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« LES SCIENCES SOCIALES NE JOUENT PLUS LEUR ROLE DE CONTRE-POUVOIR »

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« LES SCIENCES SOCIALES NE JOUENT PLUS LEUR ROLE DE CONTRE-POUVOIR »

Dominique Boullier, professeur de sociologie et chercheur au Médialab à Sciences Po Paris, est spécialiste du numérique. Il est, depuis 2012, directeur exécutif du programme international Forccast, qui vise à favoriser l’émergence de projets éducatifs numériques innovants. Il participera à la table ronde sur le thème « Civilisation numérique : quels contre-pouvoirs ? », organisée dans le cadre du Monde Festival et animée par Laure Belot.

Si Facebook était un pays, il serait, avec 1,4 milliard de membres, plus peuplé que la Chine. L’entreprise annonce ne plus vouloir seulement « connecter » la planète, mais aussi « comprendre le monde ». Un chercheur doit-il aller chez Facebook pour étudier la société  ?

Pour analyser les données qu’elles collectent, les plates-formes de type Google, Facebook ou LinkedIn embauchent massivement des personnes aux formations diverses (communication, économie, sciences politiques et même anthropologie). On assiste à une véritable absorption de cerveaux, de nombreux jeunes rêvant d’aller dans ces entreprises. Cependant, ce n’est ni la société ni l’opinion qu’ils analysent, mais les traces numériques que laissent des comptes tenus par des individus  : tweets, «  likes  », commentaires… Ils cherchent ensuite des corrélations. Nul besoin d’hypothèses théoriques pour faire tourner les machines. Puis ces entreprises vendent ces analyses, ou leur valorisation, en suggérant à leurs clients de placer une publicité à un endroit plutôt qu’à un autre.

Les sciences sociales se sont donc laissé déborder par le numérique  ?

Nous sommes dans une société de la «  haute fréquence  », donc de la vélocité. Je lierais cette évolution au poids pris par la finance dans l’économie, puis dans toutes les organisations. La finance est devenue une machine à produire du très court terme. Ce rythme, imposé à l’ensemble des décisions, n’existerait pas sans le numérique, qui permet une connexion généralisée de tous les acteurs à une vitesse folle.

Face à cette accélération, les chercheurs en sciences sociales semblent enfermés dans une tour d’ivoire. Tout se passe comme s’ils ne cherchaient pas à se saisir de ces nouvelles données sociétales, comme s’ils estimaient ces phénomènes superficiels. Nous assistons à un décrochage des sciences sociales qui, du coup, ne jouent pas leur rôle de contre-pouvoir. C’est d’ailleurs pour cela que de nombreux jeunes fuient la sociologie.

Il arrive aux sociologues ce qui déjà est arrivé aux linguistes et aux géographes. Ces dernières décennies, les informaticiens ont pris la main sur le traitement automatique de la langue, puis sur la géomatique [l’ensemble des outils et méthodes permettant d’analyser des données géographiques]. Désormais, ce sont les statisticiens, les informaticiens et les mathématiciens qui traitent et interrogent les données sur la société récoltées sur Internet.

Comment expliquer ce décrochage  ?

Le big data, qui consiste à récolter, stocker et traiter ces données de façon massive, propose de nouvelles méthodes de travail fondées sur le volume, la variété et la vélocité. Le défi pour les sciences sociales est de traiter cette vitesse, qui était inaccessible jusqu’ici. Cela change la perspective temporelle des sciences sociales.

Les premières études sociologiques, financées par les Etats à la fin du XIXe siècle, portaient sur le long terme. Elles ont permis d’étudier l’évolution des structures familiales, les grands modèles culturels comme les religions, les traditions, ou des phénomènes comme le suicide. De nouveaux outils statistiques et l’avènement, en 1887, de la machine mécanographique d’Hollerith (à l’origine de la naissance d’IBM) ont produit une vision quantifiée de la société ; elle a servi de référence, notamment grâce à l’affinage des recensements. Ces méthodes se sont développées et ont contribué à forger la pensée d’Emile Durkheim (1858-1917) et de Max ­Weber (1864-1920) [considérés comme deux fondateurs de la sociologie]. Les sciences sociales continuent à analyser ce temps long, notamment à l’aide du numérique et des données.

Un second type d’études a émergé en 1936 avec le statisticien George Gallup (1901-1984), aux Etats-Unis, pour étudier les mouvements d’opinion sur le moyen terme, quatre à cinq ans. Cette fréquence correspondait à celle des élections ou de la durée de vie des produits sur le marché  : il s’agissait de comprendre les votes et tout ce qui était lié au pouvoir d’achat, les goûts et pratiques des consommateurs. Ces études, financées par les marques et les médias, ont été rendues possibles par deux outils technologiques en plein essor  : le téléphone, utilisé pour sonder, et la radio, qui permettait de diffuser massivement les campagnes publicitaires ou électorales.

Quelles sont les conséquences de cette accélération du temps sur l’observation de la société  ?

Schématiquement, avec cette révolution numérique, la société peut se lire au prisme de trois fréquences  : longue, moyenne et très courte. Cette dernière lecture, que permettent les plates-formes Internet, est financée par la publicité. Les marques sont désormais obsédées par le social listening, l’écoute en temps réel des traces des consommateurs. Elles veulent gérer leur image à la microseconde.

Plus besoin d’approche au long terme  : des corrélations apparaissent et je réagis. Les plates-formes comme Facebook ou Google sont devenues les opérateurs de toutes ces corrélations. Cette technologie porte en elle, de fait, une pensée sur la société, ce qui est difficile à avaler pour les sciences sociales.

Quel regard portez-vous sur les résultats statistiques obtenus ?

Il faut être prudent  : ces données sont produites par les plates-formes et pour elles. Elles sont donc pour partie autoréférentielles, mais pas seulement. Le succès du hashtag « #jesuischarlie » fait bien sûr écho à quelque chose, et on ne peut pas dire non plus que le buzz en ligne ne signifie rien et ne constitue pas un matériau d’étude intéressant.

Le problème est l’effet d’amplification. Ces phénomènes occupent désormais tout l’espace. Ils prétendent dire des choses sur la société, produire des effets sur l’opinion. Alors qu’ils ne parlent que d’un monde très limité, même s’il est significatif de notre temps.

Ce créneau de la « haute fréquence » ne doit pas devenir la référence unique pour comprendre qui nous sommes. Il serait dangereux qu’après une vague de tweets l’analyse dominante soit celle des corrélations établies par les machines, compte tenu de la force de frappe des plates-formes. C’est un peu comme si, après Durkheim, l’Etat avait embauché tous les sociologues pour produire des statistiques sur un grand sujet comme l’emploi, en se passant complètement de théories et de controverses scientifiques.

Que préconisez-vous ?

Peu de chercheurs en sciences sociales semblent se rendre compte que d’autres acteurs, déjà, donnent par ces corrélations leur analyse sur l’état de la société. Ils restent centrés sur les demandes de l’Etat, sur ce qui est défini comme social dans ce cadre. Je regrette leur tendance à centrer leurs études uniquement sur le long terme. Alors qu’il faudrait donner leur place à l’étude des « vibrations », ces phénomènes de propagation sociale, et aux technologies qui les favorisent.

Je plaide pour des sciences sociales de troisième génération, qui s’emparent de ces nouveaux phénomènes pour les requalifier  : il faut inventer des concepts, des outils et limites de validité sur ces nouvelles données, ces traces auxquelles nous n’avions pas accès. Ce que nous vivons a déjà été pensé par Gabriel Tarde en 1890. Dans Les Lois de l’imitation, ce juriste, sociologue et philosophe théorise la propagation des pensées par une multitude de petites transmissions. Il avait d’ailleurs proposé d’inventer le « gloriomètre », l’équivalent de la mesure du buzz. Mais à l’époque il n’avait pas les outils pour mesurer ce phénomène. Désormais, nous les avons.

A quel projet pensez-vous, concrètement ?

Je milite pour la création d’une nouvelle discipline, les social data sciences, avec un diplôme à Sciences Po. Cette discipline diffère des digital humanities, une approche qui entend équiper en numérique toutes les sciences sociales. Il s’agit de former des chercheurs hybrides  : les meilleurs en statistiques, en algorithmes et en sciences sociales. Ce qui est bien différent d’une approche informatique, statistique et mathématique sans aucune culture sociologique.

Le sociologue, statisticien et historien Alain Desrosières [1940-2013] expliquait qu’il fallait penser la manière dont les processus de quantification modifient la société elle-même. La culture de la quantification est autre chose que l’histoire des statistiques.

À lire

Sociologie du numérique, de Dominique Boullier (Armand Colin, 288 p., 32 €). A paraître en février 2016.

 

Post-scriptum: 
Dominique Boullier, professeur de sociologie et chercheur au Médialab à Sciences Po Paris.

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