Vazimba, […] détest[ant] le sel » et le déclarant prohibé : -« Le sel, elle le déteste », répète le narrateur. « C’est pour elle tout à fait tabou, le sel », insiste-t-il.

Ces esprits, nous apprend Tantaran’ny Andriana, réclament des sacrifices. « Ils se font immoler une poule, un mouton, ou un bœuf. […] On suspend […] alors […] la tête et les pieds de l’animal tué […] », avant d’en verser le sang à l’endroit de l’apparition. Pendant qu’un récit les désigne par le démonstratif neutre « cela », un autre met l’accent sur leur don d’ubiquité et les décrit comme des « choses qui se déplacent et vont ici et là ». « Cela », des « choses », que l’on traduit, selon les dialectes de l’île par « zavatra »,  « raha » ou  « zaka » : Par leur volonté d’imprécision, ces termes se font signe de la crainte, extrême, éprouvée : Les « zavatra » sont ceux dont on ne sait pas, ou dont on ne veut pas, prononcer le nom. En restant le plus allusif, le plus vague possible, on tente d’éviter, en ne les nommant pas, d’attirer leur attention.

 

2) « Étonnants » et « admirables »

 

Parallèle à cette dématérialisation, s’effectue une recréation des Vazimba, qui prend l’exact contre-pied de leur nanification première et en fait des monstres analogiques, à la morphologie tout-humaine, mais hypertrophiée : Rapeto est atteint de gigantisme. Son nom est d’ailleurs resté, dans la langue malgache le type du géant. Notre incapacité à le trouver monstrueux nous rappelle, au passage, que le monstre, comme la merveille, ne constitue aucunement une qualité objective en soi, mais se réfère, implicitement, à un regard qui voit, un esprit qui juge, un cœur qui s’étonne : Pour que le monstre soit, il est nécessaire qu’il y ait une norme et un écart. Il n’est dans le regard des hommes qu’en s’excluant des codes humains. Rien de tel, en ce qui concerne Rapeto qui, loin des Vazimba-gnomes aux mœurs barbares, loin également de ceux, spectres, hostiles, relève à la fois du monstre-singularité, de la merveille, « étonnante » et « admirable » et, quelque part, de l’humain. Il nous est montré :

-bouchant une grande vallée marécageuse avec « énormes roches qu’il n’a pas été possible [nous dit Tantaran’ny Andriana] de déplacer jusqu’à maintenant », afin d’en faire un abreuvoir pour les bœufs sans bosse de sa femme Rasoala -Il obstrua ainsi le passage où, après avoir arrosé les rizières de Tasianaka, l’eau du lac s’écoulait et celles-ci devinrent le lac Itasy -,

-passant, quelques lignes plus loin, d’une colline à l’autre en une enjambée,

-décidant de décrocher la lune pour en faire le jouet de ses enfants et… mourant d’un coup de pied de cette dernière, outrée.

 

Ce paternel et, semble-t-il, inconscient géant servant, en quelque sorte, de transition, nous entrons dans le Merveilleux proprement dit : À sa force colossale, succèdent les pouvoirs de Vazimba-ondines, filles du ciel et de l’eau, princesses qui se métamorphosent en feuilles parfumées :

Andriambavirano serait descendue du ciel. Selon les tantara, « une feuille d’arbre était tombée du ciel dans un lac [et] répand[ait] un parfum suave ». Koto, un jeune esclave, l’aperçut, voulut la saisir, n’y parvint pas et parla de sa découverte à son maître. Andriamanjavona voulut à son tour s’emparer de la feuille. N’y réussissant pas, il s’exclama : -« Si vraiment je suis noble par mon père et noble par ma mère, je la prendrai aisément ». La chose faite, il amena la feuille chez lui et la déposa dans un coffre, où elle devint humaine. Lorsque le souverain et son esclave voulurent ouvrir le coffre, ils n’y parvinrent pas. Après leur départ, Andriambavirano « s’empara du riz, des aliments et les dispersa, afin de frapper l’imagination des deux hommes ». Lorsqu’ils revinrent, ce qu’ils virent les surprit. Koto se cacha, fit le guet et surprit « la princesse des eaux » qui s’apprêtait à renouveler sa farce. Elle le supplia de ne rien dire au prince, mais Koto lui rétorqua : -« Que nenni ! Je vais faire en sorte que tu deviennes sa femme ! ». En un temps record, la fille d’Andriamanitra, la Grande Divinité, prépara « vêtements, argent et […] parures ». Lorsqu’elle lui apparut, le prince fut séduit et l’épousa. Jalouse, « la vadibe, la première épouse […] de ce dernier [la] fit mourir ». Mais son père la fit ressusciter. La princesse retrouva son époux. Ils eurent des triplés, deux garçons et une fille, qui furent placés par la première épouse dans une caisse et abandonnés au fil de l’eau. Konantitra, ogre, nous dit le traducteur de Tantaran’ny Andriana, des légendes malgaches, arrêta l’étrange paquet avec sa pirogue et le ramena à terre. Il recueillit les enfants qui grandirent et épousèrent, à leur tour, des « Andriana », des « nobles »…

 Un peu plus loin, une autre version de cette histoire nous est donnée : Andriambavirano n’y est pas nommée –afin d’en montrer les différences, intéressantes, nous considèrerons « Zaza rano », son alter ego, appelée Fatima dans le Sud-Est de l’île, comme une seconde héroïne-. Coincée dans un filet de pêche, la princesse est recueillie dans le cours d’un fleuve. En épousant Andriambahoaka, son sauveur, elle lui fait promettre de ne jamais faire allusion à ses origines. Mais un jour de colère,  l’époux oublie son serment et la traite de « zaza rano », « enfant de l’eau ». Outragée, la jeune femme reprend la route du fleuve et replonge définitivement dans son élément originel, où elle emmène deux de ses enfants : le troisième a souhaité rester avec son père.

 

3) L’impossible interférence : Une surnature-perte et oubli ?

 

Quelle que soit sa forme, la surnature vazimba se définit comme et par un écart, une identification impensable, une totale incompatibilité entre ce monde-ci et le sien, défi constant aux sens, à l’entendement, au possible, humains :

 L’imaginaire malgache répugne, nous l’avons vu, à évoquer les Vazimba-« angatra », « fantômes ». Il en craint le voisinage, le contact. Décrites dans une tout-hostilité face à un mortel qui, en reconnaissant leur pouvoir, éprouve son impuissance et sa vulnérabilité, ces « zavatra »-ces « choses »- nous sont montrées comme des persécuteurs d’autant plus redoutés et redoutables qu’indéfinissables, insaisissables et, dans tous les sens du terme, innommables. Il semble nécessaire, vital, même, de les garder à distance. Re-matérialisés, réincarnés, sublimation de la force et de la beauté, le géant et les filles de l’eau sont également, aussi humains qu’ils puissent sembler, absolument autres :

Figure de l’extrême, superlatif par excellence, Rapeto transcende en tout point la dimension humaine. Ignorant, par nature, toute limite, il meurt de tenter d’agir sur l’ordre du monde, en voulant faire de la lune, un objet de divertissement. Volana, la lune, est un être divin dont il est dit, sur la Grande Île, en cas d’éclipse, qu’ « elle est malade ». La lubie du géant nous rappelle ce qu’écrit Lévi-Strauss, dans Le cru et le cuit (p.293), sur l’astre Lune : Selon une légende signalée, nous dit-il, « […] dans le monde entier : [en] Chine, Birmanie, Inde, Malaisie, en Afrique… » : lorsqu’un géant s’approche, «[…] prêt à dévorer le corps céleste », une éclipse a lieu. Les mortels s’arrangent alors pour faire un énorme « […] vacarme, [afin] d’effrayer [et de] mettre en fuite […] » la créature, monstrueuse aux yeux des hommes par sa volonté d’agir sur l’équilibre du monde, lecture de la volonté divine et de mettre, par là, l’humanité en péril. Dans les tantara, l’éclipse n’a pas lieu. Les mortels n’interviennent pas. Mais la tentative de Rapeto s’y fait rappel troublant, sorte d’image à rebours, de Prométhée, volant, lui, le feu à Zeus pour le donner aux hommes. Les filles de l’eau, sont, elles aussi, à leur façon, des figures prométhéennes, au sens qu’Eschyle donne à son titan : Les Vazimba se font contestation, « vouloir »-transgression, révolte contre l’harmonie, l’ordre établi. Ils sont Hybris, péché de démesure, désir d’outrepasser leurs droits et condition, en faisant fi : de la hiérarchie établie au sein-même de la surnature, comme des barrières, du clivage instauré entre l’ici et leur monde : Si Rapeto manque de respect à la lune, les ondines se font, en épousant des mortels, désir d’humanisation, de socialisation. Elles deviennent, par là, des personnages tragiques. Leur séjour chez les mortels est une parenthèse éphémère, synonyme de persécution ou d’exclusion : Après en avoir subi la mort-conséquence, Andriambavirano, la princesse des eaux voit ses  enfants en proie, après elle, à la haine de sa rivale. Zaza rano, provoque d’elle-même sa désocialisation. Dans tous les cas, la merveille est renvoyée, par les humains ou par ses supérieurs, aux limites de sa surnature. Dématérialisés ou reconcrétisés, amplifiés, les Vazimba se font signe de l’impossible interférence et, en tout point, thématique, formel, de la perte.

 

Contrairement aux dictons, aux proverbes et autres formules de la tradition orale qui, elles, ne se modifient pas, sont des formes « fixées », les tantara sont, selon la distinction établie par Van Gennep, une « littérature mouvante », qui présente des variations, selon l’époque, le lieu, le conteur : En témoignent les deux versions de l’histoire d’Andriambavirano, qui devient Zaza Rano ou Fatima : En l’absence d’écriture, la mémoire de l’île était soumise à ses propres errances et aux transformations, aux ajouts, aux simplifications, aux contaminations et aux emprunts qui caractérisent la parole. L’historicité Vazimba s’est vue modifier par la tradition orale, composée, selon le mot de Patrice Coirault, de « […] milliers d’anonymes, [d’]inventeurs et [de] remanieurs ignorés […]» : Leur surnature se présente comme « survivance », une notion à la connotation quelque peu dégénérative, qu’emploient, entre autres, Edward Tylor et Sébillot, pour définir le folklore, le « savoir du peuple » constitué, selon eux, de « ce qui  persiste des anciens âges […] ». Ce mot désigne, nous disent-ils, « […] le fait historique […] plus ou moins altéré […], débris de civilisations mortes enclavés dans une civilisation vivante […] »2.

 Souvenons-nous : Dépourvus d’écriture, les Vazimba ne sont attestés que dans les récits des sociétés formées après. Les textes qui traitent du matériau humain proprement dit le décrivent sur un mode péjoratif.  Les autres pimentent les faits de monstres et merveilles et s’échappent des cahiers de l’Histoire. Récupération de cette dernière par l’oralité, les tantara semblent se placer sous le sceau de la perte, de la non-mémoire.

Les sociétés orales ont, de tout temps, assigné à leur littérature une double exigence : celle d’être fidèle aux critères esthétiques en vigueur et celle de respecter les codes essentiels, les valeurs éthiques qui les régissent. Ce que constate Pathé Diagne chez le Wolof, ou Bantou, vaut pour Madagascar, où l’oraliture -la littérature orale- est également, une « […] parole pensée qui assume des fonctions et revêt des caractéristiques précises ». La tradition orale est toujours, au premier abord, technique de conformisme et d’escamotage, amnésie complice. Sympathie pour sa société-mère, elle sait se taire sur les hérésies des générations précédentes, se faire discriminatrice et éliminer ce qui n’est pas conforme aux normes de la communauté.

 Le Vazimba-matériau historique a donc été : nanifié, désincarné, amplifié, embelli… En un mot, il a été dilué, délayé, par l’imaginaire. Retravaillés, le fait, le personnage réel, ont été réinventés. Leur souvenir est manipulation, métamorphose. Leur surnature apparaît comme une dégradation, une dislocation de la réalité, comme le « dernier [selon une expression empruntée à Lévi-Strauss dans un autre contexte] murmure de l[‘Histoire]expirante » : comme un oubli.

 

Si les tantara mettent en exergue et sont une borne, une séparation de l’Ici et de la surnature, de l’Histoire et de la fiction, s’ils indiquent leur opposition, leur non-adéquation, ils sont également le lieu paradoxal où s’effectue le passage, le seuil où s’opère leur communication.

 

II- Un volontaire et assidu devoir de mémoire

 

            La frontière entre l’ici et le monde Vazimba est, certes, poreuse, permettant aux spectres, aux géants et aux ondines de surgir, d’être présents, d’agir. Mais cette perméabilité va au-delà : Dans un premier temps vouée au rejet, à l’échec, leur présence, omniprésence, devient étrangement, familière. Normalisée, elle nous donne à lire un être au monde particulier.

 

1) Un être au monde particulier

 

Sur la Grande Île, vie et trépas sont deux univers complémentaires. Naître, vivre et mourir, c’est passer d’une existence à une autre, sous le mode invisible, dans un autre milieu. Comme dans les « Souffles » de Birago Diop3,

-« Les morts ne sont pas morts […]

ils sont dans les herbes qui pleurent,

ils sont dans le rocher qui geint,

ils sont dans la forêt,

ils sont dans la demeure » :

La pensée spirituelle malgache est animiste, donc, croyance en l’existence de l’âme, ce principe immatériel présent dans tout être et tout objet de la création. Selon cette vision du monde, totalisante, la valeur suprême est la Vie, la force vitale, principe omniprésent, qui émane de la Grande Divinité -Zanahary ou Andriamanitra-, créatrice du monde. Le Cosmos englobe le monde visible et l’invisible. Peuplé de dieux secondaires, qui suppléent dans l’agencement de l’univers un Tout-Puissant éloigné des affaires terrestres, habité par les ancêtres -les « razana », par des esprits et des génies, l’invisible, mystérieux, se manifeste parfois. Il est bénéfique ou nuisible : Les Vazimba ont été assimilés à ces forces, auxquelles il prête des dispositions, des intentions : S’il en craint la proximité et en admet la puissance, le mortel éprouve à leur égard soumission et dépendance. Sa relation à la surnature est tout-ambivalence : écart et rapprochement, répulsion et fascination, occultation et allégeance. Selon cette philosophie, fondamentalement non-immobiliste, l’homme -pour paraphraser Robert Jaovelo-Dzao- noue des relations avec toutes les réalités du monde. Il cherche à se prémunir contre leur nocivité, à prévenir leur courroux, à capter leur bienveillance :

Un culte est donc voué aux Vazimba. Un texte décrit, entre autres, les offrandes quotidiennes faites à Ravoahangy, le Vazimba « Perle de Corail », doté, dit-on, d’une extrême puissance. Dans les tantara et le quotidien malgache, les sacrifices d’animaux, décrits plus haut, qui visent à leur rendre hommage et à nettoyer le chemin, l’à-venir humains, sont courants, habituels, évidents. Ils sont une volonté de neutralisation des « angatra ». Mécontentes et ombrageuses de nature, ces âmes errantes Vazimba seraient bien capables de se venger de l’humiliation que leur ont infligée les hommes d’antan. « Angatra » désigne en effet les spectres de ceux dont la dépouille, pour une raison ou une autre, s’est retrouvée sans sépulture :

Les récits font état du sort réservé aux Vazimba pré-surnature, nanifiés : Beaucoup ont été chassés de leur habitat par les souverains des nouveaux royaumes. « Ceux qui n’étaient pas massacrés s’enfu[yaient], dans […] la plus grande épouvante », avant de s’ établir ailleurs, craignant, chaque fois, d’être poursuivis et chassés de la même manière. Nombre d’entre eux sont donc morts en pleine nature, ou ont été ensevelis dans de simples fosses. Les tombes qui, aujourd’hui, sont supposées être les leurs, consistent en des emplacements carrés plus ou moins garnis de pierres : rien n’est plus incertain.

Il est, à Madagascar, essentiel d’être inhumé parmi les siens. La privation de  sépulture était la pire des sanctions infligées par les anciens rois. Elle condamnait les victimes à n’être que des âmes solitaires, en peine. La dernière demeure et le « lambamena », ce linceul décrit plus haut, sont des éléments, primordiaux, de la dignité humaine. Ceux qui, jadis, partaient en expédition loin de leur communauté, demandaient à leurs compagnons de ramener, si malheur arrivait, leur dépouille, ou leurs « huit os », les « taolam-balo », crâne et os longs, résumant leur squelette, symbole de leur corps, afin qu’ils soient purifiés, débarrassés de leur chair et que l’âme s’en trouve pacifiée. Le défunt rejoignait ensuite les ancêtres dans leur caveau. Nous paraphraserons ici Louis Molet car une petite explication s’impose :

 Selon la conception traditionnelle, l’humain, « olom-belona » a un corps de chair, « vatana », doué de mouvement et de respiration. Lorsqu’il se meut, son ombre obscure, « aloka », est vivante et prend une réalité spirituelle. Sous le nom de « tantindona », « aloka » devient un aspect de la personne, au même titre que son double, « ambiroa », image ou reflet que l’on aperçoit dans un miroir. Il arrive à ce double de vagabonder, lors des rêves, des états de langueur. Il peut être volé ou s’enfuir. On fait alors appel à un chamane pour le réintégrer et retrouver la santé. Lors d’un décès, le double, « ambiroa », devient une âme disponible, « avelo », inhérente au corps. Elle cherche, avant que les rites ne soient effectués, à se réincarner dans des corps affaiblis ou malades en en chassant l’ « ambiroa »-le double « vagabondeur », donc-. Ses proches empêchent l’ « avelo » du défunt de se dissoudre ou de devenir errante par les obsèques coutumières, qui assurent la disparition du cadavre, fixent et pacifient cette âme, qui devient alors bénéfique et protectrice. Les os purifiés sont des reliques. Gardées dans le « coin des ancêtres » ou enterrées, elles attestent que le mort a rejoint les siens.

S’expliquant par la peur et le désir d’éviter que les « angatra » fassent payer aux vivants leur infortune, ces rites semblent suivre la logique d’une mise à distance, d’une volonté d’oubli des Vazimba. Loin de se limiter au conjuratoire, au purificatoire, leur surnature s’y mue cependant, au quotidien, en paradoxal, en volontaire et assidu devoir de mémoire.

 

2) Ancestralisation

 

Selon un proverbe malgache, « Mourir une fois, on le supporte ; mourir deux fois est intolérable »-« Maty indray mandeha leo-ihany ; maty indroa no tsy tanty »-. La seconde mort est la perte du souvenir. Nous l’avons vu à propos des « huit os », résumé du squelette, à propos, également, de la sépulture : La persistance, la survie d’un être après sa mort nécessite un rappel concret, un support durable, pour que ses proches puissent effectuer et manifester leur deuil. Un défunt sans descendant cesse, en quelque sorte, d’exister. Comme dans de nombreuses cultures, la survie des mânes est proportionnelle au souvenir qu’en gardent les mortels. A mesure que s’estompe la mémoire, les mânes se détachent de l’Ici, jusqu’à perdre toute individualité. Elles entrent alors dans la catégorie aux vagues contours de « ceux qui furent », des ancêtres indéterminés, dont le nom, le souvenir, se sont volatilisés. Le glissement de « angatra », « spectre » à « zavatra », la « chose », indéfinie, va dans ce sens.

Or, les mânes Vazimba sont constamment sollicitées : capables du pire, ces spectres sont, à l’inverse, dotés du pouvoir de guérir : Tantaran’ny Andriana nous montre Ranoro face à une de ses victimes, aveugle depuis la violation d’un interdit et repentante. La Vazimba décide de la posséder et, durant « l’obsession», lui souffle de se servir d’une infusion de plantes médicinales pour se laver les yeux. La jeune femme recouvre la vue et promet de respecter, désormais, tous les « fady », les « tabous », proclamés.

Les « fomba », les « coutumes » et les « fady », les « interdits », concernent tous les domaines de la vie. Ils vont de l’alimentation aux techniques vestimentaires, en passant par le choix des sites où installer sa demeure, les prescriptions qui concernent le matrimonial, le natal, le mortuaire : En les édictant, les Vazimba sont érigés en instance suprême. Leur surnature, synonyme d’impossible interférence au départ, est placée au centre, au cœur-même de la vie mortelle, familiale, personnelle, intime : Les textes nous parlent d’hommes désireux de s’enrichir, d’épouses impatientes de devenir mères, venant prier devant les pierres Vazimba et promettre des sacrifices. Ces tombes, ou du moins leur emplacement présumé, sont des lieux d’espoir, de reconnaissance et de guérison.

Tous ces points mettent en exergue un glissement, une confusion, une assimilation, en fait, des Vazimba-esprits de la nature aux ancêtres. Les « razana » sont une constellation de personnes défuntes qui, dans cette vie-ci, se sont illustrées par une grande sagesse, par leur noblesse de cœur. Promus au rang de divinités, l’ancêtre est source de vie. Il est considéré comme l’intercesseur des mortels auprès du Dieu Suprême : Les Vazimba ne sont pas craints ou honorés autrement que ne le sont les « Anciens ». C’est aux rites traditionnels, que l’on a recours, pour les satisfaire ou les pacifier. C’est avec déférence qu’on s’adresse à eux. Mieux, une invocation, au cours d’un rituel, se fait reconnaissance suprême en les qualifiant de « père et mère des rois et reines ancêtres » : « Père et mère » se dit « ray-aman-dreny ». Formule hautement symbolique, elle appelle le plus grand respect qui soit. Un renversement s’opère donc : L’ancestralisation, l’introduction dans le Hasina, réintègre la surnature dans l’humain et interroge l’Histoire.

 

3) Questionnement de l’Histoire

 

Selon Mallarmé, « Toute chose sacrée et qui veut demeurer sacrée doit s’envelopper de mystère ». S’opposant au profane –pro-fanum signifie : devant l’enceinte réservée, devant le temple, en dehors du lieu consacré -, le sacré est, essentiellement, un domaine clos,  circonscrit, qui ne se dévoile qu’aux initiés : En témoigne le culte des Vazimba, longtemps clandestin, un peu honteux, même, qui ne s’exprime en général qu’au travers de dévotions strictement familiales, personnelles.

L’étymologie du mot « sacré » porte en elle cette ambiguïté : « Sacer » veut dire « consacré à Dieu », mais signifie également « chargé de souillure » et, par extension, « frappé d’interdit ». Le simple terme « Vazimba » provoque un tel cocktail de déni, de méconnaissance, de crainte, de respect, de fascination, qu’il nous semble possible d’envisager le concept lui-même comme un tabou culturel. La surnature Vazimba, sa sanctification, se font trace de cette souillure, d’une faute originelle :

-« Père et mère de nos rois et reines ancêtres » : En sacralisant les Vazimba, en leur insufflant le Hasina, puissance d’origine divine, cette qualification s’allie à la prépondérance, dans les textes, de « rano », de l’eau, dont la fluidité s’oppose à la précision du patronyme de leurs compagnons, pour mettre en relief le flou identitaire dans lequel se fondent les Vazimba : Les ondines sont, ainsi,  essentiellement définies comme des incarnations de l’élément liquide et des femmes de princes : Avant d’être possédée et de devenir Vazimba en disparaissant dans les flots, Ranoro  était, souligne le texte, « […] mariée à Andriambodilova ».  D’Andriambavirano, la « princesse des eaux », il est dit qu’ « Andriamanjavona […], noble par [s]on père et noble par [s]a mère, […] l’épousa ».  Zaza rano est, elle aussi, désignée comme « l’épouse d’Andriambahoaka » : Habituel ingrédient du récit merveilleux, le mariage de la surnature et de la noblesse humaine se fait signe, ici, de précision généalogique, d’existence historique. Il s’oppose au statut insaisissable des naïades. Le terme « Andriambahoaka » est particulièrement significatif. Actualisant, concret, générique, il désigne les souverains des premières principautés malgaches, établies sur le littoral, où baies et embouchures des fleuves abritaient les embarcations et facilitaient les communications avec l’intérieur. L’ « Andriambahoaka » était le « prince de l’embouchure »-« vahoaka »- et, par extension, un « prince régnant sur le peuple » -« vahoaka » également-. Signalant, étymologiquement, les débouchés des voies fluviales, « vahoaka », s’est mis à désigner le peuple qui s’y était installé puis tout peuple soumis à un gouvernement.

La sacralité et la surnature aquatique se font visibilité flagrante, interrogation du vide de l’Histoire :

 Dans la « Note Préliminaire » de l’Aube Rouge, le poète du « Presque-Songe », Jean-Joseph Rabearivelo, déclare :

 -« Nous autres [], ne lisons l’ [] histoire donné[e] comme étant ce[lle] de notre race que jusqu’aux pages où se finissent les exploits [de nos héros]. Le reste, nous le parcourons, mais avec un sourire d’amertume et quelque chose comme du mépris au cœur []. Écrite par des gens intéressés, notre histoire est incomplète et [] laisse des mois dans l’ombre. Ces lacunes [] tendent à noyer des dates inoubliables [et] se permettent plusieurs substitutions. Cela, [] pour servir les politiques ».

« Tompon’ny razana », « maîtres des ancêtres », les souverains d’antan avaient le pouvoir de décider de l’appartenance ou non d’un groupe à la lignée : Les Vazimba en ont été exclus. « Défaiseuse », par essence, de réalité, la surnature des tantara s’en fait la réparatrice, en y réintroduisant les ondines et en reconnaissant le matricide. « Père et mère de nos rois et reines ancêtres » : rois ou épouses de rois, les Vazimba sont la mère de leur peuple et de ses descendants. Là encore, l’eau est une image marquante : « Zaza rano » désigne couramment l’enfant dans l’âge tendre, le petit, de moins de deux ans. On dit également d’une femme enceinte qu’elle « mitondra rano » : « porte de l’eau »…

 

III-  « Rano Masina » : La mer, seule certitude, mémoire et origine

 

« Rano » est l’amniotique liquide, la matrice, le sein maternel et celui de « Rano Masina », l’océan, dont l’omniprésence fait de nos récits une anamnèse, un retour à « Zaza rano », à la source de l’île.

 

1) Mythe : un refus de l’ Histoire

 

En victimisant systématiquement les Vazimba, les tantara revisitent le peuplement de l’île et soulignent la violence de son Histoire originelle :

Aussi extraordinaires qu’ils soient, dans des récits à caractère conflictuel, les Vazimba sont constamment agressés, persécutés et impuissants : Nous avons évoqué plus haut le sort réservé aux Vazimba nanifiés, chassés. Mettant l’accent sur leurs frondes, leurs piques de roseau aux pointes de pierre et d’os, dérisoires face à des boucliers et des sagaies en fer, un récit nous les montre effrayés devant l’arme nouvelle, « le fer volant ». Le texte accentue leur statut de victimes et signale un roi «[] s’introduisa[nt], sans scrupule, dans leur pays ». Ce dernier, « […] ten[ait] à les chasser pour être [le] seul maître. [I]ls s’enfuirent […] dans le désarroi le plus complet [et] s’établirent [ailleurs], dans des cabanes misérables ». Lorsque Rapeto reçoit le coup de pied de la lune, il est décrit  « tomb[ant], s’affaiss[ant] et se repli[ant] ». Le sort des ondines, haïes par une rivale ou s’excluant elles-mêmes de leur foyer, n’est guère plus enviable. Dans une société structurée par le sacrifice, les Vazimba, dont le culte semble, à présent, relever de l’expiatoire, se font victimes émissaires d’une Histoire placée sous le signe d’un entrechoc des cultures.

Madagascar s’est longtemps, nous le savons, faite théâtre et témoin de débarquements multiples d’hommes « venus d’au-delà de la mer ». Les différentes arrivées de migrants, leurs apports sur l’île, ne se donnent en aucun cas, à appréhender -selon le mot de Paul Ottino4- de « manière […] mécanique », comme de simples « superpositions en pâte feuilletée », chronologiques, successives : Loin d’être nets, bien tranchés, les schémas migratoires se sont, pour reprendre Françoise Raison-Jourde, durant des siècles, « cristallisés en strates multiples ». Chaque arrivée nouvelle enclenchait un face-à-face, une opposition conceptuelle, entre les « tompontany », les « maîtres de la terre » et les migrants, les Andriambahoaka « maîtres des embouchures » fluviales, demandeurs ou colonisateurs de terres : Souhaitant sans doute se préserver de l’assimilation, garder intactes leur société et leur religion, certains maîtres des terres Vazimba, ont refusé l’allégeance : Ces derniers, que Gilberte Ralaimihoatra-Nicole appelle « les têtus », ont, idéologiquement du moins, créé des enclaves libres dans le pays, des mini-poches de résistance contre les nouvelles hégémonies : Tantaran’ny Andriana nous ainsi montre les Vazimba nains « […] constitués en […] clans indépendants. [N]e pouvant plus souffrir au milieu de leur royaume ces groupements placés hors de leur autorité […] »,  des rois « […] les expulsèrent […] sans retour » : ces expulsions ne s’effectuèrent pas d’un seul coup, ni sur un même mode. Elles ne furent pas toutes irrémédiables. Parfois, elles n’eurent pas lieu. Mais, aussi sporadiques qu’elles aient pu être, ces guerres induisent, dans les textes, la systématique entreprise de réduction, de reniement et de destruction que nous avons pu noter, fondée sur un postulat que l’Histoire et les hommes ont rendue classique : la table rase, qu’engendre, en général, la conquête de terres et de pouvoir. Chacune de ces mini-pacifications fait de l’Histoire de l’île une sorte de palimpseste, composé de tranches de blessures, entremêlées.

La surnature Vazimba répond à cette violence en refusant l’Histoire : Les tantara rejettent les faits, les personnalités et ne gardent d’historiques que l’entour et le substrat culturel. Ils reconstituent les Vazimba et leur biographie selon les normes du Mythe, tel que le décrit Gilbert Durand :

-« Nous entendons [nous dit-il] par mythe un système dynamique de symboles, d’archétypes et de schèmes, [un] système dynamique qui, sous l’impulsion d’un schème, tend à se composer en récit […]»5.

Nous assistons donc à une réinvention des Vazimba sur –selon le mot de Mircéa Eliade- « un étalon exemplaire ». La tradition orale les recrée « à la ressemblance » des héros des mythes anciens : Ils sont assimilés à des archétypes, à des figures premières, à un modèle. L’événement, lui, est intégré dans une catégorie d’actions mythiques :

Rapeto le géant est, nous l’avons vu, une sorte d’à rebours prométhéen, voleur de lune. Il est également une sorte d’Héraklès malgache, à la force physique impressionnante, un surhomme, placé à mi-chemin des dieux et de l’humain. Les filles de l’eau, elles, sont Mélusine et Ondine : Zaza rano reproduit le parcours mélusinien, selon lequel « un être surnaturel s’éprend d’un humain, le suit dans le monde des mortels et l’épouse en lui imposant le respect d’un interdit. Il regagne l’autre monde après la transgression du pacte, laissant une descendance »6 : L’agencement du récit est tripartite :

1- la rencontre de l’humain et de la créature aquatique,

2- le pacte : l’ondine accepte d’épouser le prince, mais demande à ce dernier de ne jamais révéler sa surnature. Le mariage est célébré. Tout se passe on ne peut mieux. Les époux ont plusieurs enfants,

3- mais le pacte est violé. Zaza rano s’éclipse brusquement. Un de ses fils reste auprès de son père et assure la descendance de l’enfant des eaux auprès des hommes.

Certains points ne nous permettent pas d’affirmer que les tantara reproduisent exactement le schème folklorique mélusinien : la fin classique impliquerait qu’Andriambahoaka perde, en même temps que son épouse, la richesse qu’elle avait apportée en dot, ainsi que la vie : or, à aucun moment, le roi ne rejoint Zaza rano dans sa dimension.

La femme-feuille est une variation d’Ondine, qui épouse également un mortel, mais se heurte à l’hostilité d’une rivale mortelle. Andriambavirano n’impose cependant pas d’interdit à son époux : l’interdit est leur alliance elle-même, incongrue, hors-normes. Ses enfants sont, eux aussi, assimilés à un modèle héroïque : de parents illustres, ils naissent dans un contexte difficile puisqu’ils sont, d’emblée, haïs par une marâtre. Ils sont « exposés », selon le mot de Gilbert Durand, sur l’eau, comme l’ont été, entre autres, Remus et Romulus, avant d’être, comme Persée, sauvés par un pêcheur (Konantitra heurte leur caisse avec sa pirogue) : « cet abandon [nous dit Gibert Durand] surdétermine […] encore, […] dans tous les folklores, la naissance miraculeuse du héros ».

L’ancestralisation des Vazimba consiste, quant à elle, en une refonte de la proto-Hisoire dans l’archétype du Razana, de l’Ancêtre.

 

A la première définition de l’archétype, « prototype », première image « […] à l’origine de toute histoire mythique », Régis Boyer ajoute une caractéristique : L’archétype n’est pas seulement un modèle : il est « le modèle idéal ». Premier, il est, selon le mot de Maurois, la « fiction mère », l’originel, le supérieur et le  prestigieux. A l’humain Vazimba, est substitué « l’exemplaire » :

L’Ancêtre ne le devient, qu’après, nous l’avons dit,  un parcours sans faille dans cette vie-ci. Rapeto et les naïades possèdent une force vitale hors du commun. Leur naissance est miraculeuse. Ils sont demi-dieux. Leur route est jalonnée d’exploits. Ce sont des figures du pouvoir. Les filles de l’eau fondent des lignées : le mythe oppose à leur non-existence historique l’idée d’une souveraineté donnée par les ondines. L’alliance des trois éléments, soulignée par Philippe Beaujard, dans le personnage d’Andriambavirano, fille du ciel, de l’eau et de la terre, que symbolise son époux, est significative : L’union de ces trois mondes qui, selon une conception austronésienne, constituent l’univers, met en scène un pouvoir aristocratique absolu, où « le souverain est Zanahary an-tany, Dieu sur la terre ». Elle est «[…] à l’origine d’une dynastie de souverains universels » -« Andriambahoka », étudié plus haut, est également le nom générique des « souverains universels du milieu de la terre » qu’étudie Paul Ottino dans son cycle des Andriambahoaka »-. Le prénom de Ranoro est, lui aussi, signe de noblesse. Il souligne  l’affinité, courante dans la tradition orale, des Andriana avec l’eau et la lumière : « Rano », l’ « eau », précède en effet le radical « noro », dont l’étymologie arabe -« nur »- signifie « lumière ». L’imaginaire malgache opère donc une inversion des signes de l’Histoire : Le vide généalogique, l’occulté et le mortuaire se muent en omniprésence, en surpuissance et en reviviscence. Le banni devient l’initiateur et le paradigme. Nous assistons à la création d’un univers fédérateur. Le mythe Vazimba se fait quête, selon le mot de Bachelard dans sa Poétique de la rêverie (p.93), d’une « antécédence d’être ». Il nous révèle un profond désir, le besoin d’une restauration de soi :

 

2) L’archétype et « rano masina », la mer, signes de « l’Intranquillité »

 

Etiologique -entre autres caractéristiques-, le mythe raconte, selon Mircéa Eliade7, « […] comment, grâce aux exploits des Etres Surnaturels, une réalité est venue à l’existence, […] a commencé à être » : Les tantara nous expliquent pourquoi le massif rocheux soulevé par Rapeto se trouve à tel endroit. Ils nous racontent comment des rizières -dont le géant a bouché l’entrée- sont devenues un lac et pourquoi les habitants du voisinage se nourrissaient de maïs, de manioc et non de riz. Lorsqu’elle possède  la jeune aveugle, Ranoro lui donne accès à des plantes médicinales. Nous avons, plus haut, parlé des interdits et des coutumes édictées par les Vazimba… Leur mythe explique au mortel son entour, lui révèle et clarifie les événements qui l’ont constitué. Il enseigne à l’homme comment exercer certaines activités vitales et lui fournit des modèles extra-humains vers lesquels se tourner pour comprendre son monde, son île et s’y installer :

-« [L]e langage mythique est, [selon Paul Ricoeur dans Le mythe] en tant que symbolique, un instrument unique de compréhension de soi à soi-même, capable d’aider l’homme […] à se restituer dans l’être ».

Clarifiant, ordonnant les mystères du monde, de la vie et de la mort en lui révélant sa filiation surnaturelle, la geste Vazimba se pose comme savoir essentiel. Elle se veut somme de vérités indispensables à l’existence. Réceptacles, dépositaires de la mémoire culturelle et sacrée de l’île, Rapeto et les ondines se voient investis d’une mission particulière : celle de signifier à l’humain son identité :

Ambivalent, oscillant entre l’invincibilité et la défaite -son terrassement par la lune-, entre le tragique et le comique, démesure et transgression, l’Hercule malgache se fait comme héros civilisateur et fondateur. Comme son modèle, il figure le héros, au sens grec du terme, « l’acte à l’état exemplaire » : Ses exploits appartiennent aux trois catégories déterminées par Jean-Pierre Vernant dans le second tome de Mythe et Pensée chez les Grecs :

- Il crée (le lac Itasy),

- il fonde une lignée : Tantaran’ny Andriana souligne ainsi que son épouse, Rasoalao, « m[e]t au monde deux filles ». Il est question, un peu plus loin, de son fils, « d[es] autres enfants [que Rapeto] eut […] avec une autre femme », puis de la descendance de ces derniers ;

- et il initie : en créant le lac Itasy, Rapeto permet à ses riverains de pratiquer la pêche et de s’enrichir en en vendant le produit. Avec lui, s’effectue, d’une certaine façon, un passage de la nature à la culture. Les reines de l’eau se joignent à lui et aux autres Vazimba pour nous faire assister à un travail de reconstitution de l’Histoire en mythe fondateur.

Les tantara, donc, relèvent de l’ancestrisme et sont l’expression d’un être au monde animiste. Ils puisent leur matière dans l’histoire migratoire de l’île et expliquent la naissance de groupes sociaux, qu’ils placent sous l’égide de modèles héroïques qui édictent les règles sociales. Dans les mythes fondateurs, le territoire est donné à un peuple choisi par les dieux et se transmet en possession légitime à ses descendants : Andriambavirano est la fille de Dieu. Source, elle-même, de souveraineté, elle épouse un roi. Ses enfants s’uniront également à des nobles et fonderont, chacun, une lignée : Tous les ingrédients sont présents. Points de repère possible et prestigieux derrière les aléas, malgré les caprices de l’Histoire, le Vazimba fait accéder l’homme de la Grande île à la légitimité. Il l’asseoit dans son entour, son monde, son être. Son mythe représente ce qu’Edouard Glissant appelle, dans Le Discours Antillais (p.147) le « désiré historique », ou l’ « obsession d’une trace primordiale vers quoi s’efforcer ». Il se veut « […] l’expliqué fondamental, l’écho de la Genèse, ce qui réoriente le temps du drama collectif ».

Les tantara se font entreprise de restauration et d’élucidation du passé de l’île, par un dépassement de ce passé : « […] histoire sacrée », le mythe, nous dit Mircéa Eliade, « […] relate un événement qui a eu lieu dans [] le temps […] des commencements ». Remontée vers l’archétype, l’origine, les récits sont signe d’une insécurité et d’une angoisse face à l’Histoire-blessures, « […] suite [selon de mot de Mircéa Eliade] d’événements […] irréversibles […], souffrances ». L’ancestralisation et la permanence du culte des Vazimba disent un désir de vivre dans la proximité du Hasina, du sacré, qui est le réel par excellence, car « le sacré [selon, de nouveau, M. Eliade,] est saturé d’être ». Mais cette surnature va au-delà. Si l’on résume : elle inverse les signes historiques. Elle fait du Vazimba un héros tragique. Elle lui insuffle un surcroît d’être :  Nanifiés,  spectral, chosifié, géant ou ondine, le Vazimba est amplification, hyperbole, compensation : Il nous ramène au vide de l’Histoire et signifie une brèche ontologique : Se joignant à la mer, il se fait signe de « l’Intranquillité » :

 

 Motif obsédant, image surinvestie, symbole au sens étymologique du terme, signe, donc, de re-connaissance, image identificatrice, Rano Masina , la mer, nous ramène à l’archétype du premier sein maternel, à « La Grande Mère aquatique », dont parle Gilbert Durand : Nous ne pouvons qu’être frappés par la constante association, dans nos Tantara, de l’eau et du sel, dont nous avons vu qu’il constitue pour Ranoro la Vazimba l’interdit, le « fady », suprême :

Le sel se dit « sira », mais également « fanasina », dont le préfixe « fan- », désignant l’action d’ajouter, est suivi de « masina », un adjectif qui signifie à la fois « salé, saint, sacré, consacré » et, par extension, « doué de vertus surnaturelles ». Lorsque nous mettons côte à côte l’eau et le sel, « Rano Masina », l’expression signifie, bien entendu, « eau salée », mais désigne également:

- la mer, lieu de prédilection des spectres Vazimba, qui y replongent pour se soustraire aux yeux des hommes,

- mais aussi -je paraphrase ici Louis Molet et Philippe Beaujard-, l’eau des lacs et des étangs sacrés.

Rano masina désigne encore l’ « eau sainte », puisée lors des circoncisions : Cette eau est également nommée « rano manoro », qui signifie « l’eau de bénédiction », l’eau « qui apporte le bonheur », ou « l’eau de lumière ». Dans cette expression, « Rano manoro », nous retrouvons le radical du nom de Ranoro la Vazimba : « noro », dont l’étymologie arabe signifie, donc, « lumière ».

Un autre point souligne le statut particulier, le surinvestissement de « rano masina », de l’océan, dans nos récits : « Masina », salé, saint, dérive du même radical que « Hasina », déjà évoqué : « Saturée d’être », renvoyée à un domaine réservé et régi de manière transcendante, la mer se voit, selon le second sens de « sacer », du sacré, « chargée de souillure » et, par extension, « frappée d’interdit » : une notion-leitmotiv, chez les Vazimba : L’exigence qu’impose Zaza rano à son époux, l’interdiction de révéler son origine, renvoie certes à l’opposition humanité/surnature : la créature aquatique veut s’intégrer. Elle cache donc aux hommes son étrangeté. Elle nous ramène, quant à nous, une fois de plus, à l’effacé des généalogies :

Mettant à nu une Histoire d’écorchures et de non-dits,  dévoilant la mémoire fêlée de l’île, la surnature nous indique une direction particulière, la seule certitude, finalement : celle de la mer, « rano masina », salée, sacrée, consacrée et frappée d’interdit, donc. La surnature en fait le berceau et la mémoire de l’île : Ne l’oublions pas : Les Vazimba «ne demeurent pas ici. [Ils] viennent de dedans la mer »

 

3- Conclusion : Une Grande Île créolisée

 

La tradition orale révèle donc la non-autochtonie malgache. Les origines de l’îlien sont hors sol, ex-île : « Nous venons d’ailleurs », nous dit le narrateur de Jean-Luc Raharimanana dans Nour, 1947 « […] d’un ailleurs qui nous a[…] chassés ou poussés sur les mers à bord de nos boutres chétifs » … Les textes mettent en exergue le besoin de l’insulaire, fils de migrants, de se poser dans le lieu : d’y planter ses racines en le déclarant sien. La réinvention des Vazimba se fait volonté, proposition et démarche d’une appropriation du sol. Les récits se font corpus consensuel et légitimant, visant à rassurer l’insulaire sur sa légitimité, sur son droit à la terre : Dire l’entour, dire l’île, c’est vouloir les fonder et s’y installer : Dans la Poétique de la relation (p. 25), Edouard Glissant nous rappelle la nécessité de ces mythes, qui rassurent l’homme et sa communauté sur leur existence, sur leur être :

-« L’identité, [nous dit-il], se gagnera quand les communautés auront tenté, par le mythe ou la parole révélée, de légitimer leur droit à la possession d’un territoire ».

 Parole sacrée, les tantara se font philtre nécessaire, pour que le lieu devienne le pôle d’attraction et d’agrégation des éléments constitutifs de l’humain, pour qu’il devienne son lieu.

Les textes et les témoignages étudiés mettent à jour, selon un mot, encore, d’Edouard Glissant, « tout ce temps blessé », une Histoire faite d’écorchures et de silence. Ils dévoilent l’impossibilité, sur la Grande Ile, de remonter jusqu’au multiséculaire : Bien que plus lointaines, les origines malgaches se voient inscrire sous les mêmes  signes que celles des  Mascareignes, qui ont, elles, intériorisé une vision anhistorique :

 Madagascar est fille du « Divers » : Les mariages d’ondines et de mortels nous semblent être la trace de son métissage fondateur. Rappelons-nous, les schémas migratoires s’y sont, des siècles durant, « cristallisés en strates multiples ». Les origines plurielles de l’île sont attestées, entre autres, par la co-présence, dans le mythe Vazimba d’une conception du monde austronésienne et d’éléments qui signalent l’influence, à l’époque des tantara, de migrants arabes ou islamisés : La vision tripartite de l’univers, qui distingue, donc, les mondes du ciel, de la terre et de l’eau, s’y mêle :

- à des mots, à des noms d’origine arabe –comme Ranoro-,

- au second prénom de Zaza rano, Fatima, qui est celui de la fille de Mahomet et

- à l’alliance, chez une ondine, des eaux, de la lumière et du sel, une association que l’on retrouve, selon Philippe Beaujard, chez la fille du Prophète de l’Islam Chiite.

  Ces alliances matrimoniales voient, nous l’avons dit, en parallèle, des conflits se créer… Les relations de tout ordre qu’entretiennent humain et surnature, mettent en évidence les rivages malgaches comme le lieu d’une créolisation avant la lettre :

« Forgerie » d’une culture, d’une humanité « composite », selon la définition d’Edouard Glissant, Madagascar est «née de l’action par laquelle, sous l’emprise d[e] colonisation[s], des cultures hétérogènes, soit dominantes, soit dominées, sont entrées en phase de synthèse ». Par tout un jeu, donc, de répulsion et d’attraction, de conflits, de luttes et d’harmonie, de rejets et d’entremêlements, s’est créée « […] une nouvelle sorte de réalité […] »8. Brassage de cultures et d’humains différents, divergents, venus d’univers autres, l’identité de l’île est plurielle, parfois problématique :

Dès l’origine, se pose un Moi éclaté, un rapport problématique à l’autre, sa typisation. En témoignent la nanification, la péjoration, dans tous les domaines, l’éloignement-différenciation des Vazimba, avant leur bannissement, puis le tabou culturel engendré.

Signe du passé oblitéré, la surnature place l’île et l’insulaire sous le sceau de la violence et de la perte : « Inventant des origines célestes, créant des mythes nouveaux, nous avons effacé notre passé, occulté notre véritable histoire », nous dit encore le narrateur de Nour, 1947 : « Zaza rano », la petite enfance et « rano masina », le peuplement de l’île et ses modalités ont été gommés : Les récits nous dévoilent un Moi tronqué, dont les pierres tombales Vazimba sont des petits bouts, épars et raturés : A un premier oubli, dû à l’absence d’écriture, s’est superposé, en l’aggravant, un second, synonyme d’exclusion  et, si l’on en croit la symbolique des textes, de matricide et d’abolition : la mémoire, mère de l’île, a été énuclée :

-« […] Nous avons tant fermé les yeux sur nos origines que le fil des temps s’est rompu et nous a rendus aveugles », s’exclame le narrateur de Jean-Luc Raharimanana. Qui maintenant peut se targuer de connaître nos véritables origines ? Nous avons perdu notre passé et notre temps est ainsi écorché […] »9.

Assimilé à des héros mythiques, le Vazimba, se fait, lui-même, archétype. Premier habitant de la grande terre indianocéane, il en devient l’image et le modèle. Sacralisé, il se fait « type suprême ». La tradition orale l’a créé idéal transcendantal pour que cesse l’ex-île, pour, selon le mot de Régis Boyer, « […] justifier la présence [et] accueillir [les] errances […] » d’un homme sur sa terre. Absolu, sorte de pied-de-nez et d’échappée à l’accidentel, le Vazimba archétype est plénitude, aspiration, désir. Il nous laisse ainsi entrevoir un insulaire fragile, qui oscille entre l’évanescence spectrale de son être et la fluidité de son statut, aux prises avec une Histoire non-dite, synonyme de désaisissement de soi, manque. Le surinvestissement, dans les tantara, de l’eau, de la mer, des éléments qui échappent à toute possibilité de construction conceptuelle, se joint à lui pour signifier un mal d’ancrage. Les textes de notre corpus se laissent lire comme recherche inquiète d’un point fixe, archimédique, d’un socle compensatoire, pour pouvoir naître au monde, vivre l’île, devenir soi. Loin du donné, l’être malgache, l’acceptation de ce qu’il est, s’y lisent en marche. À-venir, ils sont en construction, projet, encore.

Trace de la non-conscience, de la méconnaissance malgache des origines, de soi, l’omniprésence dans le folklore, le « savoir du peuple », sa mémoire vive, des Vazimba angatra, zavatra, spectres, nous semble significative : « Le […] fantomal, le revenant [, nous dit Régine Robin dans La mémoire saturée, p. 57] connotent les retours du refoulé, mais aussi toutes les bifurcations, les voies non empruntées par l’Histoire […]» : La tradition orale qui semblait, au départ, se conformer aux décrets officiels, se fait discours oblique, biaisé. Elle est une parole qui masque et transgresse. Elle exprime un présent hanté par la nécessité d’un artefact mythique pour combler un trou laissé béant. Le passé tu ne peut, aujourd’hui, se dire que par hypothèse, (re)création. Sorte de champ expérimental, de laboratoire où s’effectue la recréation de l’Histoire, le mythe Vazimba nous donne à lire le besoin et l’essai d’une réécriture de cette Histoire, fût-ce dans et par l’imaginaire, pour que naisse la liberté culturelle, avec elle, la conscience, la confiance, donc, pour que les fils de la Grande Île puissent, pour reprendre Emmanuel Mounier, « […] se retourne[r] vers les sources de l[eur] être, […] non pour se gorger de folklore et buter ensuite, mais pour regarder et éprouver les racines de leur civilisation, […] afin que l’élite [et le peuple de l’île] ne soi[ent] pas une élite [et un peuple] de déracinés »10

                                                                      

                                                                                                 Magali Nirina MARSON,

                                                                             Paris IV. SORBONNE.

 

 

Bibliographie :

 

Corpus :

 

R. P. CALLET, Tantaran’ny Andriana, Tome 1, (Traduction par G.S. Capus et E. Ratsimba), Editions de la Librairie de Madagascar, Tananarive, 1974.

 

Ouvrages sur Madagascar :

 

BEAUJARD Philippe, Mythes et société à Madagascar (Tanala de l’Ikongo), l’Harmattan, Paris, 1991.

BEAUJARD Philippe, Princes et paysans, l’Harmattan, Paris, 1983.

DECARY Raymond, La mort et les coutumes funéraires à Madagascar, G. P. Maisonneuve et Larose, Paris, 1962.

FAUBLÉE Jacques, Les esprits de la vie à Madagascar, Presses Universitaires de France, Paris, 1954.

JAOVELO-DZAO Robert, Mythes, rites et transes à Madagascar, Karthala, Paris, 1996.

MOLET Louis, La conception malgache du monde, du surnaturel et de l’homme en Imerina, Tome I, « La conception du monde et du surnaturel » et Tome II, « Anthropologie », Editions l’Harmattan, Paris.

RAISON-JOURDE Françoise (études réunies et présentées par), Les souverains de Madagascar, Karthala, Paris, 1983.

RALAIMIHOATRA-NICOLE Gilberte, Et si la lune ne revenait pas ? Madagascar, le secret des Vazimba, Editions Grand Océan, Saint-Denis de La Réunion, 2001.

RAOMABANA, Histoires, Tomes 1et 2, Editions Ambozontany, Fianarantsoa, 1980 et 1993.




[1] In Démons et Merveilles, Le Surnaturel dans l'Océan Indien, Actes du colloque international (26-29/10/2004), Université de La Réunion, LCF-UMR 8143, CNRS, La Réunion, Océan Editions, 2006, pp. 133-154.

 

 




 

Notes :

 

-Les citations qui concernent les Vazimba sont extraites d’entretiens divers et du tome 1 de Tantaran’ny Andriana, de R.P. Callet, p. 8, p. 15 à 25, p. 25, 28, 442 à 446…

1Jahn Jaheinz, Muntu : l’homme africain et la culture néo-africaine, Seuil, Paris, 1958, p.149. 2Belmont Nicole, « Le folklore », Dictionnaire des genres et notions littéraires, Albin Michel, p. 309, p. 311 à 317.

3Ce poème est extrait de Littérature nègre, de Jacques Chevrier, Armand Colin, réédition 1999, p. 63.

4Les citations de P. Ottino et F. Raison-Jourde sont tirées des souverains de Madagascar, études réunies par F. Raison-Jourde, Karthala, p. 21 et p. 76.

5Durand Gilbert, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, 11°éd. DUNOD, p.64.

 6sur Mélusine et sur les archétypes : L. Harf-Lancner et R. Boyer, Dictionnaire des mythes littéraires (nouvelle éd. Argumentée), Ed. du Rocher, p. 1029, p. 152 à 159.

 7Les citations de M.Eliade qui suivent sont, respectivement, extraites de Aspects du mythe, p. 16, Le mythe de l’éternel retour, p. 111, Le sacré et le profane, p.18, Gallimard, Folio Essais. 8expression de J. Bernabé, P. Chamoiseau et R. Confiant, Éloge de la Créolité, p. 26 et citation d’E. Glissant, « Métissage et Créolisation », dans Discours sur le Métissage, Identités Métisses, sous la dir. De Sylvie Kandé, l’Harmattan, 1999.

9Les citations de J-L. Raharimanana sont extraites de Nour, 1947, Le serpent à plumes, p. 20-21.

10Emmanuel Mounier, dans la première livraison de la revue Présence Africaine -« lettre à un ami africain »-, est cité par Jacques Chevrier dans Littérature nègre, réédition 1999, Armand Colin, p. 126.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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