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Edouard Delépine, l'empêcheur de penser en rond

Raphaël Confiant
Edouard Delépine, l'empêcheur de penser en rond

  Il fut le professeur d'histoire de bon nombre d'entre nous au lycée Schoelcher dans les années 1960-80.

 Tant de vitalité et d'acuité d'esprit, de culture surtout, dans un si petit corps nous enchantait tout comme nous étonnait le bleu de son regard. Il essayait d'inculquer à nous autres, fils de la petite-bourgeoisie (l'établissement n'était pas encore mixte à cette époque), des rudiments d'analyse marxiste, cela sans dogmatisme ni bourrage de crâne. Son humour décapant, féroce même par moments, clouait le bec aux petits prétentieux qui, comme c'était mon cas, osaient émettre quelques doutes. Sans dévier du programme car nous avions le bac à présenter, il trouvait toujours une occasion d'élargir son propos aux grandes causes qui le passionnaient : la révolution prolétarienne et le bloc soviétique, la décolonisation en Afrique noire, dans le monde arabe et en Asie, dans la Caraïbe mais aussi et surtout dans notre Martinique. A l'époque, l'histoire de cette dernière ne figurait évidemment pas dans les programmes scolaires. Grâce à Edouard Delépine, en plus de Lénine, Staline, De Gaulle ou Kennedy, nous apprîmes à connaître Schoelcher, l'esclave Romain, Delgrès, l'Insurrection du Sud de 1870, Joseph Lagrosillière ou l'Amiral Robert.
 Jamais ne nous venait à l'idée de "maté" ses cours c'est-à-dire de faire l'école buissonnière !
 Edouard Delépine, outre le fait qu'il était un brillant professeur, fut l'homme des passions successives puisqu'il fut tour à tour membre du Parti Communiste martiniquais, puis fondateur du GRS (Groupe Révolution Socialiste) en 1971 et enfin du PPM (Parti Progressiste Martiniquais en 1982. Au cours de chacune de ses différentes affiliations, il démontrait une détermination, une énergie et une conviction sans faille.  Ce n'était pas un "zitata" (un électron libre) comme ceux qu'il était amené à quitter le qualifiaient mais un empêcheur de penser en rond. Delépine avait la passion de la discussion, toujours argumentée, du débat contradictoire, souvent sans concession, enflammé même. Chose qui, on l'imagine aisément, n'était pas du goût des grands et petits apparatchiks de nos partis autonomistes et indépendantistes.
 Il consignait dans ses livres ces débats, sans doute pour que l'histoire en prenne date, mais il n'est pas certain que ceux qu'ils pointaient du doigt les lisaient, préférant l'anathème. Chose dont il se fichait pas mal ! Il avait le verbe haut, l'humour dévastateur, mais n'était jamais habité par aucune détestation ou haine de qui que ce soit. Quand nous nous croisions, presque toujours dans quelque librairie, il me lançait, rigolard : "Pourquoi tu ne te contentes pas d'écrire tes romans que je dévore ? Franchement, en politique, tu es nul ! Tu n'es qu'un petit bourgeois nationaliste qui ferait mieux d'aller vivre à Barbade." J'en riais aux éclats.
 Delépine avait en tout cas l'amour du pays chevillé au corps et distinguait le patriotisme du nationalisme. Il se méfiait des créolistes tout en étant lui-même un créolophone hors pair, nous soupçonnant d'être des nationalistes étroits, voire bornés. Ce en quoi il se trompait car nous n'avions de cesse de lutter contre l'appellation de "langue martiniquaise" que tentèrent d'imposer un quarteron d'obscurantistes. Nous tenions à dire "le créole" parce que cette langue nous unit à la Guadeloupe, la Dominique, Sainte-Lucie, la Guyane et Haïti. A 12 millions de Caribéens si l'on compte les diasporas créolophones à Cuba, Saint-Domingue ou Panama ainsi qu'en Amérique du Nord.
 Il vouait une vénération sans borne à Aimé Césaire sans être pour autant un césairolâtre. C'est qu'il l'avait lu et relu, qu'il discutait avec le Père de la Négritude, pied à pied, sans flagornerie aucune. Evidemment, il avait trouvé mon livre sur ce dernier "nul comme une canule", expression aujourd'hui oubliée et qui m'avait fait rire. Pour moi, son livre le plus important, celui qui restera, est sans doute "Chalvet 74" dans lequel il analysait la grande grève de la banane, grève sanglante qui avait secoué la Martinique. Sans le savoir, il signait la fin d'un monde : celui du formidable mouvement ouvrier martiniquais qui, dès l'abolition de l'esclavage, tint tête et combattit l'omnipotence des Békés.
 C'est qu'à compter des années 80 du siècle dernier, le prolétariat a été progressivement remplacé par le "précariat" et l'économie de plantation par l'économie de comptoir, tout cela sur fond de BUDIDOM, puis d'ANT et aujourd'hui d'émigration volontaire des forces vives de la Martinique. Le pays s'est comme vidé de son sang (4.000 jeunes s'en vont chaque année) et ne vit plus que de transferts financiers franco-européens qui s'ils parviennent à atténuer ou à dissimuler les souffrances des "précaires" est tout simplement mortifère à moyen terme. Les marxistes traditionnels sont, à mon sens, incapables de penser cette terrifiante mutation. Les non-marxistes non plus. D'où les dérives noiristes actuelles qui en sont le symptôme le plus visible.
 Quoiqu'il en soit, Edouard Delépine et son œuvre témoignent d'une époque où tout semblait encore possible. Où l'on pouvait non pas rêver de lendemains qui chantent mais au moins espérer pouvoir s'extirper des "jours étrangers", selon le mot de Césaire. Cette espérance semble désormais révolue. Entre la gestion de l'existant par les autonomistes et les indépendantistes d'une part, cela alternativement depuis presqu'un demi-siècle, et de l'autre, l'hystérisation scénarisée de l'indignation des déboulonneurs de statues, la voie est étroite. Très étroite.
  Bon voyage, ami-camarade Edouard !
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