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Frantz Fanon et le colonialisme à l’ère du numérique

Vincent LALONDE
Frantz Fanon et le colonialisme à l’ère du numérique

Frantz Fanon, cet érudit qui marqua de multiples sphères sociétales, mourut de la leucémie en 1961, à l’âge de seulement 36 ans. L’étude du colonialisme fait partie des nombreux domaines où ce pourfendeur de l’asservissement laissa une trace indélébile. Encore aujourd’hui, plusieurs décennies après sa mort, ses ouvrages sur ce sujet demeurent des références, qui sont étudiés, analysés et discutés. Fanon, qui était entre autres un homme de science rationnel, savait que ses écrits sur le colonialisme, comme pour toutes autres études, pouvaient éventuellement perdre de leur fraîcheur au fur et à mesure que le sablier allait inexorablement s’écouler. Il précisa sa pensée à ce sujet dans l’introduction de son livre Peau noire, masques blancs :

« L’architecture du présent travail se situe dans la temporalité. Tout problème humain demande à être considéré à partir du temps. L’idéal étant que toujours le présent serve à construire l’avenir. Et cet avenir n’est pas celui du cosmos, mais bien celui de mon siècle, de mon pays, de mon existence. En aucune façon je ne dois me proposer de préparer le monde qui me suivra. J’appartiens irréductiblement à mon époque. »

À moins d’avoir différentes éditions, comme il est courant dans le domaine médical, les œuvres écrites sont statiques dans le temps, seuls les sujets portés par ces ouvrages peuvent évoluer. Malgré le ruissellement du temps, plusieurs s’accordent sur le fait que les écrits de Fanon sont toujours d’actualité. Conséquemment, par déduction logique, le colonialisme abordé par Fanon devrait être le même que celui d’aujourd’hui. Est-ce réellement le cas ? Commençons par analyser brièvement ce qu’est le colonialisme pour Fanon. L’auteur en donne sa définition dans son grand classique Les Damnés de la terre :

« Leur première confrontation s’est déroulée sous le signe de la violence et leur cohabitation – plus précisément l’exploitation du colonisé par le colon – s’est poursuivie à grand renfort de baïonnettes et de canons. ».

Il est encore plus précis dans son discours Pourquoi nous employons la violence prononcé à Accra (Ghana) en avril 1960 :

« Le régime colonial est un régime instauré par la violence. C’est toujours par la force que le régime colonial s’est implanté. C’est contre la volonté des peuples que d’autres peuples plus avancés dans les techniques de destruction ou numériquement plus puissants se sont imposés. »

Fanon est donc sans équivoque : le colonialisme est un acte de violence où une nation en domine une autre par la force pour commettre un viol culturel. Étant un Martiniquais ayant œuvré pour la décolonisation de l’Afrique, son point de référence est évidemment le sanglant colonialisme européen. Malgré les dégâts causés, ce colonialisme a échoué à perdurer. Les anciennes colonies se sont majoritairement émancipées de leurs geôliers en combattant l’aliénation qui avait été semée en eux. Pour les autres, dont les chaînes demeurent, des mouvements nationalistes grondent un besoin de marronnage pour fendre l’air vers la liberté. Même que certaines nations, comme l’Inde, autrefois sous la domination européenne, deviennent de sérieuses compétitrices économiques pour leurs anciennes métropoles. Suite à l’échec d’être pérenne, il semble réaliste d’envisager que le colonialisme, à l’image d’un organisme vivant, puisse être porté à évoluer pour assurer sa survie.

            La finalité du colonialisme est de remplacer la culture d’une nation par celle d’une autre et d’aliéner les habitants autochtones pour en faire de dociles pseudo-citoyens du pays colonisateur. Cependant, la brutalité de ce processus marque au fer chaud les chairs des individus et leur laisse des cicatrices qui deviennent les stigmates de la déculturation phagocytique qu’ils ont traversée. Ces empreintes indéfectibles sont l’antidote des aliénés pour qu’ils se remémorent le temps jadis de leur passé glorieux et les exhortent à crier d’une seule voix leur liberté. Un colonialisme moderne et perfectionné aurait donc intérêt à utiliser une méthode plus fine et insidieuse pour atteindre son but.

Quel pourrait être le subtil procédé permettant au colonialisme de s’immiscer tel un virus en latence dans la population ? La quête ultime d’une peuplade étranglée par un rythme de vie effréné : le divertissement ! Quoi de mieux pour infecter l’âme d’une nation que ce cheval de Troie doucement instillé ? Ce nouveau procédé colonial porte de nombreuses appellations, parmi lesquels les plus connus sont mondialisation et américanisation. Cet asservissement, travesti en loisir, n’utilise pas les bateaux comme moyen de transport, mais le flot binaire et insaisissable du numérique.

            Regardons autour de nous. Que voyons-nous ? Des films américains, de la musique américaine, des livres américains, des scandales sur les vedettes américaines, des restaurants américains, des boissons gazeuses américaines, des canons de beauté américains, des politiciens américains, en bref, la culture américaine. Certains diront qu’il s’agit d’une ouverture sur le monde. Le problème n’est aucunement la découverte et l’exploration d’une autre culture. C’est l’aliénation, semée par les nouveaux colonisateurs, qui germe en un mépris chronique de la culture autochtone. Au Québec, il est courant d’entendre que nos chansons et notre folklore sont kétaines (i.e. ringard) alors que la musique et la culture américaine sont tendances. La diversité culturelle est l’une de nos richesses les plus précieuses. Le phénomène d’uniformisation de la culture est une menace à la préservation de cette richesse.

Mais qui sont ces nouveaux colonisateurs, ces dictateurs culturels ? Comparativement aux précédents épisodes de colonisation, il ne s’agit pas d’un état rebelle en soif d’assouvir un désir mégalomane. Dans notre monde néo-libéral, où l’argent a remplacé les canons d’autrefois, ce sont les grandes compagnies qui dictent les règles. Pour n’en citer que quelques-unes, Amazon, Google, Apple, Netflix et Facebook, tous contribuent à une homogénéisation de la culture mondiale au profit des diversités régionales. Vous avez sans doute déjà vu, évidemment dans un film américain, des banlieues froides composées de maisons complètement identiques. Des endroits monochromes où les habitants vivent dans un état de zombification pour payer l’hypothèque de leur pixel gris. Voulons-nous réellement cela ?

Comment entamer la décolonisation ? Et si Fanon avait laissé des indications, nous provenant comme un écho d’outre-tombe. Il écrivit dans Les Damnés de la terre :

« Pour le peuple colonisé la valeur la plus essentielle, parce que la plus concrète, c’est d’abord la terre : la terre qui doit assurer le pain et, bien sûr, la dignité. »

Cette bribe révélatrice indique donc, dans un sens général, que la production tout autant que la consommation locale sont essentielles pour réussir le processus de décolonisation. Cela va sans dire que la terre de Fanon ne doit pas être prise au sens littéral dans le présent contexte, mais appréhendé comme une représentation de fertilité, à l’exemple d’un terreau, entretenu et enrichi, duquel doit germer une réappropriation culturelle permettant une autosuffisance nourricière. La première étape consiste indéniablement à préserver le patrimoine, cette mémoire des temps passés qui rappelle le chemin parcouru. Prenons un exemple concret : la lecture.

Afin de montrer que ce processus de colonisation intellectuelle est présent à grande échelle, analysons deux régions du monde : la Martinique (une île des Caraïbes et un département français) et le Québec (une province canadienne).

Commençons avec la Martinique où l’annonce saturnienne de la fermeture de la librairie Alexandre[1], après 108 ans d’activité, a été doublement funeste. Dans un premier temps parce qu’il s’agit du décès d’une des plus vieilles librairies des Caraïbes et donc d’un pan majeur de la sphère intellectuelle. Dans un second temps, malgré le fait que la Martinique possède une remarquable quantité de grands hommes et de grandes femmes de lettres, elle est fâcheusement anémique concernant les librairies. Selon un rapport de l’Inspection générale de l'administration datant de 2014[2], la librairie Alexandre représentait 55 % des ventes de livres en Martinique. Ce même rapport indique à la page 50 :

« La Martinique est donc, parmi les DOM, le département où le déclin du marché du livre est le plus prononcé : plus qu’en métropole, mais aussi plus qu’à La Réunion, en Guadeloupe ou à Mayotte (le marché guyanais étant, comme on l’a vu, en croissance). »

Au moment de la publication de ce rapport, la librairie Alexandre était encore en opération. Il faut donc en conclure que la situation s’est clairement dégradée depuis sa fermeture. Toujours dans le même rapport, à la page 49, il est stipulé que les librairies sont concurrencées par les grandes surfaces :

« La Martinique se caractérise par la rareté des librairies générales ; les « librairies » sont plutôt des points de vente de livres, de papeterie et de presse et à Fort de France, il n’y a que quatre librairies généralistes sur une douzaine de points de vente. Elles sont concurrencées par la vente de livres en grande surface et le centre-ville de Fort de France est peu fréquenté, pour des motifs peu ou prou similaires à ceux exposés pour Pointe à Pitre, d’où l’inquiétude de certains libraires situés au cœur de la ville sur l’évolution de leur chiffre d’affaire. »

« Les rapporteurs, tout au long de leur mission, ont entendu de nombreux libraires évoquer la concurrence croissante, selon eux, des ventes de livre (imprimés) par Internet, principalement avec deux opérateurs : Amazon et FNAC.com. »

Pourquoi les librairies martiniquaises parlent-elles de concurrence ? Pourquoi ne pas avoir des prix aussi bas qu’Amazon ou que la FNAC (version en ligne) ? Serait-ce de l’avarice de la part des Martiniquais ? Simplement parce que, toujours selon le même rapport, les commerçants en ligne bénéficient d’avantages comparativement aux commerçants locaux :

 

« A partir de deux expériences de commandes en ligne de livres l’une menée à la Réunion sur le site FNAC.com, l’autre à la Guadeloupe sur le site d’Amazon, il apparaît que les sites de vente en ligne n’appliquent pas le tarif majoré (de 15 %) applicable dans les DOM conformément à l’article 10 de la loi du 10 août 1981, majoration fixée par arrêtés préfectoraux. »

« La deuxième caractéristique des offres commerciales faites aux clients des DOM par Amazon et la FNAC, est que les livres sont facturés hors taxe (i.e. hors TVA). Juridiquement, la facturation s’agissant d’expéditions vers les DOM doit effectivement être faite hors taxes, dans la mesure où les DOM n’appartiennent pas au territoire fiscal de l’Union européenne. »

« Il en va de même pour l’octroi de mer qui devrait s’appliquer à l’arrivée à la poste du colis de fret express adressé au client par la librairie en ligne. Les services des douanes ont donc confirmé à la mission que ces colis pouvaient échapper à l’octroi de mer régional, là où il est perçu (Guadeloupe et Martinique), et qu’en tout état de cause c’est à l’acheteur qu’il revient d’acquitter la taxe et non à l’expéditeur. »

Vous doutez encore ? La Guadeloupe, la Martinique et la Guyane ont été à moins d’un cheveu d’être les seuls départements français ne disposant d’aucun quotidien local. Pourquoi ? Le tribunal de commerce de Fort-de-France (Martinique) avait ordonné le 30 janvier 2020 la liquidation de France-Antilles, le seul quotidien de la Guadeloupe, de la Martinique et de la Guyane, à cause de difficultés financières. Évidemment, les raisons ayant mené à la chute de France-Antilles sont multiples, mais il est clair que le manque d’intérêt de la population pour acheter le quotidien a sans aucun doute été déterminant. France-Antilles était un journal local traitant principalement de sujets locaux. Impossible pour ce quotidien de rivaliser avec les réseaux sociaux comme Twitter, Facebook et Instagram, qui permettent d’accéder gratuitement à de l’information « internationale », même si souvent de qualité douteuse. Maintenant, France-Antilles a été réanimé après son arrêt cardiaque grâce à la reprise par la société NJJ. Que nous aimions ou pas la ligne éditoriale de France-Antilles, il faut mentionner que ce quotidien est composé de salariés qui s’assurent que les articles respectent une qualité journalistique. Voilà pourquoi il est payant, comparativement aux réseaux sociaux.

Le phénomène de destruction des bouquineries locales n’est évidemment pas propre à la Martinique et a aussi atteint le Québec, avec de plus en plus de libraires devant fermer boutique. Celles-ci offraient souvent des ouvrages d’occasion à petits prix, en plus de proposer un répertoire varié composé d’une grande sélection d’écrivains locaux et de livres rares.

Similairement à la situation martiniquaise où les librairies doivent lutter contre Amazon et la FNAC (un géant français), les librairies québécoises doivent se mesurer à Amazon et deux géants locaux que sont Renaud-Bray et Archambault (qui a été acheté par Renaud-Bray en 2015). Certains pourraient être tentés de voir ici un paradoxe. En ce sens, pourquoi considérer une entreprise locale comme une entité destructrice de la culture ?  En grandissant, les entreprises ont tendance à adopter des politiques d’uniformisation en adéquation avec les autres géants. Donc, les mêmes livres sont grosso modo offerts chez la FNAC et Renaud-Bray. Certes, il ne s’agit pas d’une colonisation comme dans le cas d’Amazon, mais bien d’un cannibalisme généré en réponse au système colonial.

Heureusement, les librairies indépendantes du Québec, des Maritimes et de l’Ontario ont formé une coopérative, Les librairies (https://www.leslibraires.ca). Cette coopérative permet aux petites bouquineries membres de former une entité pouvant rivaliser avec les autres géants du milieu, tout en gardant leur personnalité propre, en plus d’avoir « à cœur le livre et le lecteur ainsi que le dynamisme du milieu littéraire ». Voici la définition des nobles mandats des librairies membres de la coopérative :

« Le mandat de la librairie indépendante s’articule autour de la proximité, de la diversité et du service. Elle ne fait ni partie d’une chaîne ni d’un groupe commercial et ne compte généralement pas plus de cinq points de vente. Chacune d’elles possède sa propre personnalité. C’est un lieu de conseil où le livre de fonds est souvent mis de l’avant.

Un libraire indépendant se distingue par sa connaissance et sa passion du métier, son professionnalisme, son service de qualité et son implication dans sa communauté. »

Selon la fondation pour l’alphabétisation, le taux d’illettrisme au Québec est catastrophique :

« 19 % des Québécois sont analphabètes (niveaux -1 et 1 de littératie) et 34,3 % éprouvent de grandes difficultés de lecture et se situent au niveau 2 de littératie. »[3]

La préservation des librairies n’est pas seulement une question de patrimoine comme dans le cas de la librairie Alexandre, mais aussi d’éducation et de participation à la formation des grands acteurs culturels de demain.

Évidemment, plusieurs autres domaines pourraient être évoqués, tels que ceux reliés à la musique, au cinéma et à la confection de vêtements. Sans oublier évidemment les domaines alimentaire et agro-alimentaire. Une quantité phénoménale de produits importés sont achetés dans les supermarchés, délaissant les produits locaux et donc les mets traditionnels. Similairement au domaine de la lecture évoqué précédemment, il n’y a qu’une seule façon pour limiter la déculturation des sphères mentionnées : la production et la consommation locale. Bien que le colonialisme ait changé sa structure, sa nature intrinsèque demeure. Les écrits de Fanon, quant à eux, résistent à l’érosion du temps et conservent leur portée pour la décolonisation.

 

 

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