Romanesque à souhait, puisqu’à la fois valeureuse et tragique, l’histoire suffirait largement à fournir la matière première d’un biopic : officier métis né en Martinique, le colonel d’infanterie Louis Delgrès s’illustra au service de Napoléon Bonaparte, avant de signer une proclamation anti-esclavagiste qui fera de lui un hors-la-loi, galvanisé par la conviction que «la résistance à l’oppression est un droit naturel». Devenu chef de l’insurrection en Guadeloupe, l’abolitionniste, acculé par les troupes consulaires, finira par se suicider à l’explosif avec 300 irréductibles, le 28 mai 1802, appliquant ainsi à la lettre la devise révolutionnaire «vivre libre ou mourir». Pour autant, bien que révéré aux Antilles (timbre, stèle, rues, statues…), Louis Delgrès ne jouit pas de la même aura en métropole où, loin d’un Toussaint Louverture par exemple, son cas n’a jusqu’à nouvel ordre pas inspiré le moindre synopsis.

A défaut, la musique, elle, entretient le devoir de mémoire depuis que le guitariste et chanteur Pascal Danaë a mis en branle le fardier Delgres, trio alluvionnaire qui, comme on dit, fait son effet. Deux syllabes à consonance latino (fausse piste, n’était un sens du groove avéré) qu’on doit plutôt entendre en référence nominative (à un accent grave près, sur le second «e») au rebelle. Effigie d’une quête identitaire - cf. l’agrandissement d’une gravure d’époque projetant sur scène son visage -, Louis Delgrès renaît de la sorte en «figure positive, éclairante et pas clivante», sous les accords d’un artiste assumant au passage une dimension possiblement «fantasmée», car renvoyant à la contrée de ses ancêtres où lui-même, Antillais de la banlieue parisienne, n’aura mis les pieds pour la première fois de sa vie qu’à 38 ans.

Pidgin. Au vrai, Delgres tient plus, à l’origine, de la bonne occase que du coup prémédité. Ou comment des musiciens qui auraient pu ne jamais pactiser commencent à faire ensemble un bout de chemin, stricto sensu, avant de percevoir le potentiel de l’attelage disparate ainsi formé. D’où une durée de gestation relativement longue, entre les prémices live, remontant à 2015, et la sortie de l’album Mo Jodi, à la rentrée 2018, suivie mi-mars d’une réédition augmentée (de cinq titres, ce qui porte le total à dix-sept) et d’une tournée au long cours, arrimée un soir de mai à une Cigale parisienne résolument enthousiaste.

Comme énoncé précédemment, l’affaire germe donc dans l’esprit de Pascal Danaë, guitariste abonné aux CDD (Gilberto Gil, Peter Gabriel, Youssou Ndour, Laurent Voulzy…), avant de naviguer, le temps d’un disque sans retour, sur Rivière noire - une concoction africano-brésilienne où, nimbés d’élégance sereine, la MPB et le folk mandingue font la paire - qui décroche une victoire de la musique en 2015, catégorie «musiques du monde». Rejeton de la ZUP d’Argenteuil - et cadet d’une famille de six frères et sœurs- grandi à une époque où l’ascenseur social n’est pas encore resté coincé entre tensions communautaires et incurie des pouvoirs publics, le banlieusard a été biberonné au son du jazz et des musiques traditionnelles guadeloupéennes par des parents qui veillaient cependant à ne lui parler qu’en français, afin qu’il ne soit pas perturbé à l’école. Une cinquantaine d’années plus tard, c’est pourtant ce pidgin mélodieux qui fait le sel des Respecte Nou, Mr President, Pardone Mwen ou Mo Jodi. Un florilège de «heavy blues» limoneux, bêchant un «jardin intime incluant une parcelle d’africanité», à écouter comme autant d’exhortations traversées par les fantômes de Robert Johnson, Skip James et Leadbelly, conviant au sabbat tels Kills ou Hanni El Khatib.

Flibuste. Marqué par «ce son qui vous transporte» de la dobro, guitare à résonateur (emblématique du bluegrass comme des indolences de JJ Cale), par la série documentaire The Blues produite par Martin Scorsese et par la lettre d’affranchissement, datée de 1841, de son arrière-arrière grand-mère qu’un jour on lui remet, Pascal Danaë donne alors la feuille de route aux deux acolytes qui l’encadrent sur la pochette du disque. A savoir, à la batterie, le trentenaire Baptiste Brondy, déjà embarqué sur Rivière noire, et, à l’encombrant soubassophone, le quadra Rafgee, trompettiste de formation, diplômé du Conservatoire de Paris, en pleine love story avec cet «instrument magique, à la croisée des cuivres et de la basse, produisant un souffle tel qu’on peut entendre l’air avant la note».

Soit un brelan de boucaniers (visages fermés, lunettes noires, béret et casquette de guérilleros) suggérant, en noir et blanc, un temps de la flibuste remis au goût du jour, âpre et contestataire. Du reste, sur la route, Delgres a franchi plus d’un barrage dressé par cette vindicte qu’on imaginerait réceptive à l’un des titres phares du disque, Mr President. Qui, bien qu’écrit avant l’avènement jupitérien que l’on sait, épingle en créole la déconsidération du peuple à l’égard des élites, «à force de promesses non tenues». «Mais, si exaspération il y a, notre vocation est bien de la positiver», juge cependant utile de préciser le chef de bande qui, deux siècles après l’éparpillement façon puzzle de son mentor, se refuse à imaginer toute forme de colère autre que créative.

Gilles Renault

Delgres Mo Jodi (Pias). En concert le 8 juin au festival Art Rock, Saint-Brieuc (22), le 3 juillet au festival Fnac Live à Paris et en tournée.