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ÉDOUARD GLISSANT ENTRE DERRIDA ET KHATIBI*

Boniface Mongo-Mboussa
ÉDOUARD GLISSANT ENTRE DERRIDA ET KHATIBI*

Du 23 au 25 avril 1992, Édouard Glissant et David Wills organisent un colloque à l’université d’État de Louisiane aux États-Unis. Jacques Derrida est présent. Il prononce une communication, qui deviendra l’un de ses textes les plus célèbres : Le Monolinguisme de l’Autre.

Cet essai offre à Derrida l’opportunité de dialoguer avec son ami, Abdelkebir Khatibi, sur un thème qui le hante : la langue maternelle. À Khatibi revendiquant non sans une certaine assurance son bilinguisme, Derrida oppose son expérience singulière de juif d’Algérie, devenu Français à la suite du décret Crémieux, puis déchu de sa nationalité en 1942, avant de la recouvrir plus tard :

Abdelkebir Khatibi, lui, parle de sa « langue maternelle ». Sans doute n’est-ce pas le français, mais il en parle. Il en parle dans une autre langue. Le français, justement. Il fait cette confidence publique. Il publie son discours dans notre langue […]. Voilà qui tranche. En douceur sans doute et presque en silence, mais qui tranche. Le tranchant de ce trait distingue justement l’histoire que je raconte, la fable que je me raconte, l’intrigue dont je suis ici le représentant, le témoin, d’autres diraient trop vite le plaignant. […] Bien qu’un mauvais jour ma mère à moi, dans les dernières années de sa vie, devînt comme aphasique et amnésique, bien qu’alors elle parût avoir oublié jusqu’à mon nom, elle ne fut pas « illettrée », sans doute. Mais à la différence de la tradition dans laquelle naquit Khatibi, ma mère elle-même ne parlait pas plus que moi, je le suggérais plus haut, une langue qu’on pût dire « pleinement maternelle » (1).

Malgré son amitié pour Khatibi et malgré leur affinité intellectuelle, Jacques Derrida semble ici plus proche de Glissant que de Khatibi, quant à leur relation à la langue française. Car, même si le créole est quasiment la langue maternelle des Martiniquais, Édouard Glissant n’a dans l’absolu qu’une seule langue, et elle n’est pas la sienne : le français. D’où ce désir chez lui « d’écrire en face de toutes les langues du monde ». Désir, qui répond comme en écho à la définition elliptique de la déconstruction proposée par Jacques Derrida, « plus d’une langue ». D’où, a contrario, la présence au seuil du Monolinguisme de l’Autre de cet extrait du Discours antillais de Glissant :

L’intervention autoritaire et prestigieuse de la langue française ne fait que renforcer les processus du manque. La revendication de ce langage approprié passe par une révision critique de la langue française. […] Cette révision pourrait participer de ce qu’on appellerait un anti-humanisme, dans la mesure où le domesticage par la langue française s’exerce à travers une mécanique de « l’humanisme » (2).

Du reste, l’expérience historique traumatique vécue par Jacques Derrida au moment de l’ablation de la nationalité sous le gouvernement Vichy, traverse d’un bout à l’autre Le Monolinguisme de l’Autre et recoupe dans une certaine mesure (et seulement dans une certaine mesure) l’expérience, elle aussi unique, insoutenable, du déportement des Africains vers les Amériques, évoquée par Édouard Glissant dans saPoétique de la Relation. De cette expérience, il ressort, selon Édouard Glissant, qu’il y eut dans les Amériques trois sortes de « peuplants ». Le migrant armé, ou migrant fondateur qui démarque en remontant le fleuve, sur son bateau, avec ses armes ; le migrant domestique, qui vient avec sa famille, son four, ses photos de famille, et enfin le migrant nu, l’esclave, dépossédé de tous, en commençant par la langue maternelle. Pour ce dernier, seules la mer et la cale du bateau négrier sont les véritables lieux de mémoire et d’histoire. C’est ce qui distingue l’expérience de Glissant de celle de Derrida et naturellement de celle de Khatibi, dans la mesure où Derrida et Khatibi sont, aux yeux du Caribéen Édouard Glissant, les fils de la Méditerranée. C’est-à-dire, héritiers « d’une mer qui concentre, qui, dans l’Antiquité grecque, hébraïque ou latine, et plus tard dans l’émergence islamique, a imposé la pensée de l’un » (3). Ces différences n’excluent nullement certains points de convergence entre ces écrivains. En premier lieu, le spectre de Sartre. Lorsqu’Abdelkebir Khatibi, Jacques Derrida et Édouard Glissant entrent en littérature, Jean-Paul Sartre est un référent capital. Premier romancier à assumer son désir de philosophie et de littérature, Sartre domine la scène intellectuelle française et mondiale. Or, ce statut de Protée littéraire, Khatibi, Derrida et Glissant rêvent de l’accomplir. Jacques Derrida est certes un philosophe, mais il demeure dans son traitement de la langue un écrivain. Dans le champ intellectuel francophone, si le romancier et dramaturge Édouard Glissant est le théoricien émérite de la Relation, on oublie souvent de préciser qu’il demeure un poète. Quant à Khatibi, lui-même se définissait comme un spécialiste du langage :

Ma spécialité, c’est le langage et le langage c’est la grande question de l’homme. Ma spécialité c’est d’explorer des lieux de langage qui me révèlent soit des questions, soit des structures, pas simplement de pensée mais de société, de pouvoir. Par le langage, nous pouvons aller très loin dans la connaissance de l’Homme. Mon domaine ne relève pas d’une discipline académique, car cela n’opère plus pour moi depuis longtemps ; ma spécialité, c’est d’explorer les lieux du langage, et je ne veux donner aucun nom à cette exploration (4).

Ni sociologue ni romancier ni philosophe, mais maître de la langue. Ses modèles : Blanchot, Mallarmé, Nietzsche, sont à cet égard éloquents. C’est ici que se dresse, encore une fois, la figure impériale de Sartre. Si nos trois écrivains ont été subjugués par l’auteur de La Nausée comme écrivain polygraphe, ils ont parallèlement écrit contre lui, dans la mesure où, ce qui les réunit précisément, c’est une certaine inquiétude face à la langue. Or, Jean Paul Sartre, même s’il a été sensible aux écrits de poètes (Baudelaire, Mallarmé et Aimé Césaire), proposait une lecture fondamentalement apoétique (5), très différente de celle de Hölderlin et Rilke par Heidegger ou encore de Quevedo par Marina Zambrano (6). Ceci, parce que son projet littéraire et sa conception de la littérature se résumaient au dévoilement du monde.

{{La tentation du centre}}

Le deuxième point de convergence est la relation de ces écrivains au centre. La notion de centre/périphérie a fait l’objet d’études savantes en économie, particulièrement celles du Franco-Egyptien Samir Amin (7). Mais elle est aussi pertinente dans le champ littéraire. Dans La république mondiale des Lettres, Pascale Casanova montre comment Paris a longtemps été le Greenwich mondial de la modernité littéraire. Plusieurs écrivains, et non des moindres, l’ont reconnu. Déjà au XIXe siècle, les Américains (du Nord comme du Sud) venaient en pèlerinage littéraire à Paris. Il suffit de lire Paris est une fête d’Ernest Hemingway, l’autobiographie de Gertrude Stein, l’essai de Humphrey Carpenter (8) ou encore les témoignages de Mario Vargas Llosa (9), Julio Cortázar (10), Octavio Paz (11)… Du XIXe siècle aux années soixante, Paris a été la capitale de légitimation et de consécration littéraire. C’est à Paris que Faulkner a été révélé par Sartre, Camus, Malraux et Maurice Edgar Coindreau, son traducteur ; c’est à Paris que Borges s’est imposé, grâce à Roger Caillois, avant d’être célébré en Amérique latine et en Espagne.

Dans le cas de nos trois écrivains, Paris est le centre à plus d’un titre. C’est la capitale politique, économique, historique, mythique. Mais, pour chacun d’entre eux, cette relation au centre diffère.

{{Devenir son propre ethnologue : Édouard Glissant}}

Lorsqu’Édouard Glissant publie en 1956 son essai-poème, Soleil de la conscience, il se donne à voir comme son propre ethnologue. Or, se poser comme ethnologue de soi-même, c’est d’emblée disqualifier tout discours du centre, dans la mesure où l’ethnologie, c’est justement cette science faussement généreuse, qui définit l’Autre à partir d’un centre. Soleil de la conscience est surtout un essai qui pense l’altérité à partir du paysage, puisqu’Édouard Glissant oppose le paysage du tremblement, qu’il appelle « le paysage irrué » à celui du pré et de la source chers à Ernst-Robert Curtius (12). Il écrira :

Nous haïssons l’ethnographie : chaque fois que, s’achevant ailleurs, elle ne fertilise pas le vœu dramatique de la relation. La méfiance que nous lui vouons ne provient pas du déplaisir d’être regardés, mais de l’obscur ressentiment de ne pas voir à notre tour. (13)

Tout Édouard Glissant est déjà là. Soleil de la conscience, qui est une méditation sur la rencontre du poète avec le paysage français, est une manière de penser sa relation au centre. Lors de cette première rencontre, Édouard Glissant constate que ce paysage lui est à la fois familier et étranger. Proche, parce qu’il est somme toute français et possède par conséquent une certaine culture de la géographie française ; lointain, parce que ce paysage ne lui parle pas comme il parlerait à un Normand ou à un Bordelais. Ce choc lui ouvre les yeux sur son antillanité. Ce qui le conduit à investir l’Histoire. Or, en relisant les philosophes qui se sont intéressés à cette discipline, Glissant s’aperçoit très vite qu’il a été relégué à la périphérie de l’histoire universelle par Hegel (14). Là où les philosophes africains vivent cette négation comme une injustice, et dépensent une énergie folle pour la réparer (15), Édouard Glissant s’en console et affronte Hegel de manière oblique. En s’appuyant sur Deleuze et Guattari, Segalen et Leiris, il oppose à cette vision prétendument universelle de l’Histoire, le Rhizome, le Divers, l’Opacité et surtout la Relation. Ce refus des systèmes sera, durant toute sa vie, sa marque de fabrique. Sur le plan strictement littéraire, il se traduit par une subversion radicale des genres littéraires établis. Sa poésie méditative est une philosophie en vers, comme on peut la rencontrer dans certains textes de Mohammed Iqbal (16), ses essais philosophiques sont conçus comme des récits de voyage et des longs poèmes. La pensée glissantienne, qui est une ode à la fraternité, identique à certains égards à celles de Derrida et Levinas (deux pensées de l’Autre, mais aussi deux discours de l’Opacité) se donne à lire par le fragment et par l’éclat. Dans tous les cas, ses écrits sont des textes hybrides dans lesquels le « discours théorique alterne avec des considérations socio-économiques ainsi qu’avec des poèmes. » (17). Quant au genre romanesque, la parution de Tout-Monde a été pour Glissant l’adieu au roman, en ce sens qu’il le subvertit jusqu’à satiété. Tout ce travail a une portée anthropologique manifeste : contester l’Universel par le détour en lui opposant le Divers.

{{Derrida et la « nostalgérie »}}

La relation de Jacques Derrida au centre est aussi complexe, multiforme que celle d’Édouard Glissant. Il s’agit d’une relation du dedans/dehors. Comme le poète martiniquais, Jacques Derrida est certes un écrivain français, mais il demeure algérien. C’est l’argument du Monolinguisme de l’Autre. Et ceci n’est pas une pirouette intellectuelle. À l’origine de cette identification à l’Algérie, il y a une blessure : Derrida ne s’est jamais guéri de sa « nostalgérie » pour reprendre sa formule. Dans un article intitulé « Autobiographie et judéité chez Jacques Derrida », Régine Robin évoque une scène émouvante, au cours de laquelle Derrida, lors d’une table ronde organisée au Québec en 1979, s’adresse en ces termes au psychanalyste français François Peraldi, face à des Québécois médusés : « Si je ne trompe pas, aucun des sujets qui se trouvent à cette table n’a le français pour langue maternelle, sauf peut-être nous deux, et encore, vous, vous êtes français, moi non. Moi, je viens d’Algérie » (18) Plus tard, il élucidera son intention :

Tout autrement que pour un petit Français de France, la Métropole était l’Ailleurs, à la fois une place forte et un tout autre lieu. Depuis l’irremplaçable emplacement de ce là-bas mythique, il fallait tenter, en vain, bien sûr, de mesurer la distance infinie ou la proximité incommensurable du foyer invisible mais rayonnant dont nous arrivaient les paradigmes de la distinction, de la correction, de l’élégance, de la langue littéraire ou oratoire. La langue de la Métropole était la langue maternelle, en vérité le substitut d’une langue (y a-t-il jamais autre chose ?) comme langue de l’autre. (19)

Cette situation du dedans/dehors recoupe celle que l’on retrouve dans beaucoup de récits antillais, et donc chez Glissant. Ce sentiment d’être à la fois français et non français, Jacques Derrida l’a ressenti toute sa vie. Il se disait le mal aimé de l’institution universitaire française, et ce, malgré son rayonnement international (20). Malgré la Sorbonne où il a été l’assistant de Paul Ricœur, malgré l’École normale supérieure de la Rue d’Ulm, où il a été un « caïman », Derrida est resté aux marges de l’université française. Une marginalité qui s’explique en partie par le statut de son écriture philosophique, qui réside dans un compagnonnage intime avec la littérature, tout en s’opposant viscéralement au classicisme français. Contrairement à Michel Foucault ou à Gilles Deleuze, deux philosophes mais aussi deux littéraires qui, eux, écrivent dans une langue cristalline, Jacques Derrida, lui, vise, comme un musicien de jazz à faire trembler la langue dans un corps à corps permanent avec la syntaxe. Ce combat avec la langue, qui le conduit à la déconstruction, s’origine dans sa relation problématique au Centre. Ce qui amènera Abdelkebir Khatibi à lire la déconstruction comme une décolonisation. Par-delà sa dimension autobiographique,Le Monolinguisme de l’Autre »participe explicitement d’une déconstruction de la langue comme propriété et sans doute aussi comme demeure. » (21) Ce qui accentue encore la marginalité de l’auteur. Or, ce statut de marginal se traduit, comme le signale bien Marc Crépon, par une triple coupure. Mieux, par une triple absence. Absence d’accès à la langue arabe, absence d’un idiome intérieur à la communauté juive. Absence d’une identification totale à la langue française, qui était, malgré tout, la langue venant de l’autre rive de la Méditerranée. D’où cette célèbre phrase sous forme d’aphorisme et de boutade, qui scande Le Monolinguisme de l’Autre : « Je n’ai qu’une seule langue. Et ce n’est pas la mienne. ». Ce qui est en jeu ici, derrière la déconstruction du présupposé de la langue comme la propriété d’un peuple, c’est, en creux, une critique du nationalisme dans un pays (la France) où toutes les idéologies nationales, comme l’a très bien montré bien E. R Curtius, sont élaborées par des écrivains et surtout par des grands stylistes (22). On se rappellera qu’à l’injonction de Barrès à l’enracinement, André Gide avait opposé, non sans malice, le droit à l’errance : « Né d’un père uzétien, écrivit-il, et d’une mère normande, où voulez-vous, Monsieur Barrès, que je m’enracine ? J’ai donc pris le parti de voyager » (23). Le Monolinguisme de Derrida, qui se veut à certains égards un hommage à la langue française, est un plaidoyer à l’hospitalité (24). Dans une certaine mesure, Le Monolinguisme de l’Autre est un récit de la solitude. C’est in fine l’une des thèses du beau livre de Peter Sloterdijk : Derrida, un Égyptien. (25).

{{De Derrida à Khatibi}}

La relation entre la périphérie et le centre, si elle n’est pas méditée, transfigurée par l’écrivain périphérique, peut aboutir à un provincialisme culturel désuet et à un psittacisme littéraire risible (26). Or, Abdelkebir Khatibi, qui exécrait la littérature « pour sous-développés », échappe à ce défaut. Il entre en littérature avec une autobiographie qui « démobilise l’anecdote », célèbre le dialogue Orient/Occident, déconstruit le genre en tournant le dos à l’autobiographie comme confession et juxtapose dans son récit trois discours : le narratif, le réflexif et le poétique. Comparé à d’autres autobiographies de la littérature maghrébine contemporaine, comme Le Fils du pauvre de Mouloud Ferraoun ou encore Le Pain nu de Mohamed Choukri, la modernité littéraire de La Mémoire tatouée de Khatibi est éclatante. Et cette volonté de Khatibi de se situer toujours dans une perspective dialogique apparaît dans son essai, Figures de l’étranger dans la littérature française (1987), qui n’est pas une étude littéraire imagologique, comme on a pu les écrire dans les années soixante-dix et quatre-vingt (27), mais une méditation sur la relation à l’Autre. Déjà, le titre met l’accent sur la figure et non sur l’image. Ce faisant, Khatibi déplace l’enjeu sur le plan esthétique et éthique et non plus sur l’analyse idéologique des stéréotypes du centre sur la périphérie. Figures de l’étranger montre comment certains écrivains français transforment leurs voyages dans les périphéries en quêtes initiatiques. Ce qui les conduit à se révéler à eux-mêmes. L’exemple extrême étant celui de Segalen, qui découvre le Divers en Orient. Ce divers segalenien, qui est d’ailleurs au cœur de la théorie de la Relation glissantienne, sera médité par Abdelkebir Khatibi. Les exégètes de Khatibi, qui scrutent Figures de l’étranger, s’attardent généralement sur l’analyse du Captif amoureux de Genet (sans doute parce qu’il est entre autres questions de la Palestine) ou l’étude que Khatibi consacre à Roland Barthes, et minorent l’essai de Khatibi sur Aragon, tout particulièrement son commentaire du Fou d’Elsa. Or, cette réflexion autour de l’amour courtois chez Aragon est capitale pour Khatibi : elle incarne à ses yeux ce dialogue Orient/Occident revendiqué dans Le Maghreb pluriel. Un dialogue qui prend ici un tout son sens, puisque Aragon situe l’action de son recueil dans la Grenade des derniers combats de l’Islam contre les Rois catholiques. Et « la forme même de son livre, où alternent de façon virtuose les passages de prose et les poèmes en vers libres plus ou moins longs, jusqu’au verset, avec les poèmes en vers comptés et rimés témoigne de son assimilation de la poétique arabe » (28)

Ce qui est intéressant dans cet échange imaginaire Khatibi/Aragon, c’est qu’il conduira Khatibi à réhabiliter un vieux mot français, « aimance », qui réapparaît avec force dans certaines pages de sa correspondance avec Ghita El Khayat (29). Cette pensée dialogique, qu’il appellera plus tard pensée-autre, Khatibi l’appelle de tous ses vœux au sein du Maghreb même, où il réaffirme son héritage gréco-romain et judéo-chrétien. Au demeurant, elle recoupe tout le travail d’Édouard Glissant sur la Relation, ou encore celle de Jacques Derrida sur la déconstruction. Voici ce qu’Abdelkebir Khatibi écrit à ce propos dans Le Scribe et son ombre :

Nietzsche est mon initiateur à une pensée pluraliste, perspectiviste, toujours à l’œuvre. Jacques Derrida est dans son sillage. Depuis les années soixante-dix, j’avais essayé de trouver une relation significative entre la « déconstruction » et la « décolonisation », d’autant plus qu’une proximité de situation historique (il est né en Algérie et y a grandi jusqu’à dix-huit ans) encourageait un désir de révolte, mais une révolte pensée et argumentée, contre un passé dont on a souffert. […] Au cours de mes recherches, en dialogue avec la pensée de l’autre, je ne cessais de construire une programmatique pour la pensée à venir. Faire le vide, c’est une étape salutaire pour avancer, avant de construire une pensée-autre. (30)

Si la filiation à Derrida est affichée, revendiquée, la relation à Édouard Glissant est souterraine. Elle est présente à travers cette volonté chez les deux écrivains d’être, chacun à sa manière, ethnologue de soi-même ; elle se traduit par leur attachement à Segalen, l’inventeur du Divers ; elle se manifeste du point de vue du discours, par le recours au fragment, à ce va-et-vient entre fiction, essais et poésie ; il se traduit enfin par la volonté des deux auteurs d’agir chacun dans son lieu tout en pensant avec le monde, selon la formule d’Édouard Glissant. Au fond, ce que ne cessent de nous dire dans leurs démarches respectives ces trois penseurs à travers la Pensée-Autre, la déconstruction et la Relation, c’est précisément ceci : l’universel n’a pas de langue, pour reprendre là encore une jolie formule de Glissant et, par conséquent, il conviendrait de cesser de le confondre avec l’eurocentrisme.

{{Vers le Tout-Monde}}

Ce nouvel humanisme, Khatibi le convoque dans tous ses ouvrages depuis son autobiographie La mémoire tatouée, où il invite le lecteur à se décoloniser « de l’identité et de la différence folle », en passant par Le Maghreb pluriel où il renvoie dos à dos Frantz Fanon et l’Europe, pour mieux célébrer ce qu’il appelle l’universalisme polycentrique :

Géopolitiquement, dans le voisinage arabo-européen, naîtrait peut-être la nouvelle Méditerranée, cet espace où, en utopie, chaque partenaire apporterait sa part d’humanité et de civilisation. Encore faudra-t-il bâtir cet espace sur les lois de l’hospitalité qui devraient, au-delà de l’utilitarisme, frayer un chemin vers un universalisme polycentrique. (31)

De son côté, Édouard Glissant inaugure sa pensée (dans L’Intention poétique) avec l’opacité (on n’est pas obligé de comprendre l’Autre pour vivre avec lui) et la clôt avec le Tout-Monde, titre d’un essai éponyme, où toute humanité, aussi minime soit-elle, devrait être, selon lui, prise en compte. Quant à Jacques Derrida, Marie-Louise Malet a mieux que quiconque, me semble-t-il, défini la déconstruction. Voici ce qu’elle écrit :

On pourrait dire, par exemple, que la « déconstruction », loin d’être ce qu’on l’a parfois accusée d’être, une pensée destructrice, est au contraire une pratique de l’ouverture, qu’elle travaille à déverrouiller les constructions figées sur des bases qui ne sont plus interrogées, à les ouvrir à l’à-venir, à les rendre plus hospitalières à ce qui vient, à l’événement. La déconstruction, « c’est ce qui arrive », aimait-il dire. Ou encore, la déconstruction c’est « plus d’une langue ». (32)

Cette idée de « plus d’une langue » a des résonances chez Édouard Glissant, qui entend « écrire en présence de toutes les langues du monde », au moment où Abdelkebir Khatibi se définit lui-même comme un étranger professionnel.

Boniface Mongo-Mboussa

1. Jacques Derrida. Le Monolinguisme de l’Autre, Paris, Galilée, 1996, p. 63-65.

2. Ibid. ibidem, p. 12.

3. Édouard Glissant, Poétique de la Relation, Paris, Gallimard, 1990, p. 46.

4. Entretien cité dans L’œuvre d’Abdelkébir Khatibi, Rabat, Marsam, 1997, p. 26.

5. Sur ce plan, lire la préface d’Yves Bonnefoy à l’essai de Gaëtan Picon, 1863 : Naissance de la peinture moderne, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1996, Annie Lebrun,Soleil coup coupé, Jean Michel Place, 1995 et Octavio Paz, Rire et Pénitence, trad. de l’espagnol par Claude Esteban et Jean Claude Masson, Paris, Gallimard, 1983.

6. Maria Zambrano, Philosophie et poésie, trad. de l’espagnol par Jacques Ancet, Paris, José Corti, 2003.

7. Amin Samir, La Déconnexion. Pour sortir du système mondial, Paris, La Découverte, 1986.

8. Humphrey Carpenter, Au rendez-vous des Génies : écrivains américains à Paris dans les années vingt, trad. de l’anglais par Jean Claude Lullien, Paris, Aubier, 1987.

9. Albert Bensoussan, Claude Couffon et Dodi Gegou, Entretien avec Mario Vargas Llosa, Terre de Brume, 2003.

10. Julio Cortázar, Entretien avec Omar Prégo, Paris, Gallimard, coll. Folio.

11. Octavio Paz, Itinéraire, trad. de l’espagnol par Jean Claude Mason, Paris, Gallimard, 1996.

12. E. R. Curtius, La Littérature européenne et le Moyen Âge latin, trad. de l’allemand par Jean Bréjoux, Paris, Presses Pocket, 1991.

13. Édouard Glissant, L’intention poétique, poétique II, Paris, Gallimard, 1997, p. 128.

14. Sur ce sujet, lire : Hegel, La raison dans l’Histoire, Paris, 10/18, 1965.

15. Lire Benoît Okolo Okonda, Hegel et l’Afrique. Thèses, critiques et dépassements, préf. de Bernard Stevens, Paris, Le Cercle herméneutique Éditeur, 2010.

16. Sur Iqbal, lire : Abdennour Bidar, L’islam face à la mort de Dieu, Paris, François Bourin Editeur, 2010.

17. Jean-Xavier Ridon, Le voyage en son miroir, Essai sur quelques tentatives de réinvention du voyage au XXe siècle, Paris, Édition Kime, 2002, p. 125.

18. Régine Robin, citée par Evelyne Crossman dans « Appartenir, selon Derrida », inRue Descartes 52, Puf, 2006, p. 7

19. Jacques Derrida, op.cit ; p. 74.

20. Sur ce plan, lire l’excellente biographie que lui consacre Benoit Peeters, Derrida, Paris, Flammarion, 2010.

21. Marc Crépon. « Ce qu’on demande aux langues : autour du Monolinguisme de l’Autre », in Raisons politiques, n° 2,2001, p. 30.

22. E. R. Curtius. Essais sur la France, trad. de l’allemand par J. Benoist-Méchin, Paris, Éditions de l’aube.

23. André Gide, Prétextes. Réflexions sur quelques points de la littérature et de la morale, Paris, Mercure de France,

24. Lire à ce propos, Marie-Louise Malet, « Une pensée de l’hospitalité », in Derrida à Alger, Paris/Alger, Actes Sud/Barzak, 2008

25. Peter Sloterdijk, Derrida Un Égyptien.

26. Sur cette question, lire Antonio Candido, L’endroit et l’envers. Essais de littérature et de sociologie, trad. du portugais (Brésil) par J. Thiéricot, Paris, Métailié, 1995. Lire particulièrement le dernier chapitre intitulé « Littérature et sous-développement »

27. Léon-Fanoudh Sieffer, Le mythe du nègre et de l’Afrique noire dans la littérature française de 1800 à la seconde guerre mondiale, Paris, Klincksieck, 1968 ; Malek Alloula, Le Harem colonial, Séguier, 2001.

28. Martine Broda, L’Amour du nom. Essai sur le lyrisme et la lyrique amoureuse, Paris, José corti, 1997, p. 157.

29. Ghita El Khayat, Abdlkébir Khatibi, Correspondance ouverte, Rabat, Marsam, 2005.

30. Abdelkébir Khatibi, Le Scribe et son ombre, Paris, La Différence, 2008, p. 61-62.

31. Abdelkebir Khatibi, Œuvres complètes : Essais III, Paris, La Différence, 2008, p. 339.

32. Marie-Louise Malet, « Une pensée de l’hospitalité », Op. cit.

Post-scriptum: 
Né au Congo-Brazzaville – actuel République du Congo – en 1962, Boniface Mongo-Mboussa est professeur de littérature francophone, rédacteur d’ « Africultures » en même temps qu’il collabore à d’autres revues littéraires. Il s’est rendu célèbre en 2002 avec la parution de Désir d’Afrique, publié par Gallimard dans la collection «Continents Noirs». Préfacé par le grand écrivain ivoirien Ahmadou Kourouma, ce livre constitue la première histoire de la littérature africaine.

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