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DES AVIONS AUX ANTILLES AVANT AIR FRANCE

DES AVIONS AUX ANTILLES AVANT AIR FRANCE




 

Tous les Martiniquais, même ceux qui sont trop jeunes pour l'avoir vu (c'est-à-dire la plupart) connaissent le quasi-mythique Latécoère, qui ne vola en fait que pendant un an, et connut la fin tragique que l'on sait en juillet 1948. Bien peu, en revanche, savent qu'il exista, avant le fameux « Laté », une compagnie d'aviation régionale, authentiquement antillaise. Son histoire est pourtant si romanesque que beaucoup de lecteurs d'aujourd'hui auront peine à croire qu'il ne s'agit pas d'un scénario de film. Et encore : certaines anecdotes sembleraient peu vraisemblables ! Tout, pourtant, je l'affirme, est rigoureusement exact jusque dans le détail. Je me suis seulement abstenu de citer les noms de certains protagonistes (mais je connais ces noms). Voici cette histoire.

 

A l'origine, comme souvent, on trouve un non-Antillais. Rémy De Haenen naquit à Londres en 1916 d'un père hollandais et d'une mère française. Elevé en Bretagne. Il fait l'Ecole de la Marine Marchande du Havre. En 1937, il débarque à la Martinique en tant que marin sur le paquebot français Lafayette. Il décide de s'installer, et ne quittera plus jamais les Antilles. Il s'installe à St Barthélémy, où il lance une petite société de construction et réparation de bateaux. Il obtient aussi une licence d'importation pour du poisson salé pêché en Martinique et en Guadeloupe . Avec ses bateaux, il organise aussi une desserte régulière des dépendances hollandaises de Saba et St Eustache.

Intéressé par l'aviation, il va prendre des cours de pilotage à Porto-Rico et Miami, et obtient son brevet de pilote. Après la fin de la guerre, il achète un petit monoplan biplace Rearwind Sportster , et réussit en février 1945 le premier atterrissage de l'Histoire à St Barthélémy, sur un pâturage (qui est aujourd'hui l'aéroport de St Barth). Ayant obtenu une licence de pilote professionnel, il fonde en 1946 à St Barthélémy la Compagnie Aérienne Antillaise (CAA) , société de Droit Privé français, avec pour objectif des dessertes de Porto-Rico, St Martin, la Guadeloupe et « les îles voisines »…

 

Les avions : Avec l'aide d'un associé portoricain, il rachète à la Caribair (compagnie aérienne portoricaine) trois vieux appareils de 1931 (un trimoteur et deux monomoteurs), ainsi qu'un hydravion Sikorsky S41 de 1930. C'est indispensable, car de nombreuses îles sont dépourvues d'aérodromes, notamment les îles françaises. Où trouve-t-il l'argent ? L'histoire ne le dit pas, et on verra plus loin qu'il vaut mieux ne pas être trop regardant en la matière… Du reste, ce sont de vieux avions, et il les obtient pour pas très cher.

 

Les pilotes : Les premiers pilotes de la CAA sont, pour la plupart, de jeunes Martiniquais et Guadeloupéens, ayant fui leurs îles en dissidence sous les régimes vichystes de l'Amiral Robert et du Gouverneur Sorin, pour rejoindre De Gaulle à Londres, via la Dominique ou Antigua. Enrôlés volontaires dans les Forces Aériennes Françaises Libres, ils ont appris à piloter, en pleine guerre, dans des escadrilles de chasse ou de bombardement. Ils n'ont évidemment aucune notion de pilotage civil , mais ce sont des « têtes brûlées », que n'effraie aucune condition de pilotage « difficile ».

 

Les mécaniciens : Eux aussi sont guadeloupéens et martiniquais. Ils n'ont pas tenté la dissidence, mais, restés sur place pendant les dures années de blocus, ils sont devenus experts dans l'art de la récupération, du bricolage, du rafistolage et de l'usinage artisanal de fortune.

 

La base : Un accord est passé avec le maire de Saint Martin (partie française) pour louer l'îlot de Tintamarre (Flat Island) , dépendance de cette île. Après l'échec d'une antique plantation de coton, plusieurs décennies auparavant, cet îlot (1km x 2,5km) est redevenu désert, et présente les caractéristiques requises : une bande de terrain bien plat de 500 mètres, pour servir de piste d'atterrissage, et un lagon protégé pour l'hydravion. Les bâtiments de l'ancienne plantation, sommairement retapés, serviront de bureau et d'ateliers. Il suffit de bâtir quelques cases pour le personnel.

En outre (mais cela n'a évidemment rien d'officiel), l'îlot est suffisamment isolé pour décourager les officiels de Guadeloupe ou de St Martin, trop curieux en matière de licences, brevets ou permis. Sans parler de l'inexistence de toute forme de douane…

 

Identification des avions : Pour parfaire le rideau de fumée, la CAA invente (sic !) son propre système d'immatriculation des appareils : les lettres FWI (French West Indies) suivies de deux caractères alphabétiques. Ainsi les avions sont-ils immatriculés FWIAA, FWIBB, etc… et personne n'y trouve rien à redire !!!

Mais les gens de la CAA, pour leur part, désignaient entre eux leurs appareils de façon beaucoup plus sympathique : Chincha, Ponchito, Cucaracha, Fantomas, El Poncho…

 

Réseau aérien : Les avions étaient de très petite capacité. Aussi, malgré quelques navettes presque quotidiennes avec les îles proches (St Martin, St Barth, Anguilla…), il s'agissait plus de vols à la demande, sorte d'avions-taxis, que de lignes véritablement régulières. Cependant, des destinations relativement éloignées étaient desservies, telles Porto-Rico, la Guadeloupe, la Martinique, ou même Ste Lucie.

Les passagers embarquaient et débarquaient à Juliana (capitale néerlandaise de St Martin), soit à l'aéroport pour les avions, soit dans la baie pour l'hydravion.

Les préfets de Guadeloupe et de Martinique (qui avaient depuis peu remplacé les gouverneurs) étaient ravis du service rendu, d'autant plus qu'il ne s'agissait, somme toute, que d'une tolérance, et que leur responsabilité n'était que faiblement engagée. Aussi se montraient-ils fort peu pointilleux en matière de légalité officielle (licences des pilotes, droits de trafic, etc…).

 

Rentrées d'argent occultes : Outre le prix des billets et du transport de marchandises (car on faisait un peu de fret aussi), les pilotes (et à la CAA, tout le monde savait piloter, et ne s'en privait pas) arrondissaient fréquemment leurs salaires par des activités plus marginales. Sans être véritablement reconnue, la contrebande n'était que faiblement et presque symboliquement contrôlée… Il est vrai que les contrôles étaient particulièrement difficiles dans de telles conditions, et les pilotes ne faisaient rien pour faciliter l'action des douaniers… Aussi, le trafic des tabacs et alcools –surtout américains- faisait-il presque partie intégrante de l'activité. Cela n'allait pas toutefois sans risques, car cela se passait généralement la nuit (tout de même !) et les avions n'étaient pas équipés pour des vols nocturnes, et encore moins les terrains de fortune qui étaient utilisés pour se poser. Ainsi, une nuit, un de nos contrebandiers volants ne put rentrer à bon port que grâce à une boussole de poche et à son briquet « tempête » pour l'éclairer !...

 

La « Postale » : De Haenen tente d'intéresser l'administration néerlandaise de St Martin avec un service régulier de courrier vers St Eustache et Saba. Les deux dépendances étaient en effet totalement isolées, et même les bateaux n'y accostaient qu'occasionnellement. A St Eustache, on dégage une piste d'atterrissage de 264 mètres (sic !). Pour Saba, on ne pensait même pas envisageable d'y aménager une piste, mais De Haenen a une autre idée : accrocher le sac postal à un câble tendu entre deux grands poteaux ; il « suffit » alors à un avion de passer en rase-mottes pour « pêcher » le sac avec un crochet, sans avoir à se poser ! L'expérience est tentée et réussie deux fois de suite. Les sacs à l'arrivée, eux, sont purement et simplement largués pendant le passage (colis fragiles s'abstenir…). Les autorités de Curaçao (capitale des Antilles néerlandaises) dépêchent une commission de quatre officiels, qui étudient le projet sur place, et… le refusent. Mais puisque la piste existe désormais à St Eustache, la CAA l'utilise pour des navettes bi-hebdomadaires de passagers vers St Martin et St Barth. Apparemment, les autorités se préoccupent moins de la sécurité de leurs ressortissants que de celle du précieux courrier postal…

 

La vie à Tintamarre : Comme on l'a vu, le personnel dispose sur l'île de petites cases. L'eau est fournie par des citernes, et l'éclairage par des groupes électrogènes… ainsi que des bougies, des lanternes et des lampes à pétrole. Pas de téléphone, mais il y a la radio. Les distractions sont plutôt rares pour des jeunes gens dont la plupart n'a même pas 30 ans… Aussi s'arrangent-ils pour passer quelques loisirs à St Martin (où la CAA dispose d'une chambre à demeure dans une pension de famille), ou pour faire venir leurs ami(e)s aussi souvent qu'ils le peuvent. Cette vie monacale, ajoutée à la vétusté du matériel, va être la cause de plusieurs accidents graves, et même mortels.

 

Accidents : En mars 1947, un des pilotes (un Martiniquais) décide d'aller rejoindre sa petite amie à Marigot (St Martin). C'est le soir, et il a sans doute déjà pas mal bu. Aussi se montre-t-il trop pressé pour attendre qu'un collègue se place en bout de piste avec une lanterne, qui constitue le seul « balisage » de nuit (sic !). il dévie pendant le roulage de l'avion et percute un cocotier. L'avion prend feu immédiatement. Ses cendres (c'est le cas de le dire) seront rapatriées en Martinique.

Deux mois plus tard, le 22 mai de la même année, c'est encore plus grave. Un autre pilote (encore un Martiniquais, surnommé Zouzou) avait ramené une religieuse, Sœur Armelle, de Guadeloupe. il devait ensuite l'emmener à St Barth après une escale technique à Tintamarre. Comme il est tard, il juge plus prudent de passer la nuit sur place et de ramener la bonne sœur à destination le lendemain matin. Mais la malheureuse ne veut rien savoir, se voyant fort mal passer la nuit seule sur cet îlot perdu, au milieu d'une bande de jeunes aventuriers, dont la réputation d'excellents pilotes n'avait d'égale que celle de joyeux soiffards sans foi ni loi… Elle fait un tel scandale que Zouzou, excédé, la fourre dans le premier appareil venu et décolle aussitôt –sans vérifier si les pleins sont faits. Ils ne l'étaient pas, et l'appareil pique du nez peu après le décollage. Ayant assisté de loin à la chute, un autre pilote décolle aussitôt, accompagné d'un mécanicien et muni de canots de sauvetage. Ils repèrent les naufragés et leur jettent les canots. En vain : la religieuse ne sait pas nager et s'empêtre dans sa grande robe de nonne ; quant à Zouzou, il ne peut nager à cause de… son plâtre, car il avait un bras cassé et pilotait avec le bras en écharpe (sic !). Leurs corps, ainsi que les canots vides, seront rejetés par la mer sur un îlet voisin plusieurs jours après.

Mais jamais deux sans trois ! En juin, donc un mois seulement après ce drame, un pilote américain, récemment recruté, célèbre à Tintamarre « l'heureuse conclusion de son divorce » (il n'y a qu'un Américain pour faire ça !). Estimant insuffisant le stock de champagne, il part en acheter à Marigot pour finir dignement la fête, emmenant avec lui un mécanicien et un radio, compagnons de beuverie. Malheureusement, les libations avaient déjà largement commencé pour eux : il rate son décollage et va s'écraser. Trois nouveaux disparus !... Soit six morts en trois mois – dont un passager (Sœur Armelle).

 

L'état du matériel : Les autorités officielles, jusque là, avaient bienveillamment fermé les yeux sur bien des choses, mais là, ce n'est plus possible. Du coup, on va s'intéresser d'un peu plus près à l'état des avions. Les mécaniciens de la CAA ont beau être de vrais magiciens de la récup, il y a des limites !

D'autant que des rumeurs commencent à circuler, concernant la vétusté des machines.

Déjà, le vieil hydravion Sikorsky a dû être retiré du circuit, après avoir échappé de peu à la catastrophe. Un gros bloc de métal, complètement corrodé, s'était détaché en vol d'un de ses flotteurs de bout d'aile, laissant béant un trou conséquent. Il avait néanmoins continué à voler, jusqu'au jour où, en approche du plan d'eau de Ste Lucie, il fut si déséquilibré qu'un bout d'aile entra dans l'eau ! Les passagers hurlèrent de frayeur, mais le pilote parvint à éviter le pire et à poser son engin. Exit le Sikorsky ! Mais il fallait le remplacer ! On acheta alors un hydravion de reconnaissance trouvé aux surplus de l'US Air Force. Une fois débarrassé de ses équipements militaires, il pouvait transporter six passagers à califourchon sur une planche centrale, en se tenant les uns aux autres !!! (C'est nous qui soulignons). On raconte aussi qu'au cours d'un vol sur un autre appareil, il avait fallu réquisitionner un passager pour tenir la porte, qui menaçait de se détacher en plein vol. Tout ça finit par se savoir… Comme aussi qu'un trimoteur Stinson avait été acheté, porteur d'une licence américaine appartenant notoirement à un autre avion…

Bref, trop, c'est trop ! Même les pilotes, aussi « foufous » soient-ils, commencent à lâcher De Haenen les uns après les autres, pour se faire embaucher dans des compagnies moins « folkloriques »…

 

La fin de la CAA : De Haenen se retrouve quasiment seul avec une poignée d'inconditionnels, moins des pionniers de la première heure que de nouvelles recrues, d'ailleurs. L'activité se poursuit donc au ralenti, envers et contre tout, pendant quelques temps. On a même des projets grandioses : lancer une ligne transatlantique vers l'Afrique du Nord avec deux Convair Liberator , bombardiers quadrimoteurs à long rayon d'action (toujours les surplus américains de la Guerre !). Mais ceci restera à l'état de rêve. De Haenen achète des avions pour les revendre, passant de transporteur à négociant. Certains ont parlé de 120, voire 140 Cessna ( !), mais ceci relève sans doute de la plus haute fantaisie : on ne voit pas bien où on aurait pu caser une telle flotte (même de petits avions) sur un îlet aussi exigu que Tintamarre ! En septembre 1950, un cyclone acheva de détruire ce qui restait des maigres installations de Tintamarre, et de transformer en ferraille les quelques vieux coucous restants. Certains affirment pourtant que quelques avions continuèrent de voler sous le label CAA jusqu'en 1952 ?... Si c'est vrai, ce n'étaient que les ultimes spasmes.

Après une velléité de chercheur d'or en Guyane (sic), Rémy De Haenen en 1953 se retira à St Barth, où il acheta une conduite, en même temps qu'une presqu'île rocailleuse dont personne ne voulait, et y construisit un palace de grand luxe, ouvrant la voie au tourisme de haut niveau, qui serait désormais la principale richesse de l'île. Il y devint un notable respecté : Conseiller Général, puis maire de 1962 à 1977. Il est à noter que, dès le début des années 60, il fut un partisan véhément de « l'évolution institutionnelle », qu'il plaida personnellement devant De Gaulle, lors du passage du Général aux Antilles en 1964. En décembre 2003, bien que retiré de la vie publique, il fit une virulente campagne pour le OUI au changement, aux côtés de son ami Bruno Magras, maire de St Barth. Il est décédé en août 2008, à l'âge de 92 ans.

 

Mais combien cela coûtait-il ? A l'heure où le débat fait rage sur le prix du transport aérien, on est en droit de se demander ce que cela pouvait bien coûter à l'époque. Difficile à dire, car les documents écrits ont disparu. Nous n'avons pu retrouver, pour notre part, qu'un seul indice, à partir duquel il nous faut extrapoler :

D'après un Billet de Passage de 1946, le trajet Fort-de-France/St Barthélémy aller-retour sur la CAA coûtait 8900 francs de l'époque. Soit, selon les tableaux d'équivalence de l'INSEE, 681,65 euros 2008.

Actuellemnt, le même parcours revient à environ 400 euros. Et avant de tirer des conclusions hâtives, il faudrait connaître ce qu'était le pouvoir d'achat en Martinique en 1946 : quel était alors, non pas le SMIC (il n'existait pas), mais le montant d'un salaire moyen ? Je préfère laisser ce soin à des historiens ou des économistes, de crainte d'affirmer des sottises.

 

Miki Runek – septembre 2009

 

Sources :

- Article de Jerry Casius (ancien mécanicien d'aviation à la WINAIR) dans Discover Magazine (St Martin, années 70)

- Les Nouvelles de St Barth n°93 – août 2008 (décès de Rémy De Haenen)

- Et surtout : …nombreuses et interminables discussions avec Clair Rémy, dit Rémy-Clair, vétéran de l'équipe de la CAA de 1946 (à ma connaissance le dernier encore en vie).

Oui : la Guadeloupe et la Martinique EXPORTAIENT le produit de leur pêche !


 



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