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DE LA PENSEE MARTINIQUAISE (1è partie)

Raphaël Confiant
DE LA PENSEE MARTINIQUAISE (1è partie)

Il existe une spécificité martiniquaise.

Elle n'est ni dans la musique, ni dans la cuisine, ni dans l'architecture, ni dans la pharmacopée, ni dans la langue, ni dans le magico-religieux, ni dans les techniques de pêche, ni dans les traditions agricoles, toutes choses que nous partageons, hormis d'inévitables variantes, avec les autres îles de l'archipel caribéen.

Ainsi, l'"obeah" jamaïcain n'est pas fondamentalement différent du "quimbois" martiniquais, le "gwo-ka" guadeloupéen du "bèlè", la cuisine saint-lucienne de la nôtre, l'architecture créole haïtienne non plus. On pourrait prolonger cette liste sans difficulté en gardant toujours à l'esprit que c'est l'expression "pas fondamentalement différent" qui est importante. Chacun sait qu'il existe un soubassement commun à toutes nos pratiques culturelles liées à la matrice de nos sociétés: la fameuse "société d'habitation" des historiens et des anthropologues.

Pourtant, ces derniers ont passé le plus clair de leur temps à étudier les différences et parfois les ressemblances entre nos différentes îles sans jamais se préoccuper, sauf chez les intellectuels haïtiens, de savoir ce qui faisait de chacune d'elles une réalité unique. Il est certes fort intéressant de savoir, par exemple, en quoi l'hindouisme martiniquais, plutôt dravidien, est différent de son alter ego trinidadien, plutôt brahmanique. En quoi le tambour saint-lucien diffère de celui de Saint-Domingue. Ou encore en quoi la "mamiwata" jamaïcaine a de fortes ressemblances avec la "manman-dlo" dominiquaise. Tout cela a été bien étudié et nous disposons d'une abondante documentation tant écrite qu'audiovisuelle sur ces différents sujets.

L'Université, les érudits locaux, la presse écrite, la radio-télévision et maintenant l'Internet nous ont offert, et continuent à nous offrir, une mine de savoir sur notre archipel.

Tout cela est bon et bien. Sauf que cela ne nous renseigne aucunement sur ce qui fait la spécificité de chaque île de l'archipel, y compris d'aussi petites que Saint-Barth. Autrement dit au-delà des ressemblances et des différences, qu'est-ce que chaque île possède d'unique? Exactement comme les enfants d'une même fratrie, de même père et de même mère, ont chacun une personnalité propre. Une identité propre pourrait-on dire si le mot "identité" n'était pas galvaudé aujourd'hui.

Je ne me risquerai pas à parler d'autres îles que la mienne, n'ayant jamais vécu dans les autres que quelques jours, au mieux quelques semaines, cela pour des vacances, des salons du livre ou des colloques universitaires. Pour pouvoir parler d'un peuple, on n'a pas besoin d'y être natif, mais au moins faut-il avoir vécu des années en son sein. Ou au minimum y avoir fait des séjours prolongés, ce qui n'a jamais été mon cas. Le Gréco-Américain Lafcadio Hearn a vécu dans le Saint-Pierre de l'avant éruption de la montagne Pelée. Plus près de nous, l'écrivain basque Salvat Etchard, les anthropologues Jean Benoist et Francis Affergan, le créoliste Pierre Pinalie et bien d'autres peuvent se targuer d'une réelle connaissance de la Martinique et de son peuple pour avoir partagé la vie de ce dernier.

Repérer ce qui fait la spécificité d'un pays ou d'un peuple, quand on est un natif ou un étranger acclimaté comme ceux nommés plus haut, est un exercice délicat, mais nécessaire. Ce repérage doit se faire sur des bases objectives autant que faire se peut et surtout pas à partir d'une approche intuitiviste, partisane ou chauvine. Je le dis donc d'entrée de jeu : à mon sens, le peuple martiniquais n'est ni meilleur ni pire que les autres peuples de notre archipel. Il est ce qu'il est et c'est cela, ce "ce qu'il est", que je m'efforcerai d'élucider.  Quand je dis "approche partisane", je pense à tous les clichés, souvent d'origine coloniale, mais aussi modernes, que nous colportons sans même nous rendre compte de leur caractère parfois obscène. Ainsi, tel intellectuel martiniquais vous expliquera que la Martinique et la Barbade sont soeurs car si cette dernière est surnommée "Little England" (petite Angleterre), la première est une "petite France". Ces deux îles seraient donc les plus européanisées de l'archipel au point de ressembler à de véritables miniatures de leurs (ex-) métropoles. Et qui dit européanisées dit, de manière souterraine, "civilisées" ! Il s'agit à d'un cliché qui ne résiste pas à l'analyse, mais qui comme tout cliché, a le malheur d'être persistant dans l'esprit des gens, y compris ceux que l'on pourrait croire assez cultivés pour s'en défier. De toute façon, le cliché est toujours dans la comparaison entre X et Y, chose qui a même donné naissance à une discipline nouvelle au croisement de la littérature, de l'histoire, de la psychologie et de la linguistique, discipline appelée "imagologie". Ce que moi, je tente de faire n'a absolument rien à voir avec cette dernière. Je ne m'intéresse pas de savoir ce qui rassemble ou ce qui sépare la Martinique des autres îles de l'archipel, même si forcément il m’arrivera ici et là de faire référence à certaines d’entre elles, mais en quoi consiste sa spécificité, son identité. Sans aucunement préjuger du caractère de ladite spécificité comme déjà souligné.

Qu'est-ce donc que la Martinique a d'unique?

Je crois que c'est la propension de ses intellectuels à rédiger des manifestes ou des textes programmatiques qui ont vocation non seulement à penser leur île, mais aussi le monde entier. C'est ce qui explique sans doute le nombre considérable d'universités des Etats-Unis, du Canada, d'Angleterre, d'Allemagne, mais aussi de Tunisie, d'Algérie, du Sénégal, du Brésil ou plus loin encore du Japon où sont étudiées la pensée d'Aimé Césaire, celle de Frantz Fanon, celle d'Edouard Glissant et plus récemment, celle de la Créolité. C'est ce qui explique le nombre non moins considérable de traductions des ouvrages de ces différents auteurs et d'ouvrages écrits sur ces derniers. Les auteurs de la Créolité, pour ne parler que d'eux, sont traduits non seulement dans les langues internationales (anglais, espagnol, portugais etc..), mais aussi en grec moderne, en japonais, en hollandais, en italien ou encore en tchèque.

Il est ahurissant de constater qu'une si petite île (1.100 km2) et une si petite population (380.000 habitants) aient pu produire autant d'auteurs et de penseurs internationalement connus. C'est le cas aussi d'Haïti, sauf que le pays de Toussaint-Louverture est dix fois plus grand que la Martinique et est peuplé de plusieurs millions d'habitants. Il existe de par le monde nombre de pays à côté desquels la Martinique est minuscule, voire lilliputienne et dont on a du mal à citer le nom d'un penseur de renommée mondiale. Citons au hasard: l'Indonésie, la Thaïlande ou la Birmanie en Asie ; la Slovénie, la Biélorussie ou la Serbie en Europe ; le Bostwana, la Zambie ou le Kenya en Afrique; le Paraguay, le Panama ou le Salvador en Amérique du Sud.

Soyons clairs: je ne dis pas que ces différents pays ne possèdent pas de penseurs de valeur ou de haut niveau, ce qui serait grotesque, absurde même. Je relève simplement une évidence: ces penseurs n'ont pas réussi à franchir les frontières de leurs pays et à faire connaître mondialement leurs travaux. Désolé, mais je suis incapable de citer le nom d'un penseur d'Azerbaïdjan ou un écrivain du Botswana. Invité en 2001 à Séoul, en Corée du Sud, pour un colloque organisé par la DAESAN FOUNDATION, un organisme gouvernemental qui cherche à promouvoir la culture de ce pays, colloque intitulé "Writing across boundaries: literature and the multicultural world" (Ecrire par-delà les frontières: littérature et multiculturalisme) auquel ont participé Wole Soyinka (Nigeria), Pierre Bourdieu (France), Ismaël Kadaré (Albanie) et bien d'autres, j'ai eu honte de constater que je ne connaissais le nom d'aucun penseur ni même écrivain sud-coréen alors qu'à l'Université coréenne, beaucoup d'étudiants connaissent ou en tout cas ont entendu parler ou bien étudié en cours soit Césaire soit Fanon soit Glissant. Autrement dit, la 8è puissance économique mondiale, la Corée du Sud donc, n'avait jamais réussi à voir l'un des siens s'imposer mondialement au niveau de la pensée. Ce qu'avait réussi la minuscule colonie/département d’outre-mer/néo-colonie qu'est la Martinique!

Cette spécificité programmatique de la Martinique, ce désir des intellectuels de penser tout à la fois leur île et le «Tout-monde» pour reprendre la fameuse expression d’Edouard Glissant, peut paraître démesurément ambitieuse, voire mégalomaniaque. En quoi, effet, «le plus petit canton  de l’Univers», comme l’écrivait joliment Aimé Césaire, aurait-il le droit ou plus exactement serait-il qualifié pour penser le devenir de la planète? Est-ce que sa superficie et sa population insignifiantes ne devraient pas la condamner à plus de modestie et donc à ne réfléchir qu’à sa seule (petite) destinée? En effet, des dizaines de pays plus grands et plus peuplés se sont contentés d’étudier leur situation propre, leurs problèmes à eux, sans se soucier du reste du monde. Or, Césaire pense à l’homme noir de Basse-Pointe, mais aussi à son cousin du Sénégal et même à «l’homme-hindou-de-Calcutta». La Négritude a cherché à déchirer la carte postale martiniquaise, mais tout autant à réveiller les consciences du «monde noir» en son entier. Fanon a cherché à déchirer le masque blanc sous les peaux noires martiniquaises, mais s’est aussi battu pour l’Algérie d’abord, puis pour tous «Les Damnés de la terre». Glissant s’est efforcé de forger dans un premier temps un «Discours antillais» avant de prolonger sa quête en direction de ce qu’il a appelé tour à tour «la Relation», «le Tout-monde» et «la Mondialité». Le mouvement de la Créolité a cherché à énoncer la spécificité d’un archipel où, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, toutes les cultures du monde se sont brassées, mais y a vu dans le même temps une préfiguration du monde actuel dans lequel l’identité multiple est en lutte avec l’identité unique ou « atavique ».

«Discours sur le colonialisme» (Césaire, 1939), «Les damnés de la terre» (Fanon, 1961), «Le Discours antillais» (Glissant, 1981) et «Eloge de la Créolité» (Bernabé-Chamoiseau-Confiant, 1989) sont liés par un fil rouge, celui de la volonté programmatique, à la fois pour leur pays et pour le monde entier, des penseurs martiniquais. Il ne faudrait cependant pas se limiter au XXe siècle car au siècle précédent, on peut trouver à des degrés divers et sous des formes différentes (articles de presse), cela chez des auteurs tant békés que mulâtres, une propension similaire qu’il sera bon d’analyser…

(à suivre)

Commentaires

granpapoo | 03/06/2015 - 16:05 :
Une pensée créole peut-elle est "affluente" d'une autre ? L'interface Martinique / Tout-monde "athée" semble paradoxalement renvoyer à l'urbi et orbi papal et par là même à la pensée "magique", à l'habile prestidigitation grâce à laquelle un village insulaire ou une île vaticane se propose d'incarner le village planétaire ou une île cosmique. Pourtant, nous aurions tort de mépriser ces deux formes de notre identité et de notre universalité car elles sont révélatrices - non de ce qu'elles sont mais - de ce qu'elles devraient être. Lorsque la pensée martiniquaise, si brillante soit-elle, (Honneur à Raphaël ! ), si pertinente soit-elle, se prend pour une pensée "diverselle", autrement dit porteuse en un seul mouvement de la diversité et de l'universalité elle est dé-raisonnable ! La raison, en effet, nous convoque ailleurs : du côté de l'"affluence culturelle". La pensée martiniquaise est-elle capable d'une "affluence" au sein d'une "fluidité" culturelle créole ? Sinon qu'en est-il du combat créole ? Certes, il aura été mené et de belle manière, unanimement saluée, mue par la force nourricière des "Das"...Mais, à terme, il aura été perdu ! ! La pensée haïtienne est-elle notre fleuve ? Oui et non. Car nous n'allons à la mer que par le delta qui connaît trois rives : l'anglaise,la française et la créole. La pensée martiniquaise est-elle capable de contempler ce delta ? ( à suivre )

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