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CREOLISTIQUE : JEAN BERNABE OU LE CHOIX D'UNE VIE (3è partie)

CREOLISTIQUE : JEAN BERNABE OU LE CHOIX D'UNE VIE (3è partie)

    Sur la photo, Jean BERNABE et Raphaël CONFIANT reçoivent, en 1999, un "doctorat honoris causa" de l'Université Autonome de Santo-Domingo (80.000 étudiants), la plus vieille institution universitaire du Nouveau Monde fondée le 28 octobre 1538 (au tout début du 16è siècle donc)...

                                                                                  ***

 

   Nos deux précédents articles consacrés à l'oeuvre monumentale de Jean BERNABE ont peut-être pu donner l'impression qu'il a œuvré seul dans ce domaine complexe qu'est la créolistique, ce qui n'est bien évidemment pas le cas. Avant donc de continuer l'exposé de ses théories et notamment celle qui à trait à la situation diglossique dans nos pays telle qu'elle apparaît dans son ouvrage "FONDAL-NATAL" et dans d'autres ouvrages et articles, il convient de rappeler qu'en dehors de l'université, tant en Martinique qu'en Guadeloupe, des personnes oeuvraient elles aussi à ce qu'on pourrait appeler, paraphrasant Joachim DU BELLAY, la "défense et illustration du créole". Et cela dans au moins quatre domaines à savoir la pédagogie , la littérature, la presse écrite et le militantisme politique, certaines desdites personnes conjuguant d'ailleurs les quatre. C'est ainsi qu'en Guadeloupe, au début des années 80, Hector POULLET et Sylviane TELCHID, enseignants au collège de Capesterre-Belle-Eau, réussissaient à implanter un cours (facultatif) de créole dans leur établissement alors qu'à l'époque la plupart des recteurs y étaient hostiles. Ce cours connut un tel succès qu'il fut reconduit d'année en année, ses deux promoteurs se déplaçant même à la Martinique pour épauler deux de leurs collègues du collège de Basse-Pointe, Yvon BISSOL et Paul BLAMEBLE, qui, eux, dans le milieu de ces mêmes années 80, réussirent à leur tour à instaurer un cours de créole similaire.

   Au plan de la littérature, des poètes comme les Guadeloupéens Sony RUPAIRE (Gran parad ti kou baton, 1970) et Hector POULLET (Pawol an bouch, 1972) déjà nommé, publièrent des textes d'une grande valeur littéraire qui permirent à ce qui était une littérature créolophone balbutiante de prendre son essor, suivis par Max RIPPON, Roger VALY ou encore M'BITAKO. A la Martinique, Raphaël CONFIANT publiait le tout premier roman écrit en créole martiniquais (Jik dèyè do Bondyé, 1979) et des poètes de grand talent tels que MONCHOACHI, Joby BERNABE et plus tard, Terez LEOTIN, Daniel BOUKMAN, ainsi que des prosateurs comme Georges-Henri LEOTIN posaient les bases d'une littérature martiniquaise en langue créole. Ces auteurs déclenchèrent d'ailleurs un mouvement sans précédent d'écriture dans cette langue à compter des années 90 et surtout au tournant du XXIe siècle : Judes DURANTY, JALA, Jean-Marc ROSIER, Romain BELLAY, Roland DAVIDAS, Hughes BARTELERY et bien d'autres. Pour des raisons qui restent à expliciter, c'est en Martinique que l'écriture romanesque connut, et connaît encore, le plus grand développement. 

   Au plan de la presse, le poète MONCHOACHI, à la fin des années 70, lançait dans l'émigration antillaise en France, le tout premier journal martiniquais entièrement en créole, "DJOK", qui, dans les années 80, sera suivi, en Martinique même cette fois, par un autre journal en créole, "GRIF AN TE" animé par Serge DOMI, Serge HARPIN, Térez LEOTIN, Georges-Henri LEOTIN, Raphaël CONFIANT, Daniel DOBAT (Mandibèlè) et d'autres, journal qui dura quatre ans et eut une cinquantaine de numéros. C'est à travers lui d'ailleurs qu'une partie de la population martiniquaise commença à se familiariser avec la graphie du créole établie par Jean BERNABE, graphie qui prendra par la suite le nom de "Graphie GEREC 1". "GRIF AN TE" eut, grâce à l'infatigable Hector POULLET, une déclinaison guadeloupéenne, "DOUVAN-JOU", qui eut une dizaine de numéros. Plus tard, vers la fin des années 80, début des années 90, Raphaël CONFIANT et Lambert-Félix PRUDENT publièrent une déclinaison largement en créole du magazine "ANTILLA" sous le nom d'"ANTILLA-KREYOL", qui, lui aussi, eut une quinzaine de numéros. En Guadeloupe, des journaux comme JOUGWA, puis MAGWA, fondés par Danik ZANDRONIS, faisaient également une large part au créole. Au plan de la presse audiovisuelle, des radios dites "libres" bénéficièrent de la libération des ondes décrétée par François MITTERAND lorsqu'il fut élu président en 1981, radios qui utilisèrent d'emblée le créole et qui, trois décennies plus tard existent encore : RLDM (Radio Lévé-Doubout Matinik) et RADIO APAL (Radio Asé Pléré Annou Lité).

   Ces radios étaient celles d'ailleurs, comme leurs alter ego guadeloupéens (Radio Tanbou etc.), de mouvement politiques nationalistes ou d'extrême-gauche pour lesquels le créole, étant la langue des "masses populaires", devait être l'idiome principal dans lequel il fallait s'adresser ou communiquer avec ces dernières. C'est ainsi que dans les meetings politiques et syndicaux, lors des campagnes électorales, le beau français d'antan, quelque peu ampoulé, céda peu à peu la place au créole, mais, malheureusement sans que les utilisateurs de ce dernier aient une claire conscience du fait que, mise sous le boisseau durant deux siècles et demi, cette langue avait besoin, sérieusement besoin même, d'être confortée, consolidée et remembrée. C'est d'ailleurs à dater de ces années 90 que l'équation "créole = indépendantiste" s'imprima dans l'esprit du grand public.

 

                                                               COMMANDE SOCIALE

 

   On le voit donc, parallèlement à l'énorme travail universitaire (et donc scientifique) réalisé  par Jean BERNABE au sein d'abord du CUAG (Centre Universitaire des Antilles-Guyane), puis de l'UAG (Université des Antilles-Guyane), d'autres acteurs, assez nombreux, s'affairaient sur la scène du créole et de la créolistique. Ce (long) rappel était nécessaire pour avoir une vision claire et panoramique de la situation entre la fin des années 70 et la fin du XXe siècle. Aux pédagogues, écrivains, journalistes et militants politiques, il faut d'ailleurs ajouter les musiciens et chanteurs, notamment les défenseurs du "gwoka" et du "bèlè"(à travers une association comme l'AM4) d'une part et du zouk, qui naissait dans ces années 80 et connaîtrait, avec le groupeKASSAV' notamment et sa formidable chanteuse Jocelyne BEROARD, un succès mondial. Toutes ces personnes ont contribué, à leur niveau, dans leur domaine d'intervention respectif, à la défense du créole, à sa promotion et à sa valorisation. Des chanteurs comme Patrick ST-ELOI, Jocelyne BEROARD, Tanya ST-VAL, Jean-Philippe MARTHELY, Jean-Michel ROTIN et bien d'autres en chantant l'amour en créole, chose plutôt rare jusque-là, ont permis à nombre de gens de se réconcilier avec un idiome qu'on leur avait appris à mépriser. Sans oublier les défenseurs du conte créole et l'association "Kontè sanblé" de Marcel LEBIELLE, Jean-Georges CHALI et Raphaël CONFIANT qui, au milieu des années 80, oeuvra à un véritable renouveau d'une pratique en désuétude parce que plus personne ne décédait à son domicile et que les veillées d'antan ne disposaient plus de leur espace de prédilection. Les fameuses "swaré kont" et autres journées du conte organisées de nos jours par les municipalités sont directement issues de tout ce travail de revalorisation de la parole des "grands maîtres" conteurs, notamment du Morne-des-Esses.

   On comprend mieux maintenant la notion, évoquée dans nos deux précédents articles, de "commande sociale" sous-jacente à tout cet activisme créolitaire du dernier tiers du XXe siècle (années 70-2000), activisme qui fait partie de notre histoire culturelle et qu'il faudra bien que quelqu'un écrive un jour, puisque ces différents acteurs n'avaient pas de rapports ou de contacts directs entre eux. Il ne s'est aucunement agi d'actions concertées : le GEREC de Jean BERNABE n'avait pas de contact avec le groupe KASSAV qui lui-même n'en avait pas avec les journalistes créolophones de GRIF AN TE lesquels n'en avaient pas avec l'AM4 qui n'en avait pas non plus avec KONTE SANBLE et ainsi de suite. Or, tout ce monde travaillait pour la même cause ! Il y avait là indéniablement un mouvement de fond qui dépassait les individus et les groupes, même s'il ne faut pas négliger le talent des uns et des autres dans leurs domaines respectifs.

 

                                                                 L'ANALYSE DE LA DIGLOSSIE

 

   Ce panorama présenté, nécessaire parenthèse pour mieux comprendre les conditions socio-historiques dans lesquelles elle s'est développée, revenons maintenant à l'œuvre de Jean BERNABE et à sa conception de la situation sociolinguistique des Petites Antilles et de la Guyane tel qu'il l'a présentée dans son ouvrage intitulé "FONDAL-NATAL" (1985).  Situation généralement analysée à l'aide du concept de "diglossie" avancé par J. PSICHARI en 1928, remodelé par C. FERGUSON en 1959, dans un article intitulé "DIGLOSSIA" publié dans la revue WORD, puis par J. FISHMAN en 1967. Concept qui décrit les situations dans lesquelles deux langues ou variétés de langue cohabitent de manière inégalitaire au sein d'un même écosystème pour des raisons socio-historiques. Concept repris par les sociolinguistes catalans tels que NINYOLES et occitans tels que Robert LAFONT, dans les années 70, qui vont l'infléchir en présentant les situations diglossiques comme étant conflictuelles et non pas pacifiques grâce à un partage des tâches communicatives comme le présentait FERGUSON.

   En fait, en diglossie (le concept de "bilinguisme" est réservé à l'individu, celui de "diglossie" à la société), il y a une sorte de guerre des langues qui voit la langue "haute" empiéter sans cesse sur le territoire de la langue "basse" et inversement, sauf que cette dernière n'a pas les moyens d'un tel affrontement et qu'au final, elle se fera absorber ou réabsorber par la langue haute. Il y a donc nécessité d'élaborer une "glottopolitique" ou politique des langues forte en faveur de la langue basse si on veut la préserver de la disparition. Il suffit de comparer la Catalogne et le Pays basque espagnols d'un côté et la Catalogne et le Pays basque français de l'autre pour comprendre immédiatement de quoi il s'agit : en terre espagnole, grâce à l'autonomie régionale, des politiques linguistiques déterminées ont pu être enclenchées qui ont permis de stopper l'effritement du basque et le recul du catalan et même à leur donner un nouvel élan alors qu'e terre française où règne un jacobinisme linguistique exacerbé (le français, seule langue de la République Une et Indivisible), rien n'a été fait si bien que ces deux langues y semblent en perdition. Idem pour le Québec où la fameuse Loi 101 a sauvé la langue française du naufrage, loi qui va jusqu'à interdire l'affichage commercial en anglais dans les rues.

   Bien d'autres linguistes et sociolinguistes s'empareront de la notion de diglossie et lui donneront chacun une définition propre. Ce n'es pas ici le lieu d'en parler. Venons-en plutôt à la pierre qu'a apporté Jean BERNABE à cet édifice conceptuel c'est-à-dire l'application qu'il fait de l'analyse diglossique à la situation particulière de la Martinique, de la Guadeloupe et de la Guyane. Cette situation était généralement décrite de deux manières opposées : l'une qui considérait qu'il existait deux langues séparées par un "discontinuum" et donc nettement distinguables ; l'autre qui considérait qu'il y avait un "continuum" entre le créole et le français avec des variétés intermédiaires (dites "mésolectales") importantes. Jean BERNABE, lui, proposera une analyse fondée sur ce qu'il appellera un "double continuum-discontinuum" que l'on peut schématiser comme suit :

 

                                                        FRANCAIS STANDARD

 

                                                          .......continuum........                                                         

 

                                                         FRANCAIS CREOLISE

 

                                              ..............discontinuum....................

 

                                                          CREOLE FRANCISE

 

                                                           .......continuum......

 

                                                           CREOLE BASILECTAL     

 

    Analyse donc beaucoup plus complexe que toutes celles qui l'avaient précédée et qui sera peu à peu acceptée, en dépit des réticences des "mésolectalistes", comme celle qui décrit le mieux la situation sociolinguistique particulière des Petites Antilles et de la Guyane. Analyse qu'il ne nous est pas possible de développer davantage ici et que l'on peut trouver dans les ouvrages de Jean BERNABE ou ses nombreux articles.    

   Toutefois, il est presque impossible d'être un créoliste "natif" et de s'enfermer dans une posture scientifique stricto sensu comme peut le faire le créoliste européen ou américain. Pour le premier, la langue créole ne saurait être un simple cobaye que l'on utilise pour faire une carrière universitaire (encore que tel soit le cas pour certains créolistes natifs, hélas !), mais tout autant un enjeu vital. En effet, le créoliste natif ne peut ignorer que sa langue est menacée et il ne saurait s'enfermer dans sa tour d'ivoire en ne tentant rien pour contrecarrer ladite menace. Jean BERNABE, en plus d'être un linguiste, était par conséquent un défenseur, un militant du créole, mais un militant qui s'appuyait sur des analyses scientifiques, pas un lanceur de slogans creux du genre "Kréyol sé lang a Neg" ou "Kréyol sé lang zanset-nou". J. BERNABE a toujours su allier recherche universitaire et action sur le terrain. C'est ainsi que son analyse de la diglossie, brièvement exposée plus haut, l'amènera à concevoir diverses façons d'entreprendre cette défense et notamment à avancer le concept de "déviance maximale". Ce dernier renvoie au fait que la construction d'une langue créole écrite de plein exercice (ce que BERNABE nomme "la souveraineté scripturale") ne peut se concevoir sans prendre appui sur le créole basilectal, c'est-à-dire la variété qui est la plus éloignée du français. Chacun comprendra, en effet, qu'il n'y a aucun intérêt à utiliser le français créolisé pour ce faire. Sauf que ledit basilecte est problématique et là encore, J. BERNABE innovera en lançant l'idée d'une "compétence à trous" chez le locuteur créolophone. Autrement dit, de part la diglossie et la pression qu'elle exerce sur le locuteur, ce dernier n'aura pas une entière maîtrise des formes syntaxiques et lexicales basilectales. Pour faire simple : untel connaît telle forme syntaxique alors que son frère ou son ami ne la connaît et ces deux derniers connaissent tel lexème que le premier ne connaît pas. Tout ceci conduit à dire que le basilecte est, en fait, virtuel, qu'il faut le construire en additionnant les formes basilectales tans syntaxiques que lexicales et rhétoriques.

 

                                                              FABRIQUER DES CONCEPTS

 

   Arrêtons-nous un instant : "double-continuum-discontinuum", "souveraineté scripturale", "compétence à trous", "déviance maximale" etc... J. BERNABE était un formidable producteur de concepts. Ce n'est pas donné à tout le monde. Même parmi ses plus éminents collègues ou confrères créolistes, on n'en trouve pas beaucoup qui font preuve d'autant d'audace conceptuelle, la plupart se contentant de reprendre, certes avec talent, les concepts forgés par la linguistique et la sociolinguistique euro-américaines. Mais il y a mieux encore : Jean BERNABE savait critiquer ses propres concepts et les affiner ou les remodeler. Ainsi passa-t-il de la "déviance maximale" dans les années 80 à la "déviance optimale" au début du XXIe siècle quand il se rendit compte que la première était quelque peu idéaliste, voire même irréaliste. Dans un tout autre domaine, c'est lui qui, lors de la rédaction de l'ELOGE DE LA CREOLITE (1989) avec Patrick CHAMOISEAU et Raphaël CONFIANT, trouvera la meilleure formulation pour caractériser la défiance (la difficilement compréhensible défiance) d'Aimé CESAIRE à l'égard du créole : "Césaire est un anté-créole", écrira l'ELOGE, et non un anti-créole, manière de dire que le père de la Négritude avait mené l'essentiel de ses réflexions à une époque où la problématique du créole n'était pas encore à l'ordre du jour.

   Linguiste (ses analyses syntaxiques, s'appuyant sur les théories de Noam CHOMSKY, sont beaucoup trop complexes pour pouvoir être schématisées dans un article grand public), sociolinguiste comme on vient de le voir s'agissant de son analyse de la diglossie, lexicologue qui s'est penché sur la néologie en créole, analyste littéraire subtil de notre littérature tant francophone que créolophone, comme nous le verrons dans de prochains articles, Jean BERNABE s'était tourné, à la fin de sa carrière universitaire, vers la fiction. Il publiera ainsi quatre romans : trois aux éditions ECRITURE, à Paris et un aux éditions MEMOIRE D'ENCRIER au Québec. Ces textes littéraires, difficiles, complexes, n'ont pas su trouver leur public au moment de leur parution, mais nul doute qu'avec le temps, cela se produira...(à suivre)

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