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LA PENSEE EN DEHORS DE L’OCCIDENT

Raphaël Confiant
LA PENSEE EN DEHORS DE L’OCCIDENT

Si les Etudes postcoloniales se sont employées, à compter de l’ouvrage fondateur d’Edward Saïd, Orientalism (1979), à remettre en question, d’une part, le regard occidental sur le reste du monde, regard à la fois dénigrant et chosifiant, et, d’autre part, à proposer de nouveaux concepts pour penser le monde, le chercheur en Eudes Caribéennes, natif ou non natif, doit se garder d’oublier qu’il a existé partout des formes de pensée étonnamment originales.

Cinq exemples, entre mille, permettent d’illustrer cette réalité méconnue. Avant de les aborder, il doit conserver en permanence à l’esprit cette remarque du philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diop (2011 : 147), professeur à Columbia University (USA) :

« Aujourd’hui, la forme principale de l’eurocentrisme et ses nouveaux avatars n’est pas l’affirmation d’une culture que ses valeurs mettraient en position de dicter sa norme à toutes les autres. C’est celle qui donnerait à l’Occident le privilège exorbitant d’être la seule culture capable de faire un retour critique sur soi. En d’autres termes, l’eurocentrisme n’est plus celui des valeurs mais celui de la question, nietzschéenne, de la valeur de la valeur qui ne se poserait vraiment, authentiquement qu’à « l’Ouest » (souligné par nous)

{{L’Occident n’a pas le monopole du rationalisme}}

En Ethiopie, au XVIIe siècle, exactement à la même époque où Descartes affirmait son fameux Cogito ergo sum, un penseur nommé Zara Yacob publiait une somme dans laquelle il développait un mode de pensée étrangement similaire à celui du philosophe français, cela alors même qu’à l’époque son pays n’entretenait pas la moindre relation avec l’Europe. Certes, dès l’Antiquité grecque, l’historien Hérodote avec évoqué les « hommes à la peau brûlée » (aethiops) censés vivre au cœur de l’Afrique, mais pendant deux mille ans, tout ce que l’Europe savait de l’Ethiopie, c’est qu’il s’agissait d’un mystérieux royaume à la fois nègre et chrétien, fondée soit par le prêtre Jean soit par la reine de Saba.

Ecrivant en langue guèze 1 , ancêtre de l’amharique, langue de l’Ethiopie moderne, Zera Yacob fonda une véritable école de pensée dont le plus brillant continuateur fut Walda Heymat, et rédigea un volumineux ouvrage intitulé Hatata (Le Traité). Claude Summer, spécialiste de l’Ethiopie, dans The Source of African Philosophy : the Ethiopian Philosophy of Man (1986), a comparé la pensée de Descartes et celle de Zara Yacob et a découvert que ce qui les liait allait bien au-delà de la simple ressemblance fortuite. Dans l’Ethiopie du XVIIe siècle, des hommes de pensée avaient, tout comme Descartes, cherché à s’affranchir du sensible, de l’empirique, pour mettre en avant la Raison. Pour donner la prééminence au monde des idées sur celui « des données immédiates de l’expérience ». Le plus surprenant est que le rationalisme éthiopien s’est continué au fil des siècles jusqu’à nos jours, développant à bas bruit, dans l’ignorance totale du monde européen, des théories que l’on peut parfaitement qualifier de philosophiques au sens grec (ou heideggérien) du terme. Généralement, lorsqu’on évoque la pensée africaine, on songe à la sagesse populaire, aux mythes, contes ou proverbes, en un mot à l’oraliture, toutes choses qu’en Occident, on considère comme sympathiques, mais fort éloignées de la pensée conceptuelle. Dans son ouvrage Sur la « philosophie africaine, le philosophe béninois Paulin J. Hountodji (1976 : 23) notait ceci :

« {Il y a toujours place, aujourd’hui comme hier, pour une bonne sociologie des représentations collectives. La critique de l’ethnophilosophie n’enlève rien à la prégnance, à l’omniprésence et au caractère contraignant de ces représentations. Elle met en garde simplement contre la tentation de les prendre pour ce qu’elles ne sont pas : une philosophie. La cosmogonie dogon, les théogonies et anthropogonies africaines méritent d’être étudies pour être comparées, non à la philosophie occidentale, mais aux mythologies des autres cultures, y compris celles de l’Occident.} »

S’enferrer dans l’ethnophilosophie revient donc à oublier qu’ici et là, dans l’Egypte pharaonique nègre (cf. Cheick Anta Diop), en Ethiopie, dans le royaume du Monomotapa dans l’actuel Zimbabwe, à l’Université islamique de Tombouctou aux XIVe et XVe siècles etc., il a existé des formes de pensée qui se sont appuyées sur ce que Descartes a appelé « la chose la mieux partagée au monde » à savoir la Raison. L’UNESCO a d’ailleurs reconnu les milliers de manuscrits de Tombouctou (écrits en arabe et dans des langues négro-africaines utilisant l’alphabet arabe) comme « trésor culturel de l’humanité » et s’emploie, depuis, une dizaine d’années à les faire numériser.

Paradoxalement, les fondateurs du mouvement de la Négritude ont participé, par ignorance, à cette occultation : c’est L. S. Senghor déclarant que « la raison est hellène comme l’émotion est nègre » ou A. Césaire haranguant « les architectes aux yeux bleus » qui auraient « inventé l’électricité ». Cette ignorance, au fond pas si stupéfiante que cela quand on sait que le premier est agrégé de grammaire française et le second élève de Normale Supérieure, conforte l’idée que l’Homme Blanc et Européen est le seul à avoir, grâce à la Raison, développé la science et la technologie. Le mouvement rastafari, né en Jamaïque, qui vénère l’Ethiopie et l’empereur Hailé Sélassié, ne fait guère mieux : loin de se réclamer d’un Yacob ou d’un Heymat, il prend appui sur une version négrifiée de la…Bible dans laquelle Jéhovah devient Jah et Jésus-Christ un homme noir. Quant aux afro-centristes noirs américains, leur méconnaissance de la pensée africaine confine au délire lequel les pousse à affirmer sans rire que Bouddha ou Euclide étaient des Noirs. A la décharge de la Négritude, du Rastafarisme ou de l’Afro-centrisme, la pensée philosophique de l’Ethiopie, qui s’étale pourtant sur douze siècles, ou les manuscrits de Tombouctou ne sont étudiés qu’à l’INALCO, en France, et dans les départements d’African Studies ou de Black Studies des universités nord-américaines, jamais dans les départements de philosophie.

On notera que les philosophies africaines rationalistes, qui n’ont rien à voir donc avec les sagesses ou les cosmogonies, s’expriment principalement dans des langues africaines et le philosophe ghanéen Kwasi Wiredu (1997, 2004) de prôner une « décolonisation conceptuelle » du continent noir, ce qui, selon lui, passe par la « réhabilitation des langues africaines ». La distinction qu’il opère, par exemple, entre les tongue-relative statements et les tongue-neutral statements est précieuse à cet égard : il s’agit de faire la différence entre les « propositions linguistiquement marquées » c’est-à-dire qui n’ont de sens qu’à l’intérieur d’une langue ou d’une famille de langues donnée, d’une part, et, de l’autre, les « propositions linguistiquement neutres » c’est-à-dire qui seules sont susceptibles d’avoir, sous certaines conditions, une validité universelle et donc transculturelle. Et Kwasi Wiredu de lancer en conclusion d’un colloque, tenu en 2006, à Nairobi (Kenya) :

« {Philosophes africains, apprenons à penser dans nos langues ! } »

{{L’Occident n’a pas le monopole de la réflexion sur les droits de l’homme}}

Le jour de l’intronisation de Soundjata Keïta en tant qu’empereur du Mali, à la fin de l’année 1222, est proclamée solennellement la Charte du Mandé (ou Manden Kaliken en langue Malinké). Quatre siècles donc avant la proclamation de Habeas corpus (1679), de la Bill of Rights (1689), de la Déclaration des Droits des citoyens de Virginie (1776) et cinq siècles avant la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et du Citoyen de la Révolution française (1789), ce texte, composé de sept parties, s’adresse aux « douze parties du monde » (passage parfois traduit « aux oreilles du monde entier »), ce qui montre d’entrée de jeu que l’universalité, ou le désir d’universalité, n’est pas le monopole de l’Europe. Qu’énonce cette charte qui s’est transmise jusqu’à nos jours par voie orale grâce aux griots et que Youssouf Taté Cissé a traduit en français en 1987 ? Des notions que l’on attribue traditionnellement à l’Afrique noire telles que la solidarité ou la justice, mais aussi, ce qui est plus étonnant, des notions que l’on ne lui prête guère comme la liberté de l’individu, l’équité, la mise à l’index de la violence ou encore le rejet de toute forme d’esclavage. Historiquement, Soundjata est, d’ailleurs, connu comme celui qui a aboli cette dernière institution au sein de l’Empire du Mali.

Les ethnologues occidentaux, friands de contes, de proverbes et de mythes, n’ont jamais porté attention à la Charte du Mandé ni à celle du Kurukanfuga, datée elle de 1236, qui la précise et l’amende sur divers points. Quand ils durent se rendre à l’évidence qu’il s’agissait d’une sorte de préfiguration de la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789, ils s’empressèrent de mettre en doute sa fiabilité, arguant du fait que les sources orales sont soumises en permanence à des phénomènes de reconstruction et de réinterprétation tout au long de l’histoire. Cela n’a pas empêché l’UNESCO, en 2009, de lui accorder le statut de « Patrimoine culturel immatériel de l’humanité ».

Recueillie, en 1965, de la bouche de Fadjimba Kanté, patriarche des forgerons de Téguè-koro, par Y. T. Cissé, la Charte du Mandé corrobore ce que nous apprennent maints manuscrits islamiques retrouvés à Tombouctou : Soundjata avait mené, durant tout son règne, une guerre sans merci contre les esclavagistes soninkés, maures et touaregs. Les sept chapitres qui la composent ont les titres suivants :

. « {Toute vie est une vie »
. « Le tort demande réparation »
. « Pratique l’entraide »
. « Veille sur la patrie »
. « Ruine la servitude et la faim »
. « Que cessent les tourments de la guerre »
. « Chacun est libre de dire, de faire et de voir } »

On retrouve là, de manière indéniable, des principes qui seront énoncés des siècles plus tard par les révolutionnaires de 1789.

{L’Oubli de l’Inde}

Dans son ouvrage intitulé L’Oubli de l’Inde. Une amnésie philosophique (1989), R-P. Droit met en lumière l’un des plus grands scandales intellectuels à savoir la négation, par l’Occident, de la pensée philosophique indienne laquelle est totalement absente des programmes scolaires et universitaires et cela malgré la découverte des textes sanscrits, bien antérieurs à ceux de la Grèce antique, par les romantiques allemands au XIXe siècle :

« {Les connaissances philosophiques d’un homme cultivé d’aujourd’hui sont en gros les mêmes que celles d’un Romain ! Il y a donc un immobilisme culturel qui fait qu’une grande partie du champ de la pensée mondiale n’existe pas dans le cursus culturel et éducatif « normal ». La carte des savoirs humanistes contemporains recoupe ce que savait (ou ne savait pas) un Romain de l’Empire ! } »

Cette entreprise de gommage commence avec Hegel et se poursuit avec Heidegger et Husserl lesquels inventent « une Grèce triomphante, une Grèce qui aurait été la seule origine de la philosophie ». Il s’agit bien là d’une manipulation dans la mesure où les Grecs eux-mêmes avaient un grand respect pour ceux qu’ils nommaient les « Barbares », termes qui signifiait simplement « Ceux qui ne parlent pas le grec » et non les « Sauvages » comme le répètent à l’envie les professeurs de philosophie des classes de Terminale. En effet, Diogène de Laerce, dans Vie et doctrines des philosophes illustres, écrit ceci :

« {Le travail de la philosophie, certains disent qu’il a commencé chez Les Barbares.} »

Quant à Platon, notamment dans le Critias, il considère les Egyptiens comme des gens de grand savoir. R-P. Droit (2004 : 92) fait ainsi remarquer que :

« {Les Stances du milieu par excellence de Nêgarjunâ comportent 146 occurrences du principe de non-contradiction : il se sert du même principe qu’Aristote pour invalider certaines affirmation.} »

En fait, bien avant Aristote, ont été publiés des traités de logique sanscrite comme ceux de Nyâga ou encore les Commentaires du « Sâmkhya » et du « Vedânta » lesquels abordent les questions de l’Etre et du Non-Etre, du Temps etc…, cela sous un angle qui correspond parfaitement aux critères exigés par la pensée philosophique occidentale. Cette vaste occultation tient au fait que les Orientalistes, dénoncés par E. Saïd, se sont surtout penchés sur les textes mystiques ou ésotériques indiens, ignorant superbement les textes « rationalistes », dans le but de construire une image de l’Inde irrationnelle et engluée dans une religiosité quasi-démentielle. Ce qui n’empêchera pourtant pas l’Occident, une fois qu’il sera démontré de manière irréfutable que les langues européennes dérivent du sanscrit (d’où l’expression de « langues indo-européennes »), d’inventer le mythe nazi de l’homme indo-européen blond aux yeux bleus, d’accaparer le symbole religieux hindou de la Svastika qui symbolise le mouvement de rotation perpétuel autour d’un point fixe et de le détourner pour en faire la « Croix gammée » ! Du coup, ce symbole trimillénaire, vénéré et utilisé jusqu’à aujourd’hui dans l’hindouisme, le jaïnisme et le bouddhisme, est désormais diabolisé dans l’imaginaire contemporain.

La philosophie asiatique et le concept d’impermanence dans le bouddhisme

Le philosophe et sinologue François Jullien, ancien président du Collège International de Philosophie, a consacré sa vie à tenter de penser la philosophie occidentale à partir de la culture chinoise. Son projet, exposé notamment dans Le Détour et l’Accès. Stratégies du sens en Chine et en Grèce (1995) est très explicite :

« {J’ai appris le chinois pour mieux lire le grec.} »

Il ne s’est pas agi pour Jullien de poser la Chine comme l’Altérité maximale comme l’ont fait à la fois l’exotisme et l’universalisme abstrait, mais d’interroger l’Occident à partir de l’Extériorité de la Chine. L’extériorité, en effet, est un donné, un fait, tandis que l’altérité est quelque chose qui nécessite d’être construit aussi bien du côté occidental que du côté chinois. Cette posture de Jullien vise « à capter un impensé » à savoir la philosophie chinoise laquelle n’est pas exactement la même chose que la « sagesse orientale » que vendent les magazines et les émissions de télévision grand public, le plus souvent sous le nom de « zen ». L’orientalisme a fait des ravages s’agissant de la pensée chinoise, déclarant par exemple que cette dernière est incapable de poser la question de l’Etre car le verbe « être » n’existe pas en chinois classique. Si cette remarque linguistique est vraie, elle désigne simplement le lieu (le vide) à partir duquel la Chine ancienne a pensé le monde : ce que l’Occident appelle le « non-Etre » ou plus exactement l’impermanence. C’est donc un préjugé que de croire qu’il n’est possible de penser qu’à partir de l’Etre. On peut aussi parfaitement penser à partir du non-Etre, ce que démontre amplement nombre de textes philosophiques chinois d’auteurs comme Laozi et Zhuangzi, étudiés et commentés par F. Jullien.

{{L’occultation de la pensée arabo-musulmane}}

« Comment être Persan ? » se demandait Montesquieu, faisant du Persan l’homme le plus éloigné culturellement de l’Européen du XVIIIe siècle. Le symbole de l’Altérité maximale en quelque sorte. A la décharge du philosophe français, sans doute ignorait-il que la langue persane (tout comme celle de l’Afghanistan, le pachtoune) est une langue…indo-européenne. Ce que ne sont ni le…basque, le hongrois, l’estonien ou le finnois ! Autrement dit un Français a mille fois plus de facilités pour apprendre le persan que le hongrois. Rien n’a changé depuis l’époque de Montesquieu : la plupart des Occidentaux d’aujourd’hui, mêmes cultivés, ne le savent pas. C’est qu’à compter de la Reconquista (expulsion des Juifs et des Arabes d’Espagne), en 1493, l’Europe s’est employée consciencieusement, méthodiquement, à gommer tout apparentement intellectuel entre le monde arabo-musulman et elle. Opération réussie puisque l’Occidental moyen ignore que ce sont les Arabes, qui, à Bagdad d’abord, puis à Cordoue et à Séville, en traduisant massivement les penseurs grecs antiques, ont sauvé le fameux « miracle grec » d’un oubli total. Sans ce relais, les textes de Platon, Aristote etc…auraient été perdus corps et biens. A. de Libéra (1991 : 14) note à cet égard :

« Comment le discours universitaire est-il né ? Il n’est pas né de lui-même, mais il a été appris, intériorisé, adapté à partir de sources précises : la conception de la vie philosophique formulée par les philosophes de terre d’islam, premiers héritiers médiévaux de la philosophie grecque. L’importation de l’idéal philosophique arabe__avec ses présupposés cosmologiques, astrologiques, psychologiques et éthiques__a permis la diffusion de la philosophie à l’extérieur de l’université. »

Ce gommage atteint des sommets quand on constate que l’Occidental moyen éprouve plus de sympathie pour l’hindouisme, le bouddhisme ou le taoïsme que pour l’islam, perçu, là encore, comme ce qu’il y a de plus éloignée du christianisme. Gommage qui confine à l’hystérie comme on a pu le voir en mars 2012 lorsque des soldats américains brûlèrent des exemplaires du Coran. Or, dans ce livre sacré, on retrouve Jésus (Issa), Abraham (Ibrahim), Joseph (Youssef) etc. et la Vierge Marie (Meriem) y est même nommée davantage de fois que dans la Bible. Et c’est l’archange Gabriel (Djibril) qui est censé avoir dicté le texte du Coran au prophète Mahomet ! Tout cela, les intellectuels occidentaux le savent parfaitement, ils savent que l’Islam, religion monothéiste, est sœur du Judaïsme et du Christianisme, mais l’Occidental moyen, lui, l’ignore. Il s’agit donc bien d’une tentative de faire passer à la trappe la pensée arabo-musulmane et de diaboliser l’islam, ce qui constitue rien moins qu’un scandale intellectuel.

***

Ces cinq exemples, trop sommairement évoqués, sont la preuve irréfutable que « la philosophie ne parle pas grec », en tout cas pas seulement grec, comme l’avançait Heidegger 2. Partout à travers le monde, à différentes époques, des hommes de toutes langues, religions et cultures, ont tenté de s’affranchir de la dictature de l’émotion, du sensible, de la réalité immédiate, bref, ont philosophé. Si cela est largement ignoré, c’est que d’une part, l’Occident s’est toujours employé à l’occulter ou, quand cela était difficile, l’a ramené à une sorte d’exception qui confirme la règle : on, reconnaîtra ainsi que Yakob ou Heymat étaient des philosophes rationalistes éthiopiens aucunement inférieurs à Descartes ou à Kant, qu’en sanscrit, les Indiens ont élaboré des traités de logique, pour ajouter aussitôt que dans le reste de l’Afrique et de l’Inde, l’obscurantisme a régné sans partage. Autrement dit, pour parler sans détour, l’œuvre d’un penseur « blanc » est toujours automatiquement affectée au crédit de la totalité de la « race blanche » (alors que jusqu’à preuve du contraire, ni la Bulgarie, ni la Serbie, ni l’Ukraine, ni la Lituanie, ni la Norvège, ni la Hongrie, ni la Pologne ou encore le Portugal n’ont produit des Descartes, de Locke ou de Hegel). A l’inverse, l’œuvre philosophique d’un Yakob ou d’un Heymat n’est jamais versée au crédit de la totalité de la « race noire » ! Ou encore : on reconnaîtra que les Ethiopiens ont inventé leur propre alphabet pour dans le même temps dire qu’ailleurs en Afrique, partout les langues négro-africaines étaient purement orales. C’est occulter le fait qu’aucun des pays européens cités plus haut n’a inventé d’alphabet et que tous, se sont contentés d’adopter l’alphabet latin, sauf la Russie. Encore que cette dernière se soit inspirée de l’écriture grecque laquelle n’est pas__ce que la plupart des gens ignorent__d’origine européenne. G. Pommier (1993 : 130) note à cet égard :

{« L’origine sémitique de l’alphabet grec n’est mise en doute par aucun épigraphiste. La tradition grecque elle-même appelle son alphabet…. (écriture phénicienne}). »

Cette ruse n’a jamais été démasquée par les penseurs non occidentaux, pas plus que celle qui consiste, toujours pour l’Occident à universaliser ses crimes et à singulariser ses avancées. Ainsi, le génocide des Amérindiens, l’esclavage des Noirs ou la destruction des Juifs d’Europe seront décrétés « crimes contre l’humanité » alors qu’ils sont en réalité des « crimes européens contre l’humanité » ». Du coup, toute l’humanité devient moralement responsable de crimes qu’elle n’a pas…commis. Par contre, quand l’Europe (et l’Occident) accomplis de grandes choses__par exemple la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen lors de la Révolution française__, ces dernières se trouvent attribuées à la seule Europe et non à la totalité de l’humanité ! Cela nous permet d’aborder la question de la supériorité de l’Occident ou, plus précisément, pourquoi celui-ci, au plan culturel, scientifique et technologique, en est venu à dépasser de manière si considérable le reste du monde.

{{La Grande Divergence}}

L’expression « Grande divergence » est le titre d’un ouvrage de l’économiste étasunien Kenneth Pomeranz qui a consacré sa vie à tenter d’expliquer quand et pourquoi l’Europe et l’Occident en sont venus à dépasser les autres parties du monde quasiment sur tous les plans : culturel, éducationnel, médical, scientifique, technologique etc…Alors que cette supériorité ne date que de cinq siècles, ce qui est peu au regard de l’histoire quadri-millénaire de l’humanité, les penseurs occidentaux y ont vu un phénomène à la fois originel, permanent et indépassable. Même Karl Marx, héritier il est vrai de Hegel, tout en pourfendant le capitalisme européen, avance les notions douteuses de « despotisme oriental » et de « mode de production asiatique », notions censées expliquer le « retard » de l’Asie et du reste du monde sur le continent européen. Or, au plan technologique et scientifique, celles-ci sont parfaitement infondées comme cela a été mis spectaculairement en lumière lors de l’Exposition Universelle de Séville en 1992 grâce aux reproductions à l’identique des navires de Christophe Colomb et de l’amiral chinois (musulman) Zang-He qui aborda les côtes de l’actuel Kenya en 1493. Non seulement Zang-He avait parcouru 12.000kms pour atteindre la Corne de l’Afrique (alors que Colomb n’avait traversé que 7.000kms d’Atlantique), mais ses bâtiments étaient…quatre fois plus gros que ceux de l’amiral génois. On peut alors se demander pourquoi les Chinois n’ont pas pris pied en Afrique à la fin du XVe siècle. La réponse, donnée par Pomeranz (2010 : 19), est la suivante :

«{ La relative indifférence de l’Etat chinois et de la dynastie des Qing au négoce maritime et leur hostilité à tout commerce armé et à la colonisation outre-mer qui prenait, sur bien des points, le contre-pied du mercantilisme européen…} »

André Gunder Franck, dans son ouvrage si bien nommé Re-Orient (2003), pour sa part, va jusqu’à dénier toute spécificité à l’Europe, sauf en termes de hasard (= découverte de l’Amérique) et de violences. En fait, cette supériorité tient surtout à l’énorme soulagement écologique procuré à l’Europe hors de ses frontières, tant par le gain de richesses que par l’exportation des colons. K. Pommeranz note à cet égard que :

« Tous ces facteurs firent du Nouveau Monde une source quasiment inépuisable de produits agricoles demandant un fort investissement en travail et un débouché pour les capitaux et la main d’œuvre relativement abondants en Europe. »

Le Nouveau Monde ou, plus précisément, la dimension exceptionnelle de l’aubaine représentée par le Nouveau Monde, a permis à l’Europe de réduire la pénurie d’éléments devenus relativement rares chez elle à l’aube du XVIe siècle : la terre et l’énergie. Or, en dépit de ladite aubaine, beaucoup de villes asiatiques dépassaient en taille n’importe quelle ville européenne, y compris le Londres du XVIIIe siècle. A cette époque, 22% de la population japonaise, par exemple, vivait dans les villes contre 10 à 15% pour l’Europe occidentale. Quant à l’espérance-vie de la même époque, environ 40 ans, elle était du même ordre en Chine qu’en Europe. A bien regarder donc, la fameuse supériorité occidentale n’a réellement prix effet qu’avec la Révolution industrielle au milieu du XIXe siècle et est finalement récente. A la décharge de Marx et d’Engels, ces données ne leur étaient pas connues et c’est sans doute de bonne foi qu’ils pointèrent du doigt le « mode de production asiatique ». Comment, en effet, auraient-ils pu savoir que la Chine du XVIIIe siècle consommait plus de sucre que l’Europe ? Ou encore que la région chinoise du Bas-Yangzi produisait, en 1750, davantage de tissu par tête d’habitant que les Britanniques en 1800.

En conclusion, la « supériorité » européenne sur le reste du monde est non seulement récente, mais est le produit à la fois du hasard (facteur trop souvent négligé par les historiens), de la découverte du Nouveau Monde et de ses formidables richesses ainsi que des traditions militaristes et expansionnistes de l’Europe.

{{Le devoir du chercheur caribéen}}

Les Caribéens étant descendants, entièrement ou partiellement, d’Amérindiens, d’Africains, d’Européens, d’Indiens, de Chinois et de Moyen-Orientaux, ont, plus que tout autre peuple sur la terre, le devoir d’étudier les formes de pensée de tous leurs ancêtres. On peut concevoir à la rigueur qu’un Européen ne s’intéresse qu’à la pensée européenne ou qu’un Chinois à la seule pensée chinoise, mais il est inadmissible (au plan éthique) et absurde (au plan scientifique) qu’un Caribéen ne connaisse que l’héritage culturel d’un seul de ses ancêtres, l’Européen. D’autant qu’il ne s’agit pas tant d’héritages biologiques que linguistico-culturels et que la nouvelle culture née dans la Caraïbe est le fruit du brassage (/créolisation) de ces différents apports. Or, comment comprendre qu’aucun créoliste (hormis la Québécoise Claire Lefebvre 3) ne se soit astreint à l’étude d’une ou de plusieurs langues africaines ? Et cet apprentissage n’a rien à voir avec un éventuel « devoir de mémoire », mais à trait à une réalité toute simple : il y a toujours eu des Africains aux Antilles. En effet, les Antillais ne sont pas (comme la plupart le croient) les descendants d’un stock d’Africains qui aurait été emmené dans les « isles d’Amérique » au début du XVIIe siècle et qui se serait reproduit naturellement jusqu’à aujourd’hui. D’abord, dans les bateaux négriers, il y avait trois hommes pour une femme ; ensuite, sur la plantation, la fertilité des femmes esclaves était faible, sans compter celles qui tuaient leur bébé à la naissance ; enfin, même en cas de naissance, le planteur devait attendre que l’enfant atteigne l’âge de dix ou douze ans pour pouvoir l’employer dans les champs de canne, délai beaucoup trop long pour le bon fonctionnement des plantations. Ce qui fait que les planteurs étaient contraints d’importer sans cesse des Africains, d’une année sur l’autre 4, pour disposer d’un nombre de bras suffisant. En clair, de 1635 à 1848, date de l’abolition de l’esclavage, soit pendant deux siècles, il y a toujours eux deux populations noires dans les îles : les Noirs créoles et les Noirs « bossales » (nés en Afrique). Sauf à croire que ces derniers étaient subitement frappés de mutisme dès leur débarquée en Amérique, les langues africaines ont donc été parlées, à côté du créole, durant toute ce temps et il est impossible qu’elles n’aient pas eu, à un niveau ou un autre, une influence sur ce dernier. On en a gardé souvenir dans l’expression (péjorative) « palé wanni-wannan » désignant la manière de parler des créolophones qui nasalisent et palatalisent beaucoup, ou encore chez lesquels le « h » aspiré remplace le « j » : hòdi-a au lieu de jòdi-a (aujourd’hui) ou haden-mwen au lieu de jaden-mwen (mon jardin). Or, on peut être un créoliste connu et reconnu sans connaître aucune langue africaine ! Est-ce bien normal ? Sans compter que même après l’abolition de 1848, il y eut encore des Africains aux Antilles puisque suite à la désertion des plantations par les ex-esclaves créoles, les Békés surent importer des Indiens, des Chinois et des Congolais (d’où l’expression Neg-Kongo), ces derniers, pour la Martinique, se montant à 10.000 pour une île qui, à l’époque, ne comptait que 150.000 habitants. Victimes du même ostracisme qui frappa Indiens et Chinois de la part des ex-esclaves créoles (ou Neg-Djinen, nègres originaires du Golfe de Guinée), les Neg-Kongo conservèrent longtemps leur culture. La thèse de doctorat du créoliste Robert Damoiseau est d’ailleurs consacrée à la manière de parler des habitants du quartier, si bien nommé, Morne l’Afrique, dans la commune du Diamant, à partir d’enquêtes de terrain réalisées dans les années 70 du siècle dernier.

Notre héritage indien, lui aussi, peut-il être ignoré quand on sait qu’on a assisté, sur les plantations, à un phénomène linguistico-culturel absolument unique à savoir le passage de la littérature à l’oraliture ? En effet, dans tous les pays du monde, l’oraliture précède la littérature, cette dernière commençant souvent par la transcription de la première (le roman de Renard en France en est un bon exemple) avant de s’affranchir progressivement de celle-ci. Or, les travailleurs « engagés » tamouls conduits aux Antilles au milieu du XIXe siècle étaient pour la plupart des paysans analphabètes, beaucoup appartenant d’ailleurs à la caste des « Intouchables ». Au début, les quelques pousari (prêtres hindous) qui accompagnaient les convois d’immigrants réussirent à maintenir la lecture des textes sacrés, notamment du Ramayana, grâce à ce qu’en créole, on appelle des poustengon (du tamoul puttugom qui signifie « livre »), mais assez vite, la langue n’étant plus transmise sur la plantation, le Ramayana, entre autres, fut traduit en créole et désormais récité (et non plus lu). Voici donc un texte millénaire, écrit dans une langue vieille de 3.000 ans, qui se métamorphosait en texte oral, psalmodié dans une langue, le créole, vieille, à l’époque, de…200 ans. Cet étonnant passage de la littérature à l’oraliture n’a jamais été observé nulle part à travers le monde, or aucun indianiste antillais n’a jugé bon de l’étudier à ce jour, lui préférant l’étude des rituels religieux, de la musique, des habitudes culinaires ou vestimentaires. Une telle étude aurait d’ailleurs nécessité l’étroite collaboration d’indianistes et de créolistes.

Le chercheur caribéen qui n’est expert que dans l’héritage linguistico-culturel de son seul ancêtre européen et qui n’a qu’une connaissance superficielle de ceux de ses ancêtres caraïbes, africains, indiens, chinois et moyen-orientaux, ne trahit-il pas la créolisation qu’il se donne pourtant pour mission d’étudier ? Le GEREC (Groupe de Recherches en Espace Créole), fondé en 1975 par le Pr Jean Bernabé, s’est efforcé, durant ses vingt-cinq ans d’existence, de combler ce qui peut être considéré comme un vide intellectuel. Les exemples ci-après en sont la preuve :

. en 1986, le GEREC crée un diplôme d’Université en « Langues et Cultures Tamoules » et publie, avec l’aide du Pr Loganadin de l’Université de Pondichéry, une méthode audio-visuelle d’apprentissage du tamoul. Puis, il fait accepter cette langue comme « langue régionale » au sein du système scolaire français et aujourd’hui, les élèves des lycées du Moule et de Saint-François (en Guadeloupe), ont le choix entre le créole et le tamoul lorsqu’ils désirent étudier une langue régionale. En 2011, 128 élèves guadeloupéens, parmi lesquels des personnes n’ayant aucune ascendance indienne, avaient décidé d’apprendre la langue tamoule. S’agissant de la Martinique, l’expérience s’est arrêtée en 1991, sans doute parce que dans cette île, la communauté indienne a une conscience moins vive de son existence.

. en 1990, le GEREC republie de Dictionnaire caraïbe-français du révérend père Breton, ouvrage datant de 1665 et qui n’avait jamais été réédité depuis le XVIIe siècle. Dans le même temps, l’anthropologue Thierry L’Etang, qui a travaillé durant deux ans aux Archives des Indes à Séville lors de la préparation de son doctorat et a fait du terrain en Guyane chez les Wayampis et les Caraïbes, est chargé d’assurer un cours de Langues et Cultures des Kalinagos dans les Licences de créole et de Sciences du langage.

. en 1992, le GEREC instaure, en Licence de créole, des cours obligatoires d’égyptien ancien, dispensés par Alain Anselin, égyptologue en qui le Pr Cheick Anta Diop avait reconnu son « meilleur continuateur ». Ces cours continuent jusqu’à aujourd’hui. Deux ans plus tard, sont lancés les Cahiers Caribéens d’Egyptologie, revue qui en est à sa 8è livraison et au sein de laquelle publient des égyptologues du monde entier. Dans le même temps, Jean-Charles Hilaire, ancien élève de l’INALCO, assura durant quatre ans un cours d’initiation au yorouba et au peulh, toujours dans les Licences de créole et de Sciences du langage.

. en 1996, sous l’impulsion du GEREC, deux professeurs invités japonais vont, trois ans d’affilée, dispenser des cours de langue et cultures japonaises. Puis, un cours de chinois sera instauré, dispensé par une sinophone native, Hui-Ping Wen, cours qui existe jusqu’à aujourd’hui.

On le voit donc, contrairement à ce que s’imaginent la plupart des gens, les créolistes ne se sont jamais « enfermés dans le créole » 5, selon l’expression rituelle des créolophobes. Ce sont, tout au contraire, les anglicistes, hispanistes et francophonistes qui demeureront enfermés dans l’étude des seules langues et cultures européennes et qui, ce faisant, valorisent de facto notre seul ancêtre européen. Ce positionnement du GEREC fut idéologique et assumé comme tel. De plus, il ne relève absolument pas d’une dérive communautariste, comme certains détracteurs ont pu l’affirmer, mais d’une volonté de « partage des ancêtres » selon la belle expression de Jean Bernabé. Autrement dit, un chercheur n’a nul besoin d’être ethniquement d’origine indienne pour étudier l’hindouisme antillais ni d’être d’origine africaine pour étudier le bèlè ou le gwo-ka. Tout Créole, quelle que soit son ascendance ethnique, a le droit d’étudier n’importe quel aspect de la culture créole. D’ailleurs, l’un des quatre professeurs de tamoul en Guadeloupe, Antoine Négritte, est un Noir.

Si donc la neutralité axiologique est une nécessité, elle ne peut faire fi, en sciences humaines et sociales en tout cas, d’un positionnement idéologique de départ, positionnement qu’en Occident, on s’est toujours complu à masquer au nom d’un universalisme abstrait lequel dissimule lui-même, fort habilement, l’idée que l’homme occidental est l’unité de mesure de toute l’humanité. Cependant, il ne s’agit pas non plus de minimiser l’apport occidental et de méconnaître que depuis l’invention de l’informatique, nous sommes en train de vivre une sorte de révolution du savoir. Comme l’explique J-F. Lyotard (1979 : 13) :

« Dans cette transformation générale, la nature du savoir ne reste pas intacte. Il ne peut passer dans les nouveaux canaux, et devenir opérationnel, que si la connaissance peut être traduite en quantités d’informations. On peut donc en tirer la prévision que tout ce qui dans le savoir constitué n’est pas ainsi traduisible sera délaissé, et que l’orientation des recherches nouvelles se subordonnera à la condition de traduisibilité des résultats éventuels en langage de machine. »

Conscient de l’importance de ce « langage-machine », le GEREC créera en son sein le GIL (Groupe Informatique Linguistique), sous la direction de Jacques Coursil, qui, durant une dizaine d’années, mettra au point un système, le système-ANADIA, permettant d’analyser n’importe quelle langue au plan phonologique, morphologique, syntaxique et lexical. Deux thèses de doctorat ainsi qu’une vingtaine de mémoires appliquant (à l’égyptien ancien, à l’anglais et au créole) le système-ANADIA en démontreront non seulement la fiabilité, mais aussi la grande richesse des résultats obtenus. Ce système, breveté depuis, est utilisé par des universités nord-américaines et allemandes (notamment l’université de Heidelberg où J. Coursil enseigne désormais à temps partiel), mais est ignoré par l’université française et donc par l’UAG. Si donc certains ont pu voir dans l’enseignement des langues caraïbe, égyptienne antique, yorouba ou tamoul, une forme de passéisme, le GIL, s’appuyant sur des recherches informatiques les plus pointues, a réduit cette objection à néant. Les étudiants de Licence de créole et de Licence de Sciences du langage ont, en tout cas, bénéficié durant une douzaine d’années de tous ces enseignements.

***

Le positionnement idéologique de tout chercheur caribéen qui se respecte se devrait donc d’être le suivant : étudier l’apport de tous nos ancêtres et non de notre seul ancêtre européen, mais sans passéisme aucun et en s’appuyant sur la révolution informatique. Ou, formulé de manière interrogative : est-il scientifiquement admissible qu’on puisse prétendre étudier ce phénomène si complexe qu’est la créolisation en n’ayant qu’une connaissance lacunaire, voire superficielle, des cultures caraïbe, africaine, indienne, chinoise et moyen-orientale qui toutes, à des degrés divers et selon des modalités particulières, ont été parties prenantes dudit phénomène ?

Enfin, s’agissant de la formation des étudiants et des nouvelles générations de chercheurs, il faut se garder de considérer qu’un tel programme est trop lourd (ou trop encyclopédique) et donc sortir de la dichotomie navrante entre « têtes bien pleines » et « têtes bien faites ». Si personne ne conteste qu’une tête bien faite vaille mieux qu’une tête bien pleine, à l’inverse, une tête bien faite mais parfaitement vide ou inculte, comme on en voit de plus en plus, n’est guère d’une meilleure utilité. Sauf à admettre qu’on forme des « wikipédiants » et non des étudiants c’est-à-dire des gens qui peuvent obtenir une licence, un master, voire parfois un doctorat, sans jamais avoir lu un seul livre en entier de toute leur vie.

Il nous faut, à l’instar des systèmes universitaires allemand et japonais, nous astreindre à former des têtes à la fois bien faites et bien pleines.

Raphaël Confiant

- 1 Le guèze, puis l’amharique, disposent de leur propre système d’écriture.
- 2 Pour la petite histoire (mais celle-ci peut être parfois plus révélatrice que la grande), Martin Heidegger, au cours d’une visite en Grèce, en…, avec une délégation d’étudiants de son université, remonta illico presto à bord du navire qui les y avait convoyés et refusa d’en redescendre au cours de la semaine que dura l’escale, épouvanté par ce qu’il avait entrevu : une Grèce pauvre, pouilleuse même, inculte surtout, dans les rues de laquelle on ne croisait aucun Platon, Aristote ou Solon modernes.
- 3 C. Lefebvre a essayé de démontrer que le créole haïtien n’est qu’une relexification de l’éwé, langue parlée dans l’actuel Bénin, région d’Afrique de l’Ouest d’où provenaient la majorité des esclaves emmenés à Saint-Domingue. Thèse, il est vrai, controversée…
- 4 Les planteurs de Saint-Domingue en ont importés tellement qu’à la fin du XVIIIe siècle, l’île s’est trouvée dans une situation démographique qu’on ne trouvait nulle part ailleurs dans les Antilles : 5000.000 esclaves parmi lesquels 450.000 Africains et seulement 50.000 Noirs créoles. Ce qui est, probablement, l’une des raisons du succès de la révolution anti-esclavagiste (et de la création d’Haïti), un esclave « bossale » étant moins enclin à se soumettre à l’ordre plantationnaire qu’un esclave créole…
- 5 Lors de la création du CAPES de créole en 2002, le GEREC, en bonne logique, s’opposera fermement, comme le permettent pourtant les textes, la création d’un CAPES monovalent comme c’est le cas des CAPES de corse et de basque, optant pour un CAPES de créole bivalent (créole-anglais, créole-espagnol, créole-histoire etc.).

Bibliographie

Diop (Souleymane Bachir), 2011, Notre présence africaine au monde, in revue « Africultures ».
Hountodji (Paulin J.), 1976, Sur la « philosophie africaine », Maspero.
Libéra (A. de), 1991, Penser au Moyen-âge, Le Seuil.
Lyotard (Jean-François), 1979, La Condition postmoderne. Rapport sur le Savoir, éditions de Minuit.
Pomeranz (Kenneth), 2010, Une Grande divergence. La Chine, l’Europe et la construction de l’économie mondiale, Albin Michel.
Pommier (Gérard), 1993, Naissance et renaissance de l’écriture, PUF.
Summer (Claude), 1986, the Source of African Philosophy: The Ethiopian Philosophy of Man, Stuttgart: Franz Steiner Verlag.
Wired (Kais), 1980, Philosophy and an African Culture, Cambridge University Press.

Commentaires

shaka_zulu1 | 07/08/2013 - 20:22 :
Merci camarade Confiant pour ce super bloc-note. La Charte du Mandé que je conseille principalement aux afro-caribéens d'imprimer, de distribuer à leur entourage et de conserver. Ils peuvent la télécharger et l'imprimer sur : www.afric-impact.org/AI/PDF/fiches_educatives/fiches_thematiques/96117.pdf La France, patrie des droits de l'homme? Mère de la déclaration des droits de l'homme, dites-vous? SHAKA (Gwakafwika) ---------------------------- Karibéyen nou yé! Karibéyen nou ké rété!

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