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LA POETIQUE DU PAYSAGE CHEZ DEREK WALCOTT

par Dominique Aurélia
LA POETIQUE DU PAYSAGE CHEZ DEREK WALCOTT

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href="./Comment%20dire%20le%20paysage%20quand%20il%20n_fichiers/filelist.xml">
Comment dire le paysage quand il n’est pas décor, mais mémoire<br /> fragmentée

Comment dire le paysage quand il
n’est pas décor, mais mémoire fragmentée? Comment résister à toute
tentation d’exotisme quand on est un poète de la Caraïbe?

Il s’agit d’examiner à travers cet
article les procédés mis en œuvre par Derek Walcott pour conjuguer la relation
entre paysage et histoire.

Selon Walcott, le paysage fait
mémoire, lit la mémoire au présent et bruit des multiples langages des peuples
qui l’ont habité. En procédant à une déconstruction ironique des catégories
statiques de la binarité, à une explosion des codes linguistiques, Walcott
décrit une ré-habitation de ses lieux et une re-nomination d’un monde qu’il
voudrait adamique, effectuant une rupture épistémologique avec la recherche de
l’identité native, afin de créer une poétique à partir de la dissonance de son
Paradis « aux fruits aigres de l’expérience ».

Il me sera difficile de rendre compte
d’une œuvre qui se décline en plus de vingt recueils de poésie, une dizaine de
pièces de théâtre et un certain nombre d’essais sans risquer de tomber
dans la simplification ou comble de l’ironie, dans la critique d’un auteur qui
échappe à toutes catégorisations binaires et qui célèbre l’opacité de
l’hybridité. Je me contenterai donc d’étudier quelques poèmes extraits de
recueils significatifs pour illustrer mon propos : In A Green Night
(1962), The Castaway (1965) The Gulf (1969) Another Life
(1973), The Star-Apple Kingdom (1980), Collected Poems (1986).

Derek Walcott appartient à cette
génération d’écrivains de la Caraïbe anglophone qui dans les années cinquante,
ayant « enfanté » la littérature dans leurs pays, étaient acculés à
l’exil (George Lamming, Samuel Selvon, VS. Naipaul), au renoncement à vivre
dans des sociétés qui, trop préoccupées à se faire une place dans le monde,
ignoraient que la parole de leurs écrivains pouvait les inscrire dans le monde.

Aussi faut-il distinguer dans l’œuvre
poétique de Walcott une phase qui correspond à la période des
turbulences politiques qui agitent alors la Caraïbe
anglophone : la période fébrile des indépendances (Trinidad, Barbade et la
Jamaïque accèdent à l’indépendance en 1962) caractérisée par une tension entre
la réalisation et la résiliation des utopies ; l’échec de La Fédération
des West-Indies qui affectera entre autres écrivains, Derek Walcott. Cette
période est aussi marquée par une recherche plus intense d’une esthétique
caribéenne sur le plan littéraire.

Trois recueils publiés à cette époque
où il réside à Trinidad, à la direction du Trinidad Theatre Workshop, In A
Green Night
(1962) The Castaway (1965) The Gulf (1969)
sont assez révélateurs de sa relation à ses îles : dans son poème Crusoe’s
Journal
(1965) il décrit une Caraïbe « monde vert sans
métaphores », le paysage qu’il évoque est celui de la négation, de
l’impossibilité de la métaphore, car le monde qui l’entoure est figé
dans des métaphores empruntées, rendu illisible par la
dénomination/renomination du colonisateur.

Le paysage que Walcott décrit est
celui de l’annihilation, celui qui recrache ses enfants dans les errements
de l’aliénation, de l’exil, du vide et de l’absence, un paysage qui absorbe
toute création.

Ainsi,
le poème The Swamp 1
(Walcott,1965) est un condensé presque organique de cette
expression de dissolution qui hante Walcott pendant cette période : par un
jeu de correspondances et de métaphores, le poète essaie de s’extirper de cette
absorption de toutes formes organiques par cette « bouche noire »
qu’est la mangrove; une prolifération de toutes formes de vie
dégénérées et difformes, une obscurité qui témoigne de l’absence de l’histoire,
un bouillonnement obscène de sang et de sexe qui loin de donner naissance à une
énergie créatrice, n’engendre qu’une situation de stase : « it begins
nothing »(Walcott,1965) répond le poète ; un
« nothing » en écho à A.J. Froude, l’historien britannique qui au
19ème siècle, décréta ces îles inabouties (J.A.Froude,1888). style='mso-ansi-language:EN'>Un « nothing » doublé, un siècle plus
tard, par Naipaul dans son désormais célèbre : « History is built
around achievement and creation and nothing has been created in the
West-indies” style='mso-ansi-language:EN'>2(Naipaul,1962). Mais de manière assez paradoxale, le thème de la
dissolution et de la négation contraste avec l’énergie et la résistance déployées
dans les derniers vers du poème: « like chaos, like the road/
ahead ».

Si
cette poétique mime la nature, c’est au premier chef par son énonciation
rhizomatique qui est à l’image de la végétation tropicale du marigot, ainsi
décrite dans « The Swamp ». Il faut sans doute lire le texte de Derek
Walcott en gardant en tête le modèle rhizomatique, proposé par Deleuze et
Guattari dans Mille Plateaux (Deleuze et Guattari, 1980), qui décrit un texte
sans hiérarchie, sans centre et sans auteur souverain.

Un autre
élément du paysage qui, dans cette phase de doute, symbolise aussi l’amnésie de
la mémoire, l’effacement de l’histoire, c’est la forêt. Dans le recueil The
Gulf
(1969), le poème intitulé Air décrit la forêt comme une
force qui aspire et consume toute autre énergie, émettant un air malsain,
symbole de l’annihilation. C’est la représentation d’une nature non
apprivoisée, qui dévore de ses mâchoires toute velléité humaine, celle de la
défaite des Amérindiens puis celle des esclaves africains :

lang=EN style='mso-ansi-language:EN'>Long, long before us lang=EN style='mso-ansi-language:EN'>

lang=EN style='mso-ansi-language:EN'>Those hot jaws, like an oven lang=EN style='mso-ansi-language:EN'>

lang=EN style='mso-ansi-language:EN'>Steaming, were open lang=EN style='mso-ansi-language:EN'>

lang=EN style='mso-ansi-language:EN'>To genocide; they devoured lang=EN style='mso-ansi-language:EN'>

lang=EN style='mso-ansi-language:EN'>Two minor yellow races, and lang=EN style='mso-ansi-language:EN'>

lang=EN style='mso-ansi-language:EN'>Half of a black href="http://vertigo.revues.org/#ftn3">3

L’effacement
d’une race qui n’a laissé aucune trace, effeuillée comme une fleur d’or, pétale
après pétale, emportée par la mer vague, sans aucune trace. style='mso-ansi-language:EN'>Encore une fois, le poète conclut : “There
is too much nothing here”
href="http://vertigo.revues.org/#ftn4">4

Après
ces représentations d’un paradis infernal (Garden of Hell, pour
traduire Naipaul) un usage paradoxal de la notion d’amnésie va s’opérer dans Another
Life
(1973). Au cours de cette période (1970), l’île de Trinidad traverse
une crise politique aiguë marquée par l’ascension du Black Power afrocentriste,
qui exacerbe les tensions avec la composante indienne de la population.

Au
lieu de se lamenter sur les tribus perdues, le poète propose alors de se
tourner vers les ressorts de l’imagination, seule capable de peupler la mémoire
vide. Le « nothing » des précédents poèmes va avoir
une existence physique, va vibrer, tel un territoire à indigéniser ; une
reterritorialisation.

Comme
l’expliquent les auteurs de The Postcolonial Studies Reader, l’espace
fonctionne comme une sorte de palimpseste, « un parchemin sur lequel des
générations successives ont inscrit et ré-inscrivent le processus de
l’histoire »5  (392).

Ainsi
le poète opère une véritable méta-morphose par le processus de
l’abandon des  « dead metaphors » href="http://vertigo.revues.org/#ftn6">6 et de l’élaboration des métaphores
vives. Derek Walcott illustre de la sorte sa notion de métaphore telle qu’il
l’applique à une région qui a besoin d’une contre-poétique c’est-à-dire une
poétique qui exclut toute exotification telle qu’elle est pratiquée
par les auteurs occidentaux et imitée par les poètes « indigènes »,
celle qui s’est selon Glissant, constituée autour de la topique de la source et
du pré (Glisssant, 1981). La contre-poétique de Walcott prend sa source dans
« l’irréductible opacité » (Glissant, 1990) du paysage, dans
l’intranquillité de la source là où la tragédie de la domination coloniale
s’inscrit et se noue.

Dans
son discours de réception du Nobel en 1992 : The Antilles : fragments
of Epic Memory
, il revient à cette idée d’une nomination métaphorique, la
reliant à l’impérieuse nécessité des gens de la Caraïbe d’inventer des
métaphores vives : « la langue originelle se dissout dans
l’épuisement de la distance ,comme le brouillard dans sa traversée de l’océan,
mais ce processus de renomination, de recherche de métaphores vives est le même
qu’accomplit le poète chaque matin » href="http://vertigo.revues.org/#ftn7">7 (What The Twilight Says :
New. York : Farrar, Strauss and
Giroux, 1998.p.70).

C’est, explique-t-il,
l’expérience de toute une race qui renomme quelque chose qui a été nommé par
quelqu’un d’autre, lui insufflant sa véritable puissance métaphorique. C’est là
le privilège d’être issu de ce que l’on appelle généralement une société
sous-développée. La capacité adamique de nommer.

Dès lors, le poète met
à l’œuvre une textualisation du paysage, en écho à l’écrivain guyanien Wilson
Harris, qui dans son essai The Music of living landscapes
explique :

style="mso-spacerun: yes"> « Il me semble que pendant longtemps le
paysage a été perçu comme passif, comme un meuble, un espace à manipuler ;
alors qu’il possède une résonnance. Le paysage a sa vie propre, car je le vois
comme un livre ouvert, un alphabet alentour. Mais c’est une opération difficile
et longue que de saisir cet alphabet et comprendre le livre du paysage
vivant ».8 (Harris 1999)

 

Paysage-mémoire

Walcott
partage avec Glissant cette conception du paysage qui fait mémoire pour ceux
dont l’histoire a été brisée par la tragédie de la Traversée. Pour les
descendants d’esclaves, il n’y a pas d’arrière-pays, car depuis les profondeurs
de l’océan où furent noyés certains esclaves jusqu’aux terres de la plantation,
le paysage renvoie et se conjugue au passé. Il garde mémoire de ses temps
(Glissant., 1980.) La métaphore au sens littéral de transfert,
transposition fera irruption dans le paysage pour dire l’Histoire.

Comme
l’observe Kerry-Jane Wallart (2005) dans un article consacré à la poésie de
Walcott, la toponymie est sous l’emprise du poète qui renomme le monde, tel un
nouvel Adam, à mesure qu’il y pose le pied. Alors que la vieille Europe est
saturée de noms, « boisée de titres » (« forested with
titles »), les Nouveaux Mondes attendent les mots (« wait for
names », Walcott 1986) qui dessineront leur carte et traceront leur
ontologie.

L’exergue
de « Homage to Gregorias », deuxième section d’Another Life, est une
citation du Partage des Eaux, roman d’Alejo Carpentier dans lequel le narrateur
assigne la nomination du monde en ces termes : « Adam’s task of giving
things their names »9
(Walcott, 1973) .Derek Walcott s’inspire de cette expression
et écrit que :

style="mso-spacerun: yes"> « Dans un monde vierge, tout acte de
nommer inclut une dénomination, un effacement des sons. Le son qui se projette
sur les choses ou les créatures qu’Adam entreprend de baptiser, n’est ni prose,
ni comparaison, mais poésie et métaphore  href="http://vertigo.revues.org/#ftn10">10» (Walcott, 1993)

On
peut déceler chez ces deux auteurs caribéens un écho à la poésie d’Aimé
Césaire, qui dans son œuvre première Cahier d’un Retour au Pays Natal,
clamait la (re)nomination première : « Je retrouverais le secret des
grandes communications et des grandes combustions. Je dirais orage. Je dirais
fleuve. Je dirais feuille. Je dirais arbre » (Césaire, 1947).

 

Le paysage du détour

À
partir de cette situation de manque qui inscrit le lieu originel dans une
perspective de distance et d’écart, s’opère progressivement une inscription
topologique à l’intérieur de laquelle tous les autres lieux se déploient. Le
poète comprend alors que le paysage qu’il pensait vide de sens, amnésique,
renvoie à la mémoire, comme une épiphanie. Nous retrouvons la notion de lieux
de mémoire telle que Pierre Nora la définit dans son ouvrage Les lieux de
mémoire 
: « les lieux de mémoire ne vivent que de leur aptitude
à la métamorphose, dans l’incessant rebondissement de leurs significations et
le buissonnement imprévisible de leurs ramifications]. Tous les lieux de
mémoire sont des objets en abîme (p.38-39) ». La falaise mythique dans
l’île de Grenade appelée Morne Sauteurs en référence au suicide des Amérindiens
suite à l’arrivée des colons blancs, cette falaise, soudain devient
le « saut vers la lumière » et les Amérindiens, fleurs surgies de
l’ombre de l’histoire, arrachées pétale après pétale, vont surgir, fragments
d’une mémoire épique. La métaphore « indigène » s’insère dans une
composition par fulgurances visuelles . Le paysage participe tel « un
personnage parlant » pour citer Glissant. Non point pour marquer une
rupture d’avec la vieille Europe, mais parce que, nous dit Glissant
« décrire le paysage ne suffit pas. L’individu, la communauté, le pays sont
indissociables dans l’épisode constitutif de leur histoire. Le paysage est un
personnage de cette histoire » (Glissant, 1981).

En
plus de la nomination métaphorique de sa terre vierge, Walcott indique que le
paysage est son propre monument. La métaphore qui illumine sa poésie est celle
de la mer, pourtant bien inscrite dans l’idéale carte postale, mais qui a
valeur ici de contre-poétique, celle du paysage du détour :

Comme l’Atlantique de
ses premiers poèmes qui s’insère comme image de l’amnésie de la Traversée et de
la perte de l’Afrique :

lang=EN style='mso-ansi-language:EN'>there’s nothing here lang=EN style='mso-ansi-language:EN'>

lang=EN style='mso-ansi-language:EN'>this early ; lang=EN style='mso-ansi-language:EN'>

lang=EN style='mso-ansi-language:EN'>cold sand style='mso-ansi-language:EN'>

lang=EN style='mso-ansi-language:EN'>cold churning ocean, the Atlantic, lang=EN style='mso-ansi-language:EN'>

no visible
history

lang=EN style='mso-ansi-language:EN'> ( lang=EN style='mso-ansi-language:EN'>The Almond Trees) class=quotation1> style='mso-ansi-language:EN'>11 style='mso-ansi-language:EN'>

L’océan
s’inscrit comme image de l’inconscient collectif caribéen avec ses terreurs
englouties dans le recueil The Star-Apple Kingdom magnifié à travers
le poème « The Sea is History » où l’océan devient
le locus de l’intemporalité, du début et de la fin, le tombeau et le berceau,
la source alternative de l’histoire dans le paysage :

lang=EN style='mso-ansi-language:EN'>Where are your monuments, your battles,
martyrs?

lang=EN style='mso-ansi-language:EN'>Where is your tribal memory? Sirs, lang=EN style='mso-ansi-language:EN'>

lang=EN style='mso-ansi-language:EN'>in that grey vault. The sea. The sea lang=EN style='mso-ansi-language:EN'>

lang=EN style='mso-ansi-language:EN'>has locked them up. The sea is History href="http://vertigo.revues.org/#ftn12">12 (The
Star-Apple Kingdom
style='mso-ansi-language:EN'> 1980) style='mso-ansi-language:EN'>

Dans
sa vision du second Jardin d’Éden tel qu’il le développe dans son essai The
Muse of History
(1972), il n’y a point de place pour le Noble Sauvage,
car, explique-t-il, ce mythe est une obsession de la vieille Europe, une quête
de l’innocence et de la pureté qui ne répondent pas aux préoccupations des
habitants du Nouveau Monde.

L’expérience
des gens de la Caraïbe est celle d’un monde où l’aigre et le doux
s’interpellent - tamarins surs, orange sure, orange amère,
pois doux, citrons doux sont autant de dénominations de
fruits qui se réfèrent tant au goût qu’à la variété et à « cette acidité
qui nourrit l’énergie de ce monde » (The Muse of History).

Le
monde de Walcott est tout sauf linéaire. Ainsi, le jardin à l’européenne
ordonné, linéaire, maîtrisé qui inclut la notion de perspective et d’horizon,
de bordure et de ligne, s’oppose à la conception du jardin « à
l’antillaise » qui est une représentation de l’enchevêtrement, de la
profusion, de la turbulence, de l’explosion ; tous signes rhizomiques
inscrits dans l’expression littéraire qui ne fait que répéter, retranscrire ce
paysage alentour.

Il
s’agit d’habiter son nom, d’être son nom. C’est, comme le souligne Kerry-Jane
Wallart, « De la nature même, du bruissement des éléments, que ses vers disent
qu’ils proviennent, et dont ils prétendent n’être rien d’autre que la
transcription. Jouant implicitement sur l’homophonie entre word et world, Derek
Walcott voudrait retranscrire le babil de l’univers » (Wallart, 2005).

Walcott conclut son
discours de réception du Nobel en ces termes :

style="mso-spacerun: yes"> « L’histoire ne s’efface pas au lever du
soleil. Elle est là, présente dans la géographie antillaise, dans la
végétation. La mer soupire avec les noyés de la Traversée, agonise avec le
massacre des Aborigènes caraïbes, arawak et tainos, saigne dans la fleur de
l’immortelle et même la vague incessante sur le sable, ne peut effacer la
mémoire […] » href="http://vertigo.revues.org/#ftn13">13 class=quotation1>(Walcott, 1992)

 

Le paysage et la
traversée des langues

En
mettant en œuvre la traversée des langues, le poète prend possession de son
paysage en termes linguistiques. Nommer devient une manière de sanctifier les
éléments du paysage, de les sublimer. Cet acte de nommer inclut d’abord une
dé-nomination, un effacement des « sons » qui sera suivi par une
re-nomination. La question de la langue, fondatrice du rapport au monde est
posée comme l’appropriation de l’espace par le colon à travers le pouvoir du
nom comme l’explique Homi Bhabha dans les chapitres qu’il consacre à la poétique
de Walcott : « Le langage ordinaire développe une autorité aurale,
une persona impériale ; mais dans une performance de
réinscription spécifiquement postcoloniale, l’intérêt se déplace du nominalisme
de l’impérialisme à l’émergence d’un autre signe d’agent et d’identité. Il
signifie la destinée de la culture comme un site non de simple subversion et
transgression, mais préfigure un type de solidarité entre ethnicités qui se
rencontrent au rendez-vous de l’histoire coloniale. (Traduction de Françoise
Bouillot 350,200714

Le
langage est, selon le critique Leonard Scigaj dans Sustainable Poetry,
un instrument que le poète ajuste et accorde sans cesse pour articuler son
expérience originelle de la Nature. Parodiant le concept de différance chez
Derrida, Scigaj propose celui de référance, pour désigner cette
instance caractéristique avec laquelle la poésie oriente le lecteur vers le
référent, par delà l’abstraction du signifié. Le cas de la ré-habitation ou du
« devenir-indigène » est illustré par le fait que la poésie constitue
le truchement par lequel s’effectue une réappropriation mentale et culturelle
de certains lieux. Walcott met à l’œuvre une pratique démiurgique qui consiste
à renommer le monde. Échoué par l’histoire sur une île dont la langue
« originelle » a été absorbée par un paysage devenu muet, amnésique,
le poète tente d’en lire quelques traces effacées, mais encore visibles sur le
paysage « désapparu », pour utiliser le néologisme admirable de
Glissant. Cette poésie semble être à la recherche non pas d’une innocence
d’avant la chute, mais d’une langue antérieure à l’anglais, en accord avec le
vert sombre de la forêt et le fracas de l’Atlantique, une poésie à la recherche
d’une arrière-langue comme le souligne Kerry-Jane Wallart :

« Adamique, la poétique de Derek Walcott
ne l’est pas tant en ce qu’elle renomme le monde, en ce qu’elle le montre et le
convoque, mais parce qu’elle met à nu l’origine du langage propre à dire ce
monde. Cette poésie est nominale, dans le sens où elle participe d’une
nomination du monde » (Wallart, 2005).

Le
poète va éprouver la présence du monde. La présence de l’histoire fait
irruption à travers les métaphores vives. « Nothing which is everything, the nothing out of which something can
be made »
style='mso-ansi-language:EN'>15 (Baugh, 1978).

La
langue n’a jamais été un territoire conquis aux Antilles. Par en dessous
sourdent les dialectes, les patois, les créoles, toutes expressions de l’imaginaire
des peuples. La poésie de Walcott reflète cette traversée des langues :
français, bribes de créole saint-lucien, trinidadien, jamaïquain, anglais,
espagnol, yoruba qui dans une babélisation tour à tour baroque et ironique vont
s’interpeller (exemples : titre français, insertions de mots français,
renvois toponymiques créoles, entrelacements et tissages hétérophoniques de
grec et de latin, illustrations de sa « parfaite éducation
coloniale ».) Nouveau trope de l’écart, la traduction est une forme de « métaphore »,
de déplacement, postée aux quatre coins de cette poétique qui s’écrit dans
toutes les langues du colonisé. Forger une écriture qui soit non plus une
imitation, mais l’irruption de la chose même.

À
titre d’illustration, le poème Sainte- Lucie, extrait du recueil Sea-Grapes
(1976) est un exemple de cette ré-habitation dialogique :

Il commence par nommer
les villages de son île :

class=quotation1>Laborie, Choiseul, Vieux fort, Dennery

La
deuxième strophe est la dénomination/renomination des fruits de son jardin d’Eden
en commençant de manière ironique par la pomme :

lang=EN style='mso-ansi-language:EN'>Pomme-arac, style='mso-ansi-language:EN'>

lang=EN style='mso-ansi-language:EN'>Otatheite apple, lang=EN style='mso-ansi-language:EN'>

Pomme
cythère,

Pomme
granate,

lang=EN style='mso-ansi-language:EN'>Moubain, style='mso-ansi-language:EN'>

lang=EN style='mso-ansi-language:EN'>z’ananas style='mso-ansi-language:EN'>

lang=EN style='mso-ansi-language:EN'>the pineapple’s lang=EN style='mso-ansi-language:EN'>

Aztec
helmet,

Pomme,

lang=EN style='mso-ansi-language:EN'>I have forgotten lang=EN style='mso-ansi-language:EN'>

lang=EN style='mso-ansi-language:EN'>What pomme for style='mso-ansi-language:EN'>

lang=EN style='mso-ansi-language:EN'>The Irish potato, lang=EN style='mso-ansi-language:EN'>

lang=EN style='mso-ansi-language:EN'>Cerise, style='mso-ansi-language:EN'>

lang=EN style='mso-ansi-language:EN'>The cherry style='mso-ansi-language:EN'>

lang=EN style='mso-ansi-language:EN'>z’aman, style='mso-ansi-language:EN'>

sea-almonds)
[..]

au bord de
la’ouvière

lang=EN style='mso-ansi-language:EN'>Come back to me, lang=EN style='mso-ansi-language:EN'>

lang=EN style='mso-ansi-language:EN'>My language, come back lang=EN style='mso-ansi-language:EN'>

Cacao,

grigri,

solitaire,

lang=EN style='mso-ansi-language:EN'>ciseau style='mso-ansi-language:EN'>

lang=EN style='mso-ansi-language:EN'>The scissor-bird lang=EN style='mso-ansi-language:EN'>

lang=EN style='mso-ansi-language:EN'>[ ] style='mso-ansi-language:EN'>

lang=EN style='mso-ansi-language:EN'>O martinas, lucillas lang=EN style='mso-ansi-language:EN'>

lang=EN style='mso-ansi-language:EN'>I’m a wild golden apple lang=EN style='mso-ansi-language:EN'>

lang=EN style='mso-ansi-language:EN'>That will burst with love lang=EN style='mso-ansi-language:EN'>

lang=EN style='mso-ansi-language:EN'>Of you and your men lang=EN style='mso-ansi-language:EN'>

[ ]

Moi c’est
gens St-Lucie.

C’est la
moi sorti;

lang=EN style='mso-ansi-language:EN'>Is there that I born. lang=EN style='mso-ansi-language:EN'>

Dans
un article intitulé « Troping the Voice-print: Walcott’s Rethoric of
Performance » consacré en partie à l’étude de ce même extrait, Marta
Dvorak indique que l’effet de redoublement associé à de légères variations met
en œuvre ce que Rushdie identifie comme « les mythes éternellement
contradictoires de la stase et de la métamorphose.»(Rushdie, 1992) Dvorak
démontre comment la présence du signifiant « apple » doublé par sa
contrepartie française « pomme » est amplifiée de manière simultanée
par le lexème « pineapple » puis intensifiée par le vers
« Aztec-helmet » qui renvoie de manière visuelle à la couronne du
fruit, et de manière sonore à travers la répétition du son [z] « pineapples »
et le créole « Z’ananas » au fruit en entier. Ainsi la voix qui
oscille du créole au Standard English et qui énumère les fruits de la terre
sans ordre logique apparent, révèle que cette logique est inscrite dans les
sonorités du texte. En effet la sifflante s/z de « cerise,
sea-almonds, sea-burts, solitaire, ciseau » confère une unité, un sens à
cet éclectisme, et le son [k] du double « come back » opère de
manière quasi naturelle, le choix suivant du mot « cacao ». Ce qui
produit un effet incantatoire démultipliée par l’effet visuel des monèmes sur
la page. (Dvorak, 52-53). Puis, comme un acte d’énonciation au monde, le poète
annonce sa venue dans son monde en créole suivi d’une traduction / répétition
en broken English :

Moi c’est
gens St-Lucie,

C’est la
moi sorti

lang=EN style='mso-ansi-language:EN'>Is there that I born lang=EN style='mso-ansi-language:EN'>

En
nommant son monde, les lieux et les objets qui le composent, Walcott fait usage
de ce que Paul Ricœur appelle « la véhémence ontologique »
(Ricœur1975). Homi K.Bhabha dans son ouvrage séminal The Location of
Culture
ajoute à ce propos :

L’appel de Walcott à la langue sert une
fonction symbolique. Tandis que le poème oscille entre les petits actes de
nommer la nature et l’exercice plus vaste d’une langue commune, son rythme
enregistre l’  « étrangeté » de la mémoire culturelle. En
oubliant le nom propre, dans chaque retour de la langue –son
« reviens-moi » -, la temporalité disjonctive de la traduction révèle
les différences intimes qui gisent entre généalogies et géographies.[…] Elle
(l’histoire) fournit un agent d’initiation qui permet de reposséder- comme dans
le mouvement du poème de Walcott- les signes de survie, le terrain d’autres
histoires, l’hybridité des cultures.[…] Et à partir des petits fragments du
poème, son mouvement de va-et-vient, surgit la grande histoire des langues et
des paysages de la migration et de la diaspora. (Bhabha, 1994, traduction de
Françoise Bouillot)16

La
langue qui se déroule ici n’est pas celle de la nature, mais celle de la
poignée d’hommes installés sur l’île, naufragés d’une Histoire tourmentée, et
qui, rivalisant avec la voix lyrique, posent la question de l’énonciation.
C’est ainsi que se déploie une poésie fortement dramatique, dialogique. C’est
une langue qui s’inscrit en marge des dictionnaires. La poésie de Derek Walcott
est ainsi emplie de ces hiéroglyphes, mots-images (pour reprendre l’expression
de l’anthropologue africaine-américaine Zora Neal Hurston qui voyait dans
ces « picture-words » une tentative des Africains-Américains de
forger une langue secrète sous la langue des puissants), des mots-images qui
permettent de passer outre le mode de signification des signes verbaux, des
mots-images comme les hiéroglyphes que n’ont pas laissés les Amérindiens,
furieuses fleurs rouge sombre, s’épuisant pétale après pétale..

45Une
langue, pour finir, naufragée, magnifiquement bâtarde, faite de débris du monde
qui irrigue l’immortelle parole créée à partir de la dissonance de cet envers
du Paradis.

 

Bibliographie

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Notes

href="http://vertigo.revues.org/#bodyftn1">1 Le marais, le marigot

href="http://vertigo.revues.org/#bodyftn2">2 L’histoire est faite de
réalisations et de création et rien n’a été créé aux Antilles

href="http://vertigo.revues.org/#bodyftn3">3 Longtemps, bien longtemps
avant nous

Ces mâchoires
chaudes comme un four fumant

S’ouvrirent au
génocide

Dévorèrent deux
races jaunes et la moitié d’une noire

(Ma traduction)

href="http://vertigo.revues.org/#bodyftn4">4 Il ya trop de rien ici (ma
traduction)

href="http://vertigo.revues.org/#bodyftn5">5 A kind of parchment
on which successive generations have inscribed and reinscribed the process of
history 

href="http://vertigo.revues.org/#bodyftn6">6 Métaphores mortes

href="http://vertigo.revues.org/#bodyftn7">7 The original
language dissolves from the exhaustion of distance like fog trying to cross an
ocean, but this process of renaming, of finding new metaphors is the same
process that the poet faces every morning 

href="http://vertigo.revues.org/#bodyftn8">8 It seems to me,
that for a long time, landscapes and riverscapes have been perceived as
passive, as furniture as areas to be manipulated whereas, I sensed […] that the
landscape possessed resonance. The landscape possessed a life, because, the
landscape, for me, is an open book, and the alphabet with which one worked was
all around me. But it takes some time to really grasp what this alphabet is,
and what the book of the living landscape is.

href="http://vertigo.revues.org/#bodyftn9">9 La mission d’Adam est de
donner un nom aux choses

href="http://vertigo.revues.org/#bodyftn10">10 « That given
a virgin world, a paradise, any sound, any act of naming something, like Adam
baptizing the creatures, […], it projects itself by a sound onto something
else, such a sound is not really prose, but poetry, is not simile but metaphor

href="http://vertigo.revues.org/#bodyftn11">11 Il n’ya rien ici

Ce matin ;

sable froid

Océan froid
bouillonnant, l’Atlantique,

Pas d’histoire
visible (ma traduction)

href="http://vertigo.revues.org/#bodyftn12">12 Où sont vos monuments, vos
batailles, vos martyrs?

Où est votre
mémoire tribale? Messieurs,

Dans ce gris
coffre-fort. La mer. La mer

Les a enfermés.
La mer est l’Histoire (traduction de Claire Malroux, 1992)

href="http://vertigo.revues.org/#bodyftn13">13 It is not that
History is obliterated by this sunrise. It is there in the Antillean geography,
in the vegetation itself. The sea sighs with the drowned from the middle
passage, the butchery of its aborigines, Carib and Aruac and Taino, bleeds in
the scarlet of the immortelle, and even the actions of surf on sand cannot
erase memory.

href="http://vertigo.revues.org/#bodyftn14">14 Ordinary language
develops an auratic authority, an imperialist persona; but in a
specifically post-colonial performance of reinscription, the focus shifts from
the nominalism of imperialism to the emergence of another sign of agency and
identity. It signifies the destiny of culture as a site, not simply of
subversion and transgression, but one that prefigures a kind of solidarity
between ethnicities that meet in the tryst of colonial history(Homi K.Bhabha,
231, 1994)

href="http://vertigo.revues.org/#bodyftn15">15 Rien qui est tout, un rien
qui peut générer quelque chose (ma traduction)

href="http://vertigo.revues.org/#bodyftn16">16 Walcott’s call to
language serves a symbolic function. As the poem shuttles between the small
acts of nature’s naming and the larger performance of a communal tongue, its
rhythm registers the “foreigness” of cultural memory. In forgetting the proper
name, in each return of language-its «coming back”-

style='mso-ansi-language:EN'>the disjunctive temporality of translation reveals
the intimate differences that lie between genealogies and geographies. […] It
provides an agency of initiation that enables one to possess again and anew- as
in the movements of Walcott’s poem the signs of survival, the terrains of
other’s histories, the hybridity of cultures […] And from the little pieces of
the poem, its going and coming, there rises the great history of the languages
and the landscapes of migration and diaspora. (Bhabha, 235, 1994)

 

Dominique Aurélia

Maître de
Conférences Université des Antilles et de la Guyane, laboratoire CRILLASH

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