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Les productions littéraires corses contemporaines : D’une écriture patrimoniale à une libération de l’imaginaire

Par Pierre-Joseph FERRALI
Les productions littéraires corses contemporaines : D’une écriture patrimoniale à une libération de l’imaginaire

Les productions littéraires corses, dans le délicat contexte diglossique, ont toujours vécu l’angoisse de la surconscience dialectale, pour reprendre le mot de Lise Gauvin, de l’Université de Montréal. Il peut sembler pour certains plus honnête ou plus décent d’utiliser le terme de littérature en émergence pour se substituer à la terminologie à connotation dépréciative et réductrice de « littératures régionales » ou de littératures dites minoritaires. Longtemps assujetties à un passé nostalgique, incapable de dépasser les thèmes patrimoniaux, mémorialistes, ces productions vont lentement s’affranchir de ce poids pour explorer d’autres champs du possible.

Des idées nouvelles se sont propagées au 18ème siècle, qui vont provoquer en Europe, un véritable bouleversement. Benedict Anderson, dans son ouvrage L’imaginaire national, réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, étudie cette distribution ou plutôt cette redistribution de l’espace géopolitique de l’Europe. Les théories du philosophe allemand Johann Gottfried Herder vont se diffuser à l’ensemble des territoires soumis donc sur le plan politique mais aussi culturel. C’est ainsi que va naître le concept « eurocentriste » de nation, en relation étroite avec une langue une, officielle, qui lui appartient de droit : « Denn jedes Volk ist Volk ; es hat seine National Bildung wie seine Sprache » [Chaque peuple est un peuple ; il a sa culture nationale comme sa langue]. La pensée de Herder va s’opposer au cosmopolitisme des Lumières et au mépris de Voltaire (Essai sur les mœurs et l’esprit des nations) qui ne voulait pas reconnaître les particularismes des peuples. La langue est pour Herder le « miroir du peuple » et la littérature en est « réserve et contenu ». Dés lors, on assistera aux premiers phénomènes de récupération du patrimoine populaire oral afin de promouvoir et uniformiser une langue : enregistrements, enquêtes de linguistes, d’ethnographes, d’ethnomusicologues… La littérature devient l’expression du génie des peuples. La Corse va profiter des avantages de cette invention révolutionnaire. Une déterritorialisation constituée par le passage de l’oral à l’écrit. C’est le temps de la transcription des contes et légendes (fola, stalbatoghju), des récits (raconti), des chants populaires, des proverbes. La littérature orale devient la substantifique moelle (les frères Grimm y auront nettement contribué). Les frustrations entretenues et nourries par le complexe d’infériorité devant une langue dominante, institutionnalisée, vont s’effacer progressivement. L’expansion du romantisme va contribuer à étayer les bases d’une littérature insulaire, encrée dans ce courant de pensée. Le passé est ainsi promis à u bel avenir sous la plume des écrivains anthologistes qui refusent obstinément le présent pour un transfert nostalgique, où l’émotion du souvenir va entraver toute création moderne et originale. L’ethno-écriture ou littérature ethnographique constitue la marque de fabrique de ce que le critique franco-ontarien François Paré nomme « rétroprojection ». Un âge d’or qui va se prolonger jusqu’à la fin des années soixante. Le but avoué ou inconscient était bien évidemment de défendre et d’illustrer la langue corse, la langue du peuple corse. Des romans où les hommes, éreintés par les travaux aux champs de l’aube jusqu’au couchant, menaient une vie de labeur, élevés à la sueur de leur front. La communauté, les valeurs traditionnelles d’entraide, de solidarité, de respect, de code d’honneur sont quelques uns des éléments constitutifs de ces textes. Nous sommes encore véritablement dans une stratégie de transmission du patrimoine oral collectif. L’occitan Robert Lafont parle de discours sur la frontière. Est-ce à dire que les préoccupations d’un auteur comme Antonu Trojani dans Pece cruda, ne furent que lexicales ou linguistiques plutôt que littéraires ? Il serait réducteur et injurieux de l’affirmer. Mais l’angoisse de voir disparaître la langue du cœur, la langue de l’affectif, amène l’écrivain à chercher un abri de fortune dans la diglossie. Et l’on rencontre alors un autre comportement, qui lui, écrit à qui veut le lire : « Non ! Notre langue n’est pas condamnée à mourir ».

Le Conseil de la Langue et de la Culture, dans un récent rapport remis dernièrement à l’Assemblée Territoriale de la Corse parle d’une attitude de conservation : « C’est d’une certaine manière l’attitude adoptée aujourd’hui par une grande partie de la population, de ses responsables et des institutions. Devant les insuffisances manifestes du statut des langues régionales et des obstacles que celui-ci oppose structurellement aux avancées du corse, s’opère un repli sur des positions qui paraissent conserver l’essentiel : le patrimoine culturel que désigne la langue. Cette attitude est illusoire parce que le patrimoine n’offre sa véritable dimension que lorsqu’il est complètement lisible. Il doit alors se perpétuer dans une maîtrise active qui en révèle toute la valeur dynamique. Faute de quoi, le patrimoine est réifié dans des rites et des œuvres dont le spectacle, bien souvent, ne peut engendrer que la nostalgie ».Il est à noter que chez certains auteurs, ce processus est totalement inconscient, un processus construit pour prétendre à l’immortalité de la langue. Lafont dans ce cas, parle de conjecture d’éternité. Le complexe de l’écrivain de ces littératures de l’intranquillité, pour reprendre la belle expression de Pessoa, se lit bien dans l’incapacité chronique d’écrire et d’assumer le présent. Lise Gauvin dans l’essai de Paré, Les littératures de l’exiguïté, exprime en ces termes les hésitations et les tourments de nombreux auteurs insulaires :

« La modernité est-elle nécessairement rejet de toute historicité comme de toute appartenance ? Une littérature ouverte au multiple et au ludique. Qui affiche une langue décomplexée et les langages de transgressions les plus diverses. Qui ose maintenant dire je et l’écrire. Qui n’a pas peur de décliner le quotidien… ».

Les théories des sociolinguistes Kloss, Goëbl et Muljacic ont permis d’articuler de grands concepts relatifs au degré d’élaboration d’une langue à travers les progrès de la prose. Parmi ces concepts, celui de « ausbaukomparistik » « standardologie comparée ». La période de réappropriation culturelle des années 1970, la fameuse leva di u settanta, va marquer une première rupture avec la littérature nostalgique et muséographique. La revue littéraire Rigiru donne la parole (et la plume) à une nouvelle génération d’écrivains, capables de considérer les attentes, les désirs, les espoirs, les rêves de femmes et d’hommes dans toute leur entité. La promesse de l’Etre libéré des entraves sociales, religieuses, morales, intellectuelles naissait alors. À partir de ce moment, il est question de retrousser la diglossie. La surconscience linguistique a enfermé la littérature corse dans un état de claustration, résultat d’une aliénation créatrice, vide de toute originalité, ou l’imaginaire est réfréné par une bride, celle de la langue objet d’ostentation identitaire. Ghjacumu Thiers, de l’Université de Corse, affirme dans ce contexte de fonctionnements diglossiques, que « écrire, c’est mourir un peu ». Puisque la France souhaite briller sur la scène internationale et tendre vers l’universalité, qu’elle accorde au moins aux peuples de son territoire qui la composent, le droit à disposer de leur propre langue. Mais puisque la notion « glottopolitique » d’universalité est devenue une sorte de fourre-tout multiculturel qui se rapproche d’une uniformisation maquillée, préférons l’expression de Diversalité glissantienne des peuples et des cultures du monde. Ghjacumu Thiers et Marcu Biancarelli sont aujourd’hui deux auteurs connus pour leur créativité et leur talent même s’ils ne sont peut-être pas reconnus pour ce qu’ils sont principalement : deux romanciers qui ont fait le choix de s’exprimer en langue corse dans un marché (expression qui naturellement renvoie à un système économique que le champ littéraire n’a pas les moyens d’ignorer) géré, dominé, réglementé par l’arbitraire place parisienne. Ghjacumu Thiers publie en 1996 aux éditions Albiana à Ajaccio, un roman intitulé A Barca di a Madona. Raphaël Confiant, toujours en 1996, publie chez Grasset La Vierge du Grand Retour. L’évènement, pourtant singulier de deux ouvrages portant sur le même thème avec cependant un espace et des personnages différents, publiés la même année, par deux auteurs insulaires, n’a apparemment pas été considéré comme tel par l’institution littéraire qui a ignoré de façon dédaigneuse le livre de Thiers. Le seul reproche adressé à l’écrivain bastiais était-il d’avoir écrit son roman en langue corse ? Toujours est-il que le renouveau de cette littérature jadis refermée sur un devoir de mémoire, qui n’était rien d’autre que le témoignage d’un déplacement affectif dans le temps, qui voulait dire l’ici dans un espace réduit, se dessine à travers des écrivains qui assument une réalité aussi cryptée soit-elle :

« Oui, un roman en langue corse peut être quelque chose de beau et de fort, un objet rare et magnifique, qui brille comme un astre, mais en même temps un acte qui ne peut exister, c’est l’acte le plus virtuel que l’on puisse produire. C’est 51 Pegasi, un roman en langue corse. Un livre virtuel. C’est tout ».

PIERRE-JOSEPH FERRALI

Document: 

Les_productions_litteraires_corses_contemporaines.pdf

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