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"LAPOTITJE KREYOL", UNE MEDECINE KALINAGO-AFRO-EURO-INDIENNE

   "LAPOTITJE KREYOL", UNE MEDECINE KALINAGO-AFRO-EURO-INDIENNE

 D'abord ce très ancien mot que presque plus personne ne connaît de nos jours : "Lapotitjè" qui vient du français "apothicaire" désignant autrefois les pharmaciens à la Martinique que dans les années 1930.

 Pourquoi "kréyol" alors ? D'abord, parce qu'il s'agit d'un mélange subtil de pratiques médicinales kalinagos (caraïbes), européennes, africaines et, plus tardivement, indiennes. Les premiers habitants de nos îles, les Kalinagos, n'ont bien évidemment pas attendu l'arrivée des Européens pour se soigner. Pour prendre l'exemple le plus connu, le roucou dont ils s'enduisaient le corps avaient certes une fonction esthétique et parfois cultuelle (religieuse), mais il servait aussi de repoussoir pour les moustiques vecteurs de maladies aussi graves que la fièvre jaune laquelle ne fut totalement éradiquée d'ailleurs à la Martinique qu'en...

  De plus, au contraire des nouveaux arrivés européens et africains, ils avaient, ces Kalinagos, une connaissance millénaire de la flore insulaire et pour prendre encore un autre exemple très connu, ils savaient que le fruit du mancenillier et la racine du manioc comportaient des poisons violents. C'est pourquoi ils enduisaient la pointe de leurs flèches du "lait" dudit fruit et qu'ils ont inventé toute une technologie permettant de fabriquer la farine de manioc ainsi que le pain de manioc dit "kasav". Le manioc étant une plante américaine, les nouveaux arrivants ne pouvaient ni en connaître la dangerosité ni savoir comment le transformer en aliment.

  Lors qu'au bout d'une soixantaine de cohabitation très difficile avec les colons européens (1620-1680), les Kalinagos ont fini soit par disparaître soit se réfugier dans cette île inexpugnable qu'est la Dominique, tout ce savoir était passé entre temps dans les mains des Nègres (esclaves domestiques à l'époque car ni la canne à sucre ni l'Habitation n'existaient encore). La toute première forme de créolisation a donc procédé du contact Kalinago/Africain et non comme on le croit trop souvent du contact Européen/Africain. C'est ce contact qui a permis à nombre de mots kalinagos de survivre dans la langue créole qui était en train de se former au même moment : "griyav", "manyok", "mouben", "kachiman", "balata", "baldiri" (topinambour) ou encore "kachibou" (plante utilisée dans la vannerie). Nombre d'esclaves noirs avaient, en effet, des contacts clandestins avec les Kalinagos et les Nègres marrons se réfugiaient souvent chez ces derniers.

  Ensuite, il y a le fait que lesdits esclaves n'étaient pas des "migrants nus" comme le dit E. GLISSANT, mais des migrants presque nus si l'on peut dire. En effet, à fond de cale du bateau négrier, il leur était impossible de transporter quoique ce soit hormis des graines qu'ils purent replanter dans les îles. Mais il avait surtout pu conserver une partie du formidable savoir médicinal ouest-africain. Une partie parce que la grande majorité des esclaves étaient des adolescents ou des hommes jeunes et qu'ils n'avaient pas eu le temps d'acquérir le savoir des Anciens. A une époque, le XVIIe siècle, où l'espérance-vie des Blancs était de 45 ans et celle des esclaves de 30, on n'imagine pas un planteur acquérir des esclaves âgés. Quoiqu'il en soit, c'est ce savoir médicinal ouest-africain, rescapé de la Traite, qui s'est mélangé aux pratiques kalinagos durant les soixante premières années de la colonisation des îles. Il ne doit absolument rien aux colons français dans un premier temps.

   S'agissant de ces derniers maintenant, il faut garder à l'esprit qu'ils étaient dans leur grande majorité des paysans, des serfs, ne parlant pas le français (qui n'existait pas encore !), mais des dialectes d'oïl tels que le normand, le vendéen ou le poitevin. Ils étaient surtout analphabètes car l'école gratuite, laïque et obligatoire ne sera instaurée en France que deux siècles et demi plus tard avec Jules Ferry, en 1880. C'est pourquoi il y a quelque chose d'un peu comique dans cet article du Code Noir qui interdit aux Blancs d'enseigner à leurs esclaves la lecture et l'écriture. A part une minorité de gouverneurs, lieutenants-généraux et cadets de famille, on voit mal quel colon blanc aurait pu le faire. Certainement pas ces "engagés" ou "36 mois" qui, un temps, coupèrent la canne aux côtés des esclaves noirs et furent décimés par le climat et les maladies tropicales. L'éruption de la Montagne Pelée, en détruisant Saint-Pierre, nous a fait oublier qu'il exista longtemps une classe dite de "Petits-Blancs" qui exerçaient des métiers comme cordonniers, tonneliers, cantonniers etc. Après 1902, Béké en est venu à signifier "homme blanc riche", mais ce ne fut pas le cas au cours des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles.

  Ces Petits-Blancs n'avaient pas, en France, accès à la médecine, réservée à la noblesse. Ils se soignaient grâce à "l'apothicairerie" c'est-à-dire avec des remèdes à base de plantes composées par des personnes autodidactes en matière médicale. Ce savoir médical, médicinal plus exactement, des Petits-Blancs, en est venu progressivement, dans un deuxième temps donc, à se mélanger avec celui qui s'était déjà formé suite au contact entre Kalinagos et Africains. Notre "lapotitjè kréyol" prit ainsi forme, riche des savoirs populaires des trois ethno-groupes. Car on imagine bien que face à une piqure de serpent trigonocéphale, par exemple, la médecine européenne de la minorité de Grands-Blancs (ou riches Békés) était impuissante.

 A ces trois ingrédients (kalinago/africain/européen) viendra s'ajouter à partir de 1853, quelques années après l'abolition de l'esclavage donc, l'apport indien, sud-indien, tamoul. Arrivés comme "travailleurs sous contrat" avec promesse de rapatriement au bout de cinq ans, ils apportèrent diverses plantes, recettes culinaires et médicinales liées à leur religion, l'hindouisme : vèpèlè, curcuma etc. Celles-ci vont, à leur tour se mélanger au lapotitjè kalinago-afro-européenl'enrichissant de considérable manière en dépit de la mésestime dans laquelle ces Kouli furent longtemps tenus. En même temps qu'eux, 9.000 travailleurs sous contrat congolais débarquèrent également à la Martinique, ajoutant à l'élément ouest-africain (Bénin, Togo, Sénégal etc.) présent depuis deux siècles déjà, une touche centre-africaine (Cameroun, Congo etc.) fort appréciable.

 Le lapotitjè kréyol est donc le résultat du croisement de toutes ces pratiques médicinales dont nous avons hérité aujourd'hui sous le nom de rimed-razié ou herboristerie créole. Des scientifiques martiniquais et guadeloupéens se sont penchés sur elles et ont réussi à en tirer des médicaments qui sont aujourd'hui vendus en pharmacie, ce qui est la meilleur preuve que les savoirs populaires ne doivent jamais être méprisés ou abandonnés. En Chine et en Inde, cette médecine populaire à base de plante a pignon sur rue alors qu'elle demeure encore marginale aux Antilles. 

 Si nos décideurs sont capables d'accorder des centaines de milliers d'euros à des manifestations sportives ou musicales, il serait grand temps qu'ils prennent conscience de l'urgence à soutenir et développer notre médecine créole. Car, fatalement, après le Covid-19, il y aura d'autres virus...

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