Dans La Panthère, roman bilingue en français et en créole, Térèz Léotin revisite admirablement l’histoire de Pierre-Justin Dimorni dit « La Panthère », à partir d’une approche où l’absence de complaisance sur les crimes commis n’empêche absolument pas une humanisation profonde du personnage. Elle esquisse ainsi le portrait ambigu et complexe d’un homme, perçu comme un « brave » par une large fraction de la population, le voyant comme une victime tout à la fois des siens et du pouvoir en place, tandis que la justice le tiendra pour pour l’un des prisonniers les plus dangereux de France et de Navarre, en le maintenant quarante-neuf ans sous les verrous...
Inscrivant les disgrâces de Pierre-Justin Dimorni, dit « Marny », au coeur d’ un récit au « je » porté par une voix, autre, qui conte ses propres blessures primordiales dans une Martinique, ravagée par l’injustice et la misère, l’auteure réussit avec brio, en un nombre de pages ramassé, à écrire un scénario intense, où sont explorés avec une lucidité souvent douloureuse, les malheurs et désastres d’une jeunesse sans aucun futur, qu’elle soit ou non diplômée.
Le récit des errances de Dimorni qui finira par commettre l’irréparable par une nuit sanglante croise ainsi le récit d’un « je », qui n’est autre que celui de son lointain cousin, et qui a, lui aussi, au cours d’une nuit non moins délirante, sombré dans une violence inouïe en saccageant une station-service. Cet entrecroisement habile où les voix finissent parfois par donner l’impression de fusionner, est une remarquable stratégie auctoriale, pour nous donner à comprendre que l’injustice, la misère et l’humiliation sont trois ingrédients mortels d’un cocktail fait de déchaînement aveugle et de souffrance, dont le crime et l’impulsion de destruction sont les symptômes les plus criants.
Ainsi, Dimorni, double victime du pouvoir en place et de la trahison des « siens », devient un assassin cruel et sanguinaire, tandis que le « je » qui aurait pu se transformer en son double gémellaire, selon le jeu de miroirs instauré par le récit, résiste à moitié, se maintenant ainsi à la lisière du crime absolu.
Dans un échange final d’une tonalité fulgurante, Dimorni fait, en prison, la leçon à ce jeune cousin, à ce « je » du récit premier qui lui ressemble trop, pour le mettre en garde contre les dérives liées à l’assouvissement des passions, et notamment de la vengeance, et lui ouvrir les portes d’un avenir meilleur.
Reprenant une citation du récit du « je » qui éclaire, selon nous, l’intention de propos de l’auteure ( « Le pouvoir –disait quelque part Jean Dutourd, je crois-, est d’infliger des souffrances et des humiliations »), il nous paraît essentiel de souligner la prodigieuse subtilité avec laquelle celle-ci réussit admirablement à éviter tout récit manichéen, toute vision atrophiée de la réalité qui viserait à dépeindre « La Panthère », comme la figure archétypale du Mal.
Bien au contraire, par l’entrecroisement des récits mettant en scène deux figures, condamnées comme par avance par une société martiniquaise enracinée dans l’injustice et l’aveuglement, l’auteure parvient, en donnant la parole successivement à chacune d’entre elles, à bousculer les certitudes de jugements péremptoires et sans appel sur « La Panthère Noire » et tous les autres possibles renégats de notre société dévorée de paradoxes.
Bourreau ou victime ? Figure de l’honneur ou du Mal absolu ? Jusqu’à quel point la rédemption est-elle permise ou impossible ?
Térèz Léotin laisse son lecteur libre de choisir ou de ne pas choisir. Le récit en créole en vis-à-vis est encore plus poignant, qui nous installe encore un plus au coeur de la dualité vers laquelle pourrait tendre le récit, tentation à laquelle il ne cède toutefois jamais. Dualité ou entrelacement des langues, des destins, des figures, un récit bouleversant et poignant qui nous plonge dans les tréfonds de notre perception du Bien et du Mal, en toute intimité avec notre libre-arbitre, nos préjugés et notre facilité à condamner et à exclure
À lire absolument. Un régal d’instropection.
Mérine CECO