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L’adieu aux hieroglyphes de Jean Yoyotte (1927-2009)

Alain ANSELIN
L’adieu aux hieroglyphes de Jean Yoyotte (1927-2009)

Jean Yoyotte vient de disparaître. Il n’a eu droit qu’à un court entrefilet dans le quotidien local. Martiniquais d’origine, Jean Yoyotte finit sa carrière d’égyptologue de 1991 à 1997 au sommet de l’institution scientifique comme Professeur au Collège de France. Pourtant Jean Yoyotte n’est connu en Martinique que pour une courte série d’interviews sulfureuses accordée à ce titre à ce quotidien antillais en 2007. Ces interviews nous donnent de lui l’image d’un imprécateur aux jugements à l’emporte-pièce sur Cheikh Anta Diop, qu’il qualifie, in absentia, et sans délicatesse, d’imposteur. Les états de service égyptologiques immenses de Jean Yoyotte semblent dans l’article n’être qu’un prétexte ou un décor à peine ébauché. Du savant et de ses travaux, en fait, le lecteur antillais n’apprendra pas grand-chose. Peu, ou prou, sur une liste pourtant interminable, et beaucoup sur un antagonisme opportunément réveillé.

« L’imprécateur et l’imposteur ». Un gros coup médiatique assurémment. C’est sans doute la pire interview que Jean Yoyotte aie jamais accordée, et nous préférons retenir celle de juin 2005 à Info-magazine sur le trafic des «objets d’art», qu’il combattait avec férocité (bien des directeurs de galerie parisienne ont gardé des souvenirs cuisants de son passage), pointant les limites du droit international sur la restitution des «objets volés» à l’Egypte. Quelques mois plus tôt, un autre journaliste m’avait contacté pour me proposer un débat public qui nous aurait opposés sur l’Egypte. Les chercheurs ne sont pas des gallinacés dont des journalistes disposeraient à leur gré pour les envoyer s’affronter dans leur pitt ; quand ils veulent se rencontrer pour débattre, ils en décident eux-mêmes et organisent des colloques, dont les journalistes, à l’occasion, pourraient rendre compte. Je refusais donc tout net, dans un rire involontaire – la prière d’un petit enfant noir trottait sans doute dans ma mémoire : Seigneur je ne veux plus aller à leurs médias. Et puis après tout, Jean Yoyotte n’avait-il pas répondu un jour à un autre journaliste, Jean Lacouture, réputé pour son intelligence et sa probité, qu’il refusait de « donner le pas, sans (le) blesser, au journalisme sur l’histoire » (Le

Nouvel Observateur).

Trente ans plus tard, le journalisme prit sa revanche au détour d’une ultime interview… Jean Yoyotte n’était pas que cet imprécateur, ni Cheikh Anta cet imposteur dont la presse d’un matin de 2007 donna l’image à toute la Martinique. Jean Yoyotte, pensionnaire de l’IFAO en 1952 après des études d’histoire, était un immense savant. Formé par Jacques Vandier au Louvre, il maniait avec virtuosité les hiéroglyphes depuis ses seize ans. Il était difficile de rivaliser avec lui en ce domaine, comme l’illustre bien son interminable commentaire critique de l’édition des inscriptions de Kawa par Macadam, paru dans le Bulletin de l’Institut Français d’Archéologie Orientale – il avait alors vingt cinq ans !

Les travaux de Jean Yoyotte l’installent dès 1950 aux portes de l’Orient. Citons pour mémoire, co-signés avec Serge Sauneron, agrégé, ancien élève de Normale Sup, des études sur les transplantations et l’assimilation des prisonniers de guerre (Traces d’établissements asiatiques en Moyenne-Egypte sous Ramsès II (Revue d’Egyptologie 7, 1950, 67-70), et avec O.Masson, Objets pharaoniques à inscription carienne, (Bulletin d’Egyptologie, IFAO, Le Caire, 1956) ; et, sous sa seule signature, Les Principautés du Delta au temps de l’anarchie libyenne (MIFAO n°66, Le Caire, 1961) ainsi qu’Un souvenir du “Pharaon” Taousert en Jordanie ( Vetus Testamentum,Vol. 12, Fasc.4, Oct. 1962, 464-469). Il fut aussi l’un des co-auteurs avec Serge Sauneron et George Posener du fameux Dictionnaire de la civilisation Égyptienne, F.Hazan, Paris, 1959, 1992. Jean Yoyotte dirigea bientôt les fouilles de Tanis commencées par Pierre Montet des années plus tôt. A partir de 1965, et pendant une vingtaine d’années, il exhuma et exonda murs du temple de Khonsou, bâtiments des ramessides, lac sacré, ruines des dynasties libyennes (avec de superbes cartouches de Sheshonq), et monta pour finir l’Exposition sur Tanis à Paris en 1987.

A l’époque où ils se rencontrèrent, dans les années 50, Cheikh Anta Diop n’était sans doute pas le grammairien classique des années 70 auteur de Parenté génétique de l’égyptien ancien, et comme beaucoup d’entre nous plus tard, émargeait au comparatisme aujourd’hui méthodologiquement désuet d’une pionnière, Lydia Homburger, professeur à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes en Sciences Sociales dans la première moitié du vingtième siècle. Sa polyvalence était déjà remarquable : il devait soutenir en 1960 avec succès un doctorat d’histoire (le premier, qui devait devenir un «livre-culte» (ce qui est peut-être le pire destin pour un livre !), Nations Nègres et Culture, ayant été refusé en 1954). Il était aussi un physicien accompli, qui monta le premier laboratoire de datation au Carbone 14 en Afrique, à l’IFAN (Dakar). Lorsque Pierre Dumont, grand maître de la didactique du langage, après avoir travaillé pendant des années auprès de Senghor à Dakar, vint prendre ses fonctions à l’UAG, je me souviens de l’éloge qu’il fit de la  traduction d’Einstein en wolof par Cheikh Anta Diop dans un Bulletin de l’IFAN de 1975. Pierre Dumont la donna en exemple au public universitaire martiniquais – ce qui avait été fait pour le wolof, disait-il en substance, pouvait l’être pour le créole.

 

On nous accordera donc que Cheikh Anta Diop n’était en aucune manière «l’imposteur» que crut voir Jean Yoyotte, et qu’il s’obstina à continuer de voir. Cheikh n’avait sans doute pas lors de leur rencontre dans les années cinquante la maîtrise insolente des hiéroglyphes du futur Professeur au Collège de France (1991-1997). Mais dans les années 2000, il était impossible d’ignorer que non seulement Cheikh Anta Diop lisait les hiéroglyphes, mais qu’il les écrivait aussi, comme le prouve son ouvrage Parenté génétique de l’égyptien ancien et des langues négro-africaines (1977) où deux cent pages de lexicographie hiéroglyphique sont de sa main, faute des logiciels que, bénéficiaires de la micro-informatique, nous utilisons tous aujourd’hui. Un journaliste maitrisant son sujet n’aurait pas manqué de le faire remarquer à Jean Yoyotte. Jean Yoyotte ne pouvait d’ailleurs l’ignorer lui-même. A l’époque où les fouilles qu’il conduisait à Tanis battaient leur plein, son collègue et ami Serge Sauneron, directeur de l’IFAO à partir de 1969, avait participé au «Colloque du Caire» de 1974, et, avec sa rigueur et sa probité scientifique habituelle, que Jean Yoyotte lui-même loua dans son éloge funèbre (BIFAO n°77,1977,1-4), avait examiné avec intérêt les thèses de Cheikh Anta Diop, relevant en passant que «l’identité des pronoms personnels singulier de l’égyptien et du wolof ne pouvaient être le fait du hasard» – un indice étroitement binaire mais suffisant pour légitimer des études plus larges. Qu’on est loin, à mille lieues, d’un scoop de journaliste du XXI° siècle, l’âge du story telling ! Transformant un désaccord personnel profond en différend public, et en faisant l’axe de leurs articles, les auteurs de la série d’interviews auront joué les managers coloniaux, jetant dans leur arène, en un mauvais remake de Mandingo, le «Martiniquais aux soeurs plus noires que lui» et le grand Wolof de Taytu !

 

Or, les deux reporters n’avaient pas deux sportifs, deux boxeurs sur leur ring journalistique, dont un déjà disparu ne pouvait rendre les coups, mais deux grands savants : d’un côté un égyptologue et archéologue, et de l’autre un historien et physicien également égyptologue. Diantre ! Nous pouvions donc être autre chose que des choses, autre chose que des sportifs ! Un rôle dans lequel les sociétés occidentales confinent volontiers Africains et Antillais. Et ce quelque chose avait visiblement échappé aux auteurs de l’article, bien prompts à nous refiler des gants de boxe et des médailles… Jean Lacouture, auteur d’un long entretien avec Jean Yoyotte et Serge Sauneron, connaissait au moins son sujet, au point de s’être fendu autrefois

d’une biographie de Champollion. Et le même Jean Lacouture, plus attentif à la dimension humaine des sports, avait aussi écrit des livres sur le rugby. Sans doute avait-il remarqué que quand nous habitions un sport, nous en faisions un art, ce qu’une chose ne saurait faire. C’est incontestable, les deux grands savants, et non les deux grands boxeurs comme auraient visiblement aimé qu’ils le soient nos deux reporters, étaient en parfait désaccord, absolument inélégant dans l’expression chez Jean Yoyotte, sur des points clés de leur domaine.

 

Avec des moyens appréciables et selon des méthodes de plus en plus pointues, Jean Yoyotte travailla pendant quarante ans, pour l’essentiel, sur le Delta et les relations de l’Egypte avec ses voisins libyens, asiatiques, méditerranéens. Cheikh Anta Diop replaça l’Egypte en Afrique, en l’état, aujourd’hui dépassé, des connaissances et des méthodes de l’immédiate après-guerre, et s’attacha à en conformer l’approche aux avancées scientifiques et méthodologiques des années soixante/soixante-dix (on le vit même déplorer à la fin de sa vie, dans les années quatre-vingt, de n’avoir pu faire bénéficier cette approche de la «toute nouvelle» génétique des populations). Tout cela commence à paraître normal aujourd’hui. L’actuel Secrétaire Perpétuel de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, Jean Leclant, qui dirigea la thèse (sur les chevets égyptiens et africains) soutenue en 1981 par l’un des premiers étudiants de Cheikh Anta Diop, Aboubacry Moussa Lam, tenait en haute estime le chercheur sénégalais, et rappelait en 1996, dans son allocution d’ouverture du Colloque de l’Université de Barcelone, L’Egypte une civilisation africaine, «ce que l’égyptologieavait à gagner à se tourner vers l’Afrique». Le prochain Colloque Egypt in its african context organisé par le Musée de Manchester à la fin de l’année 2009 aura aussi pour thème cette approche, et comptera le généticien afro-américain Shomarka Keita, et les chercheurs africains Abadayo Folorunso, José Nafafé et Kimani Nehusi parmi les membres de son Comité Scientifique.

 

Curieusement, les premiers articles que nous avons lus de Jean Yoyotte en donnaient encore un autre visage, bien moins connu, et qu’on l’aurait mieux vu, ès qualité, au Colloque du Caire en compagnie de ses collègues Jean Leclant et Serge Sauneron – auteur du célèbre «l’Egypte ancienne était africaine dans sa manière de penser». En effet, on doit à Jean Yoyotte des remarques sur le boeuf nag reprises par Lidya Homburger dans son ouvrage aujourd’hui bien dépassé sur les langues africaines et un article comparant les tresses égyptiennes et africaines. Un an après avoir co-signé avec Sauneron, son ami, l’article sur les asiatiques en Egypte, Jean Yoyotte publie aussi Pour une localisation du pays de Iam, le mythique voisin évidemment africain de l’Egypte, dans le BIFAO (BIFAO 52, 1953 173-178).

A la même époque, il co-signe avec Jean Leclant (BIFAO 51, 1952, 1-39) Notes d’histoire et de civilisation éthiopienne – à propos d’un ouvrage récent The Temple of Kawa I. L’édition des inscriptions égyptiennes due à F.L.Laming Macadam (1949). Jean Leclant, qui inscrivait les travaux de Cheikh Anta Diop dont « la probité scientifique demandait l’examen et la discussion », dans l’historiographie de son allocution d’ouverture au Colloque de Toulouse Egypt at its Origins 2 (2005) !

Enfin, the last not the least, Les os et la semence masculine. A propos d’une théorie physiologique égyptienne (BIFAO 61, 1962, 139-146) où Jean Yoyotte compare la conception égyptienne de la reproduction aux conceptions africaines ! Une vingtaine d’années après la mort de Serge Sauneron, qui fut une perte mondiale, Jean Yoyotte co-signa ses deux ouvrages les plus célèbres avec un égyptologue au talent de grammairien aussi démesuré[1] que sa phobie de Cheikh Anta – Jean Yoyotte et Pascal Vernus, Dictionnaire des Pharaons, Noésis, Paris, 1996 et 2004 ; Jean Yoyotte et Pascal Vernus, Le bestiaire des Pharaons, Agnès Viénot, Paris, 2005.

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