Dans cet ouvrage E. Harris nous raconte ce qu’il appelle son retour à Harlem, bien qu’il n’y ait jamais vraiment vécu. Enfant, il s’y rendait avec son père. Il y séjournera deux ans au début des années 90, afin de se frotter aux réalités d’un lieu mythique n’ayant pas, selon lui, tenu ses promesses et devenu pourvoyeur de désespérance.
E. Harris aimerait, pour sa part, être défini non pas comme un noir, mais comme « un homme tout court », ce qui ne l’empêche pas de revendiquer avec ferveur ses origines et son histoire ; c’est pourquoi il prend le pouls de cet Harlem à la dérive qui n’en finit pas de hanter sa conscience.
Marie-Noëlle RECOQUE : Vous évoquez Harlem et vous rendez, en même temps, un très bel hommage à votre père, comment définiriez-vous le lien qui vous relie tous les trois : Harlem, votre père et vous ?
Eddy L. HARRIS : Je les lie en termes d’évolution. Il y a une torche qui est passée de père en fils, d’une époque à l’autre. Ce que Harlem était, il ne l’est plus. Pareil pour mon père et moi. L’homme noir qu’il était, en bon ou en mal, je ne le suis pas, et je ne pourrai jamais l’être. C'est-à-dire que le côté fort, le côté battant, le côté endurant, je crois que nous l’avons perdu. Nous avons oublié ce qu’on nous a fait. Nous supposons que tout est réglé, que tout est possible, et que c’est l’argent seul qui compte. Nous quittons un quartier, ceux qui le peuvent, comme nous oublions le passé et les gens tout autour qui ne sont pas capables d’en faire autant. A un certain moment dans « Jupiter et Moi », je demande à mon père qui aurait pu passer pour un blanc, pourquoi il ne l’a jamais fait. Sa réponse : que faire du reste de la famille ? Je crois que, dans le présent, nous avons oublié le reste de la famille. C’est l’évolution. C’est normal. Si je lie Harlem et mon père à moi, parfois c’est avec regret. C’est ça, l’hommage que j’offre à mon père et à sa génération : un grand remerciement, sachant que toutes nos libertés actuelles et tous nos avancements viennent de là – de lui, d’eux, d’Harlem.
M-N.R : Vous montrez en rappelant son évolution que Harlem n’a pas tenu ses promesses en ce qui concerne le sort de ses habitants, marginalisés, pauvres, discriminés. L’explication de cet inaboutissement, à la fin de l’ouvrage, stigmatise tous ceux auxquels Harlem a permis un jour de se réaliser et qui se sont empressés de quitter le quartier. Les intellectuels, les écrivains doivent-ils se sentir aussi responsables, voire coupables, de cet échec ?
E.L.HARRIS. : Dans un sens, je peux dire que c’est un échec, oui. Mais pas seulement pour les écrivains et les intellectuels. C’est une lame à deux tranchants, un peu comme la fin de la ségrégation. Par exemple… durant le période de ségrégation, il y avait deux sociétés, la blanche et la nôtre. Tout ce dont on avait besoin en tant que noir, existait. Les restaurants pour les noirs, les banques pour les noirs, les assureurs pour les noirs, même des gangsters qui avaient établi des jeux de loto pour les noirs. Et les propriétaires, ceux qui se sont enrichis étaient aussi les noirs. Avec la fin de la ségrégation, on n’avait plus besoin d’avoir des affaires séparées. C’était plus facile d’aller chez les blancs, surtout qu’aux yeux de pas mal de noirs, tout ce qui était blanc était meilleur. Alors pourquoi rester ségrégués sans que cela ne soit nécessaire? Donc, les entreprises noires ont souffert. Dans les quartiers comme Harlem, le même phénomène s’est produit. Plus besoin de rester dans un quartier noir avec les pauvres, la violence, etc. Dés qu’on pouvait s’en sortir, on quittait le quartier – laissant derrière ceux qui n’avaient pas les moyens de partir, qui étaient obligés de rester. C’est comme ça qu’on crée des ghettos. Quand j’étais jeune, dans mon quartier, il y avait de tout. Le médecin noir, l’institutrice noire, le musicien noir, le banquier noir, et bien sur l’accro noir. Un(e) enfant face à ce « tout » avait devant lui/elle une gamme de choix. Une fois qu’il n’est plus resté que les défavorisés, le quartier a offert moins de choix et est devenu un quartier de désespoir.
M-NR. : Vous expliquez comment les noirs, répondant à la sommation des blancs de se tenir à l’écart, se repliaient sur des lieux dont ils étaient fiers de détenir l’usage exclusif, alors que d’une certaine manière, il s’agissait d’espaces qui leur étaient imposés. Vous avancez l’idée que pour les habitants de Harlem aujourd’hui, le drame n’est pas de vivre dans ce quartier, c’est celui de ne pas pouvoir choisir d’y vivre ou de ne pas y vivre, c’est aussi celui de ne rien y trouver qui soit stimulant, valorisant. Harlem est-il le symbole de la condition des noirs aux Etats-Unis, de manière plus générale ?
E.L.HARRIS : Je ne sais pas si Harlem reste un symbole. D’abord, il y a tant de différentes ethnies maintenant vivant là-bas. Probablement, comme depuis toujours. Les Portoricains, les Dominicains, et actuellement, ce sont des blancs qui on envahi le quartier – les locations de mid-town, etc, étant trop chères, Harlem, un des quartiers proches, reste abordable. C’est pourquoi ce quartier va changer de visage. Mais pour en revenir à la question de fierté, et de l’impossibilité de vivre ailleurs: c’est à mes yeux, le problème fondamental, celui d’être restreint à cause de la couleur de sa peau. Rien ne change vraiment. Même si de nos jours, la condition des noirs a beaucoup évolué, leurs choix et leurs possibilités demeurent restreints. Parfois, ils s’imposent eux-mêmes ces restrictions. Toujours cette question de savoir qui est ou qui n’est pas suffisamment noir (voir le cas Barak Obama). Quels sont les critères à retenir ? Sûrement pas seulement la nuance de couleur de peau. Harlem était devenu symbole par nécessité. Un lieu parmi tous les autres quartiers noirs, tous les autres ghettos noirs, que l’on pouvait montrer du doigt comme un lieu où la vie, même dangereuse et difficile, était pleine d’espoir – grâce à la musique et la littérature créées par le mouvement culturel de la Renaissance de Harlem et ce qui a suivi. Et souvent les noirs d’ailleurs rêvaient d’y vivre ou de le visiter. Dans les années 60 Harlem est devenu un autre ghetto, mais le mythe restait, gardé dans le cœur pour avoir toujours été un lieu précieux de référence. Si Harlem reste symbole pour moi, c’est parce qu’il témoigne de la faiblesse d’un peuple, dont profite la société dominante qui récupère ses valeurs – la musique, par exemple, le hip-hop et le rap adoptés par les blancs des suburbs (quartiers périphériques des villes) qui se les sont appropriés comme ils se sont appropriés Harlem. Et que va devenir Harlem ? Où vont vivre les pauvres délogés du quartier par les prix qui grimpent ?
M-N.R : Tout au long de votre ouvrage, de manière récurrente, vous évoquez votre envie de quitter Harlem aussi forte que celle d’y revenir, votre envie de considérer Harlem comme un lieu d’ancrage incontournable et celle de le considérer comme une prison. Ces contradictions génèrent une certaine souffrance, comment peuvent-elles être transcendées ?
E.L.HARRIS : C’est ça la dichotomie, la schizophrénie. De vouloir rester fidèle au passé, à un lieu, et en même temps de vouloir être libre ; de vouloir être noir et pas noir. Je ne veux pas dire que je veux être blanc ou autre. J’aime qui je suis, c'est-à-dire un noir, et je revendique mon origine, mon histoire. Par contre, je voudrais me libérer de toutes les restrictions bâties sur la race, de toutes les barrières et obstacles. Finalement, je voudrais être qui je suis, autrement dit, moi-même. Mais par ailleurs si je sais qui je suis c’est grâce à une certaine histoire. Et ça, je ne peux ni ne veux y échapper. C’est un ancrage et une prison en même temps.
M-N.R : Dans les années 30, la philosophe française Simone Weil quitte l’enseignement pour travailler à l’usine, elle veut pouvoir parler de la condition ouvrière en sachant de quoi elle parle. Votre démarche ressemble à la sienne dans la mesure où vous immergez dans la population de Harlem en vivant comme elle, pour sentir les choses de l’intérieur. Quel lien existe-t-il entre votre retour aux sources et votre projet d’écriture ?
E.L.HARRIS : Il y a deux choses dans ma vie d’écrivain que je trouve pour moi les plus importantes: travailler la mémoire, c'est-à-dire me pencher sur le passé et voir comment nous avons évolué et aussi me mettre dans les chaussures de l’autre. C’est la raison principale de mon voyage en Afrique dans « Native Stranger ». Je cherche toujours dans ma vie et dans mon écriture une façon de comprendre la vie des autres, les sensibilités des autres, et d’avoir plus de compassion dans ma vie personnelle, et en même temps je cherche à mettre mes lecteurs aussi dans les chaussures des autres, pour éveiller leur compassion et leur compréhension. C’est facile de vivre aisément, comme je le fais et comme pas mal de gens le font, sans jamais considérer comment vivent les plus démunis. En France on parlerait de « solidarité ». Pour moi c’est la mémoire dans les deux sens : il faut se souvenir du passé et de tout ce qu’il nous a apporté, en bien ou en mal, et ne pas oublier l’autre – sa vie, sa condition, son humanité.
M-N.R. : Vous rappelez l’aura mythique de Harlem et la confrontez à la vision que vous en avez eu en y vivant au début des années 90, que représente Harlem pour vous, désormais ?
E.L.HARRIS : La transition continuelle. L’évolution sans cesse. Le regret de l’avoir quitté. La nécessité de partir. La résolution de ne jamais oublier ceux qui restent dans Harlem, dans d’autres quartiers noirs, dans la pauvreté, dans des conditions moins favorables. Et la résolution d’être libre. La dichotomie d’être noir et pas noir à la fois – ce qui veut dire, être qui je suis avec mes propres besoins, mes propres désirs, mes propres affinités, me définir selon mes propres critères et seulement selon eux. Vivre un temps dans Harlem m’a donné l’occasion de découvrir qui nous sommes, qui je suis, et qui je veux être. Harlem, c’est pour moi un ancrage, un tremplin plutôt qu’une prison
Propos recueillis par Marie-Noëlle RECOQUE DESFONTAINES