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Etudes créoles: du "créoliste natif" au "créoliste décolonial" (2è partie)

Raphaël CONFIANT
Etudes créoles: du "créoliste natif" au "créoliste décolonial" (2è partie)

   Dans la première partie de cet article, nous avons vu comment, en 1981, lors du IIIe Colloque International des Etudes Créoles à Saint-Lucie, un quarteron d'opportunistes__comme la suite l'a démontré__avait monté la tête des créolistes antillais et océanindiens pour les amener à faire un putsch contre leurs collègues euro-américains qui dirigeaient ledit colloque. Leur mot d'ordre avait été : "Vive le créoliste natif !". Cette expression, de prime à bord séduisante, mais stupide dans le fond, avait conduit nos natifs-indigènes-autochtones (on ne sait comment les nommer) à créer une autre organisation, l'Association Bannzil Kréyol qui ne fit pas long feu, au plan international en tout cas. Tout ça avait fini, en effet, par tourner en eau de boudin au bout de quelques années et les chefs du mouvement "nativiste" ou "natif-natal", avaient tranquillement regagné le giron du Comité International des Etudes Créoles où leurs collègues euro-américains leur avaient fait une place grandissante, chose qui était en fait l'unique objectif de leur pseudo-révolte de 1981.

   Le "créoliste natif" fut donc mort-né.

   Cela signifie-t-il pour autant qu'il ne faille pas contester les fondements, scientifiques et autres, du fameux Comité international des Etudes Créoles ainsi que la suprématie de la créolistique euro-américaine. Bien évidemment non ! Mais il faut le faire de manière sérieuse, non démagogique, non opportuniste. Il faut le faire de manière "décoloniale". Contester la "colonialité du savoir" comme a été contestée la "colonialité du pouvoir". Questionner l'épistémologie occidentale et notamment le fameux concept de "neutralité axiologique" de Max WEBER sur lequel s'appuie la grande majorité (mais pas tous fort heureusement !) des chercheurs occidentaux en sciences humaines. Autrement dit, la science est occidentale et le chercheur occidental serait objectif est neutre tandis que le chercheur non-occidental est suspect ou suspecté de partialité ou, pire, d'idéologisation de la recherche. Cela revient également à lutter contre la subalternisation de tout autre modèle épistémique que celui mis en place et imposé par le monde euro-américain.

   Cela, cette forme de contestation, n'intéresse pas et n'a jamais intéressé jusqu'à aujourd'hui, nos "créolistes natifs". Ces personnes sont uniquement dans des enjeux de pouvoir et dans le "ôte-toi de là que je m'y mette !". Je suis né en pays créolophone donc je suis plus capable que toi, Euro-américain, d'étudier le créole et par conséquent cède-moi la place dans telle ou telle instance. Laisse-moi endosser la vêture de président, directeur, chef de file et autre ! Nous avons, dans la première partie de cet article, démonté le côté à la fois idiot et démagogique d'une telle posture.

   Qu'est-ce donc qu'un "chercheur décolonial" , un "créoliste décolonial" ?

   Quelqu'un qui met en question les bases épistémiques de la recherche en sciences humaines et sociales telles qu'elles ont été établies en Occident depuis deux siècles. Le créoliste décolonial peut donc être blond aux yeux bleus et peut parfaitement ne pas être un "natif". Cela est si vrai que la quasi-totalité des "révoltés" de 1981, à Sainte-Lucie, nos pseudo-créolistes natifs donc, n'a jamais questionné les postulats épistémiques occidentaux. Jamais ! Tout ce qui les a intéressé, c'était de jouer des coudes afin de pouvoir se faire une place dans le gotha de la créolistique internationale. Que l'on nous présente un seul article ou un seul livre dans lequel le savoir euro-centré est, ne serait-ce qu'interrogé, simplement interrogé !

   On comprendra que nos "créolistes natifs" n'ont jamais entendu parler apparemment des Etudes postcoloniales. Ou plus exactement, on feint de ne pas connaître leur existence. Ou alors s'en sont gaussés à l'instar des chercheurs occidentaux suprématistes. Pas plus qu'ils ne connaissent les Subaltern studies ou les Etudes décoloniales. Apparemment, ils n'ont jamais entendu parler d'Anibal Quijano, le sociologue péruvien auquel on doit le concept de "colonialité du pouvoir" ni du sociologue portoricain Ramon Grosfoguel et du philosophe colombien Santiago Castro-Gomez qui ont théorisé, eux, le concept de "colonialité du savoir". 

   Nos "créolistes natifs" sont dans le sens commun disciplinaire de leur discipline, la créolistique. Or, comme l'expliquent Arturo ESCOBAR et Eduardo RESTREPO (2010) :

   "L’hégémonie suppose la configuration et la naturalisation des références disciplinaires mais aussi des subjectivités des anthropologues dans les établissements centraux et périphériques. Comprise de cette façon, l’hégémonie est donc moins entendue comme une domination, une imposition ou une coercition que comme ce qui s’opère au fil du temps à partir du sens commun disciplinaire et qui se tient en dehors de tout examen".

   En fait, il convient de différencier "colonialisme" et "colonialité", le premier ayant pratiquement disparu, de manière avouée ou directe en tout cas, dans les pays où sont apparues les théories postocoloniales et subalternes (Inde) ou décoloniales (Amérique du sud). La colonialité, elle demeure bien présente, comme l'explique encore nos deux auteurs :

   "La colonialité agit à travers des mécanismes institutionnels (comme les politiques éditoriales, linguistiques et le poids des textes écrits, les formats d’argumentation, la sédimentation des généalogies et des références disciplinaires, les formations universitaires, etc.) qui impliquent simultanément l’hégémonisation de certaines traditions et la subalternisation des autres [Ribeiro, Escobar, 2006]".

   Un créoliste décolonial se doit donc de s'interroger sur tout cela en commençant par les concepts, apparemment définitivement établis de sa discipline : "diglossie", "continuum linguistique", "insécurité linguistique", "acrolecte/interlecte/basilecte", "guerre des langues", "décréolisation", "pidginisation", "nativisation" et tant d'autres. Or, nos ex-soi-disant révoltés de 1981 les enseignent à leurs étudiants comme des vérités d'Evangile, se contentant de souligner benoîtement les divergences d'interprétation de tel ou tel courant à l'intérieur de la créolistique. Ce faisant, ils contribuent à renforcer la colonialité du savoir quand bien même ils sont nés en pays créole et créolophones de naissance.

   La tâche d'un chercheur décolonial ou, à tout le moins, son horizon intellectuel, doit être celui du savoir diversel par opposition au savoir pseudo-universel que le modèle académique occidental nous présente comme à la fois scientifique, incontournable et incontestable. Scientifique parce qu'il a décrit, mesuré, calculé le monde qui nous entoure ; incontournable parce qu'il a relégué les savoirs dits "indigènes" dans les limbes de la superstition ; incontestable parce que c'est lui qui mène le monde et c'est lui que le monde entier adopte. Sauf que ce savoir pseudo-universel a exclu la Femme, le non-Blanc, l'Homosexuel, le Travailleur manuel et bien d'autres catégories humaines. C'est le savoir du mâle blanc dominant depuis Christophe COLOMB.

   Cependant, questionner ce savoir ne signifie aucunement le rejeter en bloc, comme feignent de le croire les suprématistes eurocentriques. Il s'agit de le décentrer, de le provincialiser en quelque sorte. Pour ne nous en tenir à la créolistique qui nous occupe dans le présent article, il serait absurde de nier l'immense savoir sur les créoles accumulé dès lès années 1880 par l'Allemand Hugo SCHUCHARDT jusqu'aux recherches très actuelles, par exemple, de ses compatriotes Ralph LUDWIG et Sybille KRIEGEL, en passant par la toute aussi germanique Annegret BOLLEE. Il s'agit tout au contraire de s'efforcer de construire un dialogue entre chercheurs issus d'horizons épistémiques pluriels car comme l'indique le sémiologue Walter MIGNOLO (2012) :

   "La colonialité est comme l'inconscient de Freud ou la plus-value chez Marx. On ne la voit pas, mais elle travaille".

 

                                                                                                                   R. CONFIANT

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