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Frantz Fanon, alias Omar Ibrahim Fanon, au quotidien en Tunisie

Frantz Fanon, alias Omar Ibrahim Fanon, au quotidien en Tunisie

   Les grands hommes, dont font partie les grands esprits, sont tellement iconisés qu'on en arrive à oublier qu'ils furent des personnes comme chacun d'entre nous avec leurs doutes, leurs colères, leurs espoirs ou leurs petites manies. Et leurs défauts aussi bien évidemment ! Marie-Jeanne MANUELLAN, Corrézienne avant d'être Française (elle ne se découvre telle qu'au moment de l'Occupation allemande !), épouse d'un réfugié arménien (d'où son patronyme), suit ce dernier dans la Tunisie indépendante de Habib BOURGUIBA à la fin des années 50 du siècle dernier et se retrouvera à fréquenter au quotidien Frantz FANON.

   Venue, comme beaucoup de communistes français donner un coup de main à la jeune Tunisie indépendante encore dépourvue de cadres, elle sera assistante sociale à l'hôpital Charles NICOLLE de Tunis tandis que Gilbert, son ingénieur d'époux, travaillera au ministère de l'agriculture. Au CNPJ (Centre Neuro-Psychiatrique de Jour), son patron, le Dr FANON, ignore d'abord Marie-Jeanne MANUELLAN :

   "Je vins ainsi chaque jour, ponctuellement, à neuf heures. Le docteur FANON me saluait toujours de la même façon distante."

   Un matin, alors qu'il examinait un malade, ce dernier refusa la présence d'une femme, de M-J. MANUELLAN donc, et FANON de s'écrier :

   "Cette dame n'est pas une dame, c'est un magnétophone. J'en ai besoin pour faire mon travail."

   Et quand, au bout de quelques mois, "la dame" parvint à apprivoiser quelque peu le fort bourru docteur martiniquais (qui se proclamait "algérien") et osa l'inviter à dîner chez elle avec son mari, FANON de refuser en s'écriant :

   "Vous ne savez peut-être pas que j'ai des responsabilités au FLN et que je ne fréquente pas les Français !"

   Il était, en effet, membre du journal "EL-MOUDJAHID", organe du FLN (Front de Libération Nationale) algérien et du GPRA (Gouvernement Provisoire de la République Algérienne) lesquels avaient trouvé refuge en Tunisie alors que la guerre d'Algérie faisait rage de l'autre côté de la frontière. Mais FANON finira par tellement apprécier son assistante que c'est à elle__lui qui détestait écrire__qu'il dictera deux de ses livres : "Pour la Révolution africaine" et "Les Damnés de la terre" :

   "Dès sept heures du matin, dans son bureau, Fanon "parlait" son livre, marchant de long en large et moi, assise à son bureau, j'écrivais, c'était facile. Le soir, après le dîner une fois les enfants couchés, Gilbert, plongé dans ses propres dossiers de l'autre côté de la table, je tapais le texte écrit au crayon le matin."   

On comprend qu'à travers ce témoignage inestimable de M-J. MANUELLAN, nous voyons FANON sous un autre prisme que celui du pur intellectuel ou du militant révolutionnaire pur et dur. Nous le voyons vivre tout simplement. Au quotidien. Dans l'exercice de son métier de psychiatre qu'il adorait et qu'il souhaitait exercer dans la future Algérie indépendante, se refusant à toute idée d'occuper un quelconque poste de ministre ou d'ambassadeur. Si en 1960, il accepta celui d'ambassadeur itinérant du GPRA en Afrique noire, avec pour résidence le Ghana, c'était pour, d'une part, tenter d'unir les revendications anticolonialistes au nord et au sud du Sahara et surtout envisager de traverser ce désert avec des caravanes chargées d'armes afin de réapprovisionner les maquis algériens asphyxiés à cause des lignes CHALLES-MORICE (barrières électrifiées de 30.000 volts installées par l'armée française le long des frontières algéro-tunisienne et algéro-marocaine).

   Nous voyons, dans ce témoignage hors pair, FANON soigner des malades atteints de troubles mentaux avec une science et un doigté qui faisaient l'admiration des jeunes médecins qui l'assistaient, un FANON grand connaisseur de la psychanalyse et utilisant cette dernière à bon escient. Un FANON qui vit d'un salaire médiocre et "campe" avec son épouse et son fils dans un petit appartement dénué de tout alors que, nous dit M-J. MANUELLAN, s'il avait ouvert un cabinet en ville, il aurait fait fortune. Elle ne savait pas qu'il avait tenté de s'installer dans son pays natal, la Martinique, dans la ville du Vauclin, et que dégoûté par l'appât du gain de ses confrères et leur mépris des miséreux, il avait décidé de le quitter non sans avoir prononcé cette phrase terrible :

   "Dans ce pays, il y a plus de pantalons que d'hommes !"

   Et M-J. MANUELLAN de nous faire ensuite découvrir un FANON non dépourvu d'humour qui envoyait réceptionner à la poste les livres (qu'il commandait en France) un Algérien noir, Youssef, disant qu'entre deux Noirs, les employés tunisiens n'y verraient que du feu. Ce qui se révélait vrai ! Un FANON grand danseur et amateur de biguines, qui parlait en créole avec l'un de ses confrères, le Dr. Bertène JUMINER, un Guyanais, qui deviendra lui aussi écrivain. Et surtout un FANON inflexible face à la maladie lorsqu'on lui découvre sa leucémie et qui, un brin bravache, déclare qu'il se défendra :

   "Avec le cortex !"

   Il y aurait tant à dire de ce livre de M-J. MANUELLAN dans lequel chaque mot, chaque phrase, sonnent vrai. Livre dans lequel l'octogénaire qu'elle est désormais n'a point besoin de se mettre en avant ou se hausser du col. Mais à côté du portrait de FANON, il y a aussi un beau portrait de femme issu de la France profonde, ayant vécu dans le dénuement et exempte de préjugés, communiste sincère à l'époque où cette idéologie se présentait comme l'avenir du monde et, avec son mari, déterminée à aider une jeune nation indépendante. On a injustement moqué ces militants tiers-mondistes en les qualifiant de "Pieds-rouges" par opposition aux "Pieds-noirs" qui avaient colonisé l'Algérie : ils sont pourtant l'équivalent des "Justes", ces Français qui pendant l'Occupation allemande sauvèrent tant de vies juives. D'ailleurs, après la mort de FANON en 1961, le couple MANUELLAN quittera la Tunisie pour l'Algérie devenue indépendante un an plus tard et y vivra plusieurs années avant de rentrer en France, déçue par le système politique qui s'y est mis en place.

   Le nom de FANON est partout dans l'Algérie d'aujourd'hui (son nom est celui d'un hôpital, celui de Blida où il exerça, de deux lycées, d'un boulevard à Alger, d'une maison d'édition etc...), mais sa pensée, hélas, n'y est nulle part à sa place dans un pays coincé entre des militaires d'un côté et des extrémistes religieux de l'autre. S'il n'avait pas été terrassé par la maladie à seulement 36 ans et s'il avait pu vivre y vivre, nul doute que lui aussi aurait fini par partir. En tout cas, le témoignage de M-J. MANUELLAN est inestimable en ce qu'il caractérise si bien celui qu'elle décrit comme "janséniste" et "ascétique". A lire toutes affaires cessantes et pas en diagonale comme nous avons trop tendance à le faire de nos jours, mais lentement, à petites gorgées si l'on peut dire, pour savourer un FANON vivant...

                                                                                                                                                                                                                            Raphaël CONFIANT

 

 

 

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