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Jean-Marie Durand : « Tous les intellectuels ne veulent pas abandonner le terrain face aux polémistes dangereux »

Propos recueillis par Aurélie Marcireau.
Jean-Marie Durand : « Tous les intellectuels ne veulent pas abandonner le terrain face aux polémistes dangereux »

Journaliste spécialiste de la vie des idées, Jean-Marie Durand s'est penché dans Homo Intellectus (La Découverte) sur les intellectuels français. Une enquête qui tombe à pic alors que le débat fait rage sur la place des intellectuels (les vrais et les faux) dans les médias. Et que le cas Zemmour divise toujours.

Que s’est-il passé entre la mort de Sartre, la French Theory… et aujourd’hui ? A-t-on traversé un désert intellectuel ? 

Jean-Marie Durand : Je suis parti de cette idée commune selon laquelle il y aurait depuis 30 ans une vie intellectuelle rabougrie en France, après la disparition des maîtres à penser structuralistes et post-structuralistes des années 1960/70. Un constat parfois établi et étayé par des penseurs eux-mêmes : Jean-François Lyotard parle en 1983 du « tombeau de l’intellectuel », Pierre Nora écrit dès 1980 que « l’intellectuel oracle a fait son temps ». Depuis ce moment de bascule, beaucoup de penseurs ont ainsi théorisé la fin de la figure de l’intellectuel total, omniscient, universel, capable de parler de tout du fait de sa position d’autorité. Il est vrai que les intellectuels se sont alors effacés, voire transformés, en devenant pour certains d’entre eux des intellectuels médiatiques, pour d'autres des experts, au service de la machine de l’Etat. Des ministres comme Max Gallo se sont plaints au début du règne de François Mitterrand que les intellectuels ne les aidaient pas assez. Cette polémique a suscité beaucoup de débats, Bourdieu et Derrida intervenant notamment pour rappeler que la fonction des intellectuels ne pouvait pas être celle d’un soutien du pouvoir mais au contraire celle d’un regard critique au sens large.

Mon expérience personnelle s’est par ailleurs greffée sur ce constat selon lequel il n’y aurait plus de grands intellectuels en France. Chargé de suivre le débat d’idées dans mon journal, je recevais 50 livres par semaine pendant des années, impressionné par la densité de la production intellectuelle. Pourtant, j’entendais souvent autour de moi des gens affirmer qu’il n’y avait plus de pensée en France ; j’étais sidéré par ce décalage entre mon sentiment d’un trop-plein et la conviction d’un vide éprouvée par beaucoup de gens autour de moi. Pourquoi autant de personnes pensent que le monde intellectuel est pauvre et désincarné et pourquoi ai-je le sentiment inverse ? Pour répondre à cet écart, j’ai tenté une cartographie de la vie intellectuelle en France, en cherchant à saisir qui sont les penseurs d’aujourd'hui, comment ils travaillent, s’organisent, à quoi ils s’attachent, à quels objets ils tiennent. Et de comprendre par là-même comment ce modèle de l’intellectuel se renouvelle.

Vous écrivez que les jeunes générations ont eu du mal à s’émanciper des figures tutélaires…  

JMD : Oui, des spectres ont longtemps hanté le paysage intellectuel ! Le souvenir des penseurs des années 60/70 reste écrasant. Il y a eu un effet d’intimidation et d'occultation de la créativité des jeunes penseurs, ceux-ci étant souvent d’ailleurs dans un héritage assumé à l’égard des Anciens. Mais il me semble qu’aujourd’hui, ils ne sont plus dans un rapport d’admiration aveugle. Ils ont intégré ces penseurs comme des classiques. Comme s’il n’y avait plus de maîtres et de disciples. Il existe plus de souplesse et de circulation entre les œuvres passées, les oppositions tranchées entre courants théoriques sont moins prononcées.

Vous insistez sur la précarité des intellectuels et la situation de l’université.

JMD : Dans l’histoire intellectuelle française depuis le XIXe siècle, la plupart des grands penseurs et savants sont passés par l’université, avec des rapports plus ou moins conflictuels avec elle. L’intellectuel d’aujourd’hui n’est pas forcément un universitaire strict — il peut exister à sa périphérie —, mais le modèle reste essentiellement universitaire. Or de nos jours, l’université va mal ! Pour s’en convaincre, il suffit d’écouter les chercheurs se plaindre fortement des transformations managériales, bureaucratiques et financières auxquelles ils sont soumis. Ils ont souvent moins le temps de faire des recherches à cause du temps requis pour l’organisation du travail au sein de l’université. La précarisation des jeunes chercheurs, surtout, est dramatique. C’est un problème politique et économique qui n’est pas sérieusement pris en compte par la société.

Se méfient-ils du politique ?

JMD : Beaucoup ne veulent pas participer aux débats mis en scène par les médias de masse, parce que trop caricaturaux, voire indécents. Pour autant, tous ne renoncent pas à l’idée d’intervenir dans le débat public, en multipliant des dispositifs de participation, des festivals aux conférences dans des musées, des scènes de théâtre à des rassemblements militants… L’objectif est de déployer un nouveau type de dialogue et d’alliance entre des chercheurs et des publics extérieurs au monde académique. De fait, il est frappant de mesurer à partir de tous les événements qui se créent une nouvelle attente du public à l’égard de la vie intellectuelle.

Comment expliquer que peu s’impliquent pour contrer un Zemmour, par exemple ?

JMD : Beaucoup d’historiens estiment qu’ils n’ont pas pour fonction de se prêter au jeu d’une conversation avec un tel polémiste : il n’est pas un interlocuteur possible pour un savant. D’autres comme Gérard Noiriel pensent au contraire qu’il ne faut pas laisser Zemmour seul sur ce créneau et lui opposer un discours ferme. Ces deux modes existent au sein du monde scientifique, entre indifférence stratégique et combat frontal.

Mais il vend beaucoup de livres !

JMD : Oui, et beaucoup de Français considèrent justement Zemmour comme un intellectuel ! Signe que le mot et la fonction restent fragiles dans une grande partie de l’opinion, qui se fout des règles de production d’un vrai savoir scientifique et qui, par ailleurs, se retrouve dans une rhétorique réactionnaire et raciste. La place occupée dans les médias de masse depuis le milieu des années 2000 par ceux que Daniel Lindenberg appelait les « nouveaux réactionnaires » ne cesse de s’amplifier. Mais, ce que je note, c’est qu’en même temps s’impose dans les interstices du débat public majoritaire un nouveau modèle d’intellectuel critique en action. Un modèle incarné par des figures comme l’économiste Thomas Piketty, les historiens Patrick Boucheron, Ludivine Bantigny ou Gérard Noiriel, les philosophes Michaël Fœssel, Sandra Laugier, Frédéric Worms ou Bruno Latour, et les centaines de chercheurs et chercheuses (de plus en plus nombreuses et actives) pas forcément connus du grand public dont je parle dans le livre. Tous ne veulent pas abandonner le terrain à la parole de ces polémistes dangereux.

Vous parlez d’un regain de la vie intellectuelle française. Comment se manifeste-t-il ?

JMD : Cette génération mondialisée, ouverte à toutes les grandes questions politiques de notre époque — migrations, démocratie, populisme, réchauffement climatique, droits des femmes, violences policières… —, renouvelle des objets de recherche, en partie inspirés par les cultural studies des campus américains... Il y a chez elle un engagement politique très fort, un réencastrement au cœur de la société. Cette génération me paraît de plus en plus soucieuse de défendre une idée du bien commun, mais aussi une  conception de la vérité ; elle est plus libre, plus inventive et plus collective dans ses modes d’organisation. Il suffit de prendre acte du nombre de textes communs qui circulent, de travaux interdisciplinaires menés partout : il y a de plus en plus d’ouvrages de collectifs à l’image de L’histoire mondiale de la France. Cette génération est à la fois plus élargie et plus spécialisée, plus précise et plus transversale.

Qu’est-ce qu’un intellectuel des années 60/70 dirait à un intellectuel d’aujourd‘hui ?

JMD : Je pense que les intellectuels des années 60/70 seraient sensibles à la manière dont ceux d’aujourd’hui se réinventent, libérés de leur héritage pesant, mais rattachés à l’idée d’émancipation et à la critique des normes qu’ils portaient avec force. Ils seraient sans doute touchés de voir des intellectuels sans beaucoup de ressources essayer de renouveler des manières de penser et d’agir dans un monde en péril. Et de continuer à faire du savoir et de la théorie la condition possible d’un monde meilleur.

Propos recueillis par Aurélie Marcireau.

 

Post-scriptum: 
Propos recueillis par Aurélie Marcireau.

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