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L'enlèvement du mardi-gras de Raphaël Confiant : Polar de la colère et grand témoignage d'amitié

Charles W. SCHEEL
L'enlèvement du mardi-gras de Raphaël Confiant : Polar de la colère et grand témoignage d'amitié

Il y a des scandales qui secouent un pays durablement. Ainsi une certaine présidence de la République française restera-t-elle à jamais associée aux désormais légendaires « diamants de Bokassa ». C'était une affaire assez exotique en son temps (ah ! ces couronnes et ces manteaux d'hermine en couverture de Paris-Match, qui mesmérisaient la France profonde...). Aux Antilles, c'est un acteur bien moins glamour qu'un empereur africain, qui défraye les chroniques depuis quelque six ans – depuis un changement de présidence à la tête de feu l'UAG en 2013. En l'occurrence, c'est un laboratoire de recherche universitaire, récemment disparu, qui a fourni bien du combustible aux médias insulaires. Depuis un an, la « geste » de cet ex-CEREGMIA semble même se constituer en une nouvelle « matière littéraire des Antilles » – comme il y eut au Moyen-Age une « matière de Bretagne ». Du moins en Martinique puisque, après Le Talisman de la Présidente de Corinne Mencé-Caster, l'ex-présidente de l'UAG devenue UA en 2015, et Meurtre à Télé-Caraïbes d'André Berthon, vient de paraître L'enlèvement du mardi-gras de Raphaël Confiant.

Si le roman de Mencé-Caster a pu être rapproché du genre « roman d'apprentissage », celui de Confiant est présenté par l'éditeur « entre campus novel, roman à clés et polar ». L'un comme l'autre

suscitent en tout cas d'intéressantes questions sur la transposition littéraire d'expériences au moins partiellement autobiographiques. Le Talisman relève de l'auto-fiction puisque sa narration est en grande partie à la première personne : l'héroïne « Carmen », alias « CMC pour les intimes », raconte sa propre histoire, en l'occurrence le combat qu'elle dut mener, en tant que nouvelle présidente de « l'UFC » (l'Université Franco-Caraïbe) contre sa bête noire, le professeur Félix Talisman, directeur du laboratoire « Caribmia », qui corrompt depuis vingt ans l'établissement avec la complicité au moins passive des institutions tant locales que nationales, et qui entend bien continuer à soumettre tout le monde à son pouvoir. Le roman participe plus clairement de la fiction dans les chapitres en alternance, rédigés à la troisième personne, où la narratrice imagine ce qui se trame derrière certaines portes ou dans les têtes de certains personnages comme son ennemi déclaré, Félix Talisman.

L'Enlèvement est d'une facture plus complexe, notamment dans les jeux avec la temporalité qui inclut plusieurs flash-back en début et en fin d'ouvrage. Les grands rôles restent les mêmes que dans Le Talisman, mais ils sont repartis différemment et leurs noms changent. Ainsi le narrateur adopte-t-il – par auto-dérision – les surnoms « Écrivassier de merde », « Barbouilleur de papier » ou « Crétin sonore », dont l'a affublé Julien Valmont, le directeur du laboratoire « Filmaneg » de l'université « Alma-Mater Franco-Caribéenne ». Il adopte d'ailleurs généralement les surnoms octroyés par le directeur à son entourage, notamment celui de la « Reine d'Abyssinie » pour la nouvelle présidente de l'Alma Mater (ex-« Carmen » ou « CMC » dans Le Talisman) et celui de « Tête-Calebasse » pour le président du « Parti Négriste Nadilandien », ainsi que ceux pour le noyau dur du Filmaneg : « Kounta Malkinté » le « Kémite étique », « Tarpinovitch » dit « Toungouse », et « Veskrouss”, dit le « Rasta leucoderme ». En retour, le nom de l'anti-héros du roman choisi par l'écrivain est Julien Valmont (pseudonyme dérivé du « Julie Valmont » apposé en signature de dizaines de mails anonymes injurieux diffusés sur les listes électroniques de l'UAG en Martinique dans les années 2014-2016) qui est souvent désigné par une série de surnoms burlesques et/ou grossiers : le « Défenestreur » (déjà utilisé dans Le Talisman), le « DSKahnard nadilandien », le « Gros Dégueulasse », « le Nain de jardin », etc.

On aura compris que Raphaël Confiant renoue ici avec la verdeur san-antoniesque d'autres polars issus de sa plume. L'enlèvement restera sans doute dans les annales du genre, ne serait-ce qu'en vertu de l'assertion hilarante et d'une grossièreté implacable de sa phrase d'incipit, mais aussi pour son premier chapitre d'anthologie que l'on pourrait sous-titrer « La défenestration du Nadiland, ou comment le cocu Julien Valmont fit valser sa bobonne infidèle cul-nu par-dessus-tête du 4e étage de l'Hôtel Bamboula dans un fourré de bougainvillées, au grand ébahissement des touristes étalés autour de la piscine ». Cette scène ubuesque, censée se passer une dizaine d'années avant la décadence du labo et de son chef, ne dresse pas seulement un portrait vitriolique du héros en bad-boy hyper-macho tropical, qui le prive dès le départ de la moindre humanité, mais égratigne au passage tous les acteurs minables de l'économie artificieuse du tourisme de masse. Seul personnage positif du chapitre : l'inspecteur de police, amateur de littérature et « Mister Univers » body-buildé des plages, Nestor Norbertin, qui fera arrêter le butor pour tentative de meutre et sera remercié de cette impertinence à l'encontre d'un membre éminent d'une grande Loge parisienne, par une longue mutation en banlieue chaude de métropole. Il en reviendra des années plus tard avec le grade de commissaire qui lui permettra de relancer l'enquête autour des turpitudes du Filmaneg et de contribuer à faire tomber son trio de dirigeants.

Mais c'est le vilain qui constitue le focalisateur principal de la narration, laquelle consiste à mettre à nu, sur le mode burlesque – mais occasionnellement aussi tragique – l'hubris monstrueux d'un personnage dénué de tout scrupule ou de toute conscience morale dans ses manipulations éhontées de chiffres, de comptes, de documents et de personnes, à la fois dans son entourage professionnel immédiat et dans les diverses institutions françaises, européennes ou internationales qu'il instrumentalise à son profit. Ce que ni le titre du livre ni l'illustration carnavalesque de sa couverture ne laisse présager, c'est que l'instrumentalisation va si loin, que l'enlèvement de la Reine d'Abyssinie en plein défilé du Mardi-gras, commandité à la pègre de Fort-de-France par le Défenestreur, afin d'intimider suffisamment l'équipe de la Présidente de l'Alma Mater pour qu'elle abandonne enfin ses poursuites légales contre le Filmaneg, va aboutir au meurtre sordide d'une proche amie de la Présidente qui a le malheur de lui ressembler – surtout masquée.

Alors, fiction débridée et irrévérencieuse, certes. Mais dans le dernier chapitre, aptement intitulé « Epilogue », le destin des personnages fictifs aux noms si burlesques correspond clairement à la situation actuelle de certains acteurs d'un long combat acharné et bien réel aux Antilles. Et si la rédaction du livre a pu constituer un défoulement pour son auteur, le « Barbouilleur de papier », comme celui de Corinne Mencé-Caster a été une sorte d'auto-thérapie pour surmonter les avanies subies par « CMC » pendant sa mandature de Présidente de l'Université Franco-Caraïbe, ce défoulement est avant tout le témoignage de « l'adjuvant numéro 1 » de la-dite Présidente. Par-delà de différences radicales de caractère, de croyance et de style entre ces individus, souvent traitées avec humour dans le livre, L'enlèvement du mardi-gras est l'expression émouvante d'une amitié indéfectible – et admirable – dans un combat qui n'est pas sans avoir laissé de cicatrices chez l'écrivain Raphaël Confiant : une confession surprenante au détour d'une phrase nous l'apprend avant même l’Épilogue.

 

Charles W. Scheel

Schoelcher, le 26 janvier 2019

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