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CREOLISTIQUE : JEAN BERNABE OU LE CHOIX D'UNE VIE (2è partie)

CREOLISTIQUE : JEAN BERNABE OU LE CHOIX D'UNE VIE (2è partie)

   Dans la première partie de cet article, nous avons tenté de comprendre comment et pourquoi le Martiniquais Jean BERNABE est devenu, aux Petites Antilles et en Guyane mais également au plan international, l'emblème ("le pape", disent les mauvaises langues) de cette discipline académique appelée "créolistique", plus connue sous le nom de "linguistique du créole".

Discipline beaucoup plus large en fait que la seule linguistique car elle s'appuie en réalité sur toutes les autres sciences humaines, en particulier l'histoire, l'anthropologie,  la sociologie et la psychologie tout en débordant sur les études littéraires et la traductologie. J. BERNABE commence donc son parcours par l'étude comparée de la grammaire de deux dialectes créoles, le guadeloupéen et le martiniquais, cela dans une thèse de doctorat d'Etat de près de 1.500 pages qu'il soutiendra en 1973 et qui sera publiée deux ans plus tard en trois volumes sous le titre de "FONDAL-NATAL. GRAMMAIRE COMPAREE DES CREOLE GUADELOUPEEN ET MARTINIQUAIS". Le lecteur le moins averti notera d'emblée deux choses : d'abord, que le titre de l'ouvrage n'est pas du créole martiniquais, mais du créole haïtien ou en tout cas une construction à partir de l'expression haïtienne "natif-natal" signifiant "autochtone", construction relevant d'une posture néologisante qui n'est pas à négliger non plus comme on le verra plus avant ; ensuite que notre créoliste ne s'est pas attaché à l'étude du seul créole martiniquais, cela parce que J. BERNABE, comme nombre d'autres créolistes martiniquais, contrairement à leurs confrères des autres îles et de la Guyane, est fortement attaché à ce qu'il appelle le "pan-créole". Notion qui relève à la fois de la réflexion scientifique, du positionnement idéologique et du volontarisme linguistique et qu'il importe d'éclaircir dès le départ.

   De la réflexion scientifique parce qu'en "structure profonde", tous les créoles__tout au moins ceux qui font partie d'une même zone parmi les deux qui existent s'agissant des créoles à base lexicale française à savoir l'américaine et l'océanindienne__forment une seule et même langue. En surface, par contre, il y a des différences et quelques problèmes de communication qui feront par exemple qu'un Martiniquais pourra avoir parfois des difficultés à comprendre un Haïtien et inversement. Ce distinguo permet de réaliser à quel point définir une langue est malaisé puisqu'un Français et un Québécois peuvent avoir des difficultés de compréhension alors qu'officiellement ils parlent la même langue tandis qu'un Tchèque et un Slovaque n'en ont aucun alors qu'ils sont censés parler officiellement deux langues différentes. C'est que la définition de ce qu'est une langue n'est pas, aussi bizarre que cela puisse paraître pour le profane, strictement linguistique. Elle est aussi et surtout socio-politique.

   La conception du "pan-créole" relève ensuite du positionnement idéologique parce qu'elle rejette (sauf évidemment pour les études linguistiques stricto sensu) l'appellation restrictive de "martiniquais" ou "langue martiniquaise" tout comme celles de "guadeloupéen/langue guadeloupéenne" ou encore de "haïtien/langue haïtienne" pour désigner l'idiome né de manière "éruptive" (R. Ludwig) entre 1620 et 660-70 et qu'elle privilégie l'appellation rassembleuse de "créole" ou de "langue créole". Idéologiquement, on peut parfaitement faire l'inverse et dire qu'il existe des langues différentes qui ont pour nom le guadeloupéen, le martiniquais, le saint-lucien ou l'haïtien. On mesure ici à quel point, en créolistique, contrairement à la romanistique, la germanistique ou la slavistique, est d'emblée investie de connotations idéologiques. Plus simplement dit : on peut étudier le russe ou l'allemand de manière dépassionnée ou neutre. Ou en tout cas sans être forcé d'adopter un positionnement quelconque. Pareille chose st impossible en créolistique. Ceux d'entre les créolistes qui poussent les hauts cris dès que l'on sort de la linguistique et qu'on a recours à l'histoire, à l'anthropologie, à la sociologie ou à la psychologie pour expliquer tel ou tel phénomène n'ont rien compris à leur discipline et quant à ceux qui veulent tenir à distance toute forme de positionnement idéologique, au nom de la Sciences avec un grand "S", ils sont dans l'approbation de l'impérialisme épistémologique occidental pourtant pointé du doigt par les études postcoloniales et décoloniales depuis pas mois de trois décennies.

   Enfin, la conception "pan-créole" relève d'une sorte de volontarisme linguistique dans la mesure où elle ambitionne de construire une langue écrite commune à tous les dialectes, en tout cas au sein de chacune des deux zones indiquées plus haut. Pour ce faire, elle décloisonne d'abord le lexique en autorisant l'emprunt chez les uns et les autres plutôt qu'au français. Pour prendre un exemple, le scripteur martiniquais préférera emprunter "nofwap" au créole guadeloupéen pour dire "impassible"au lieu de créoliser ce dernier en "enpasib". Elle encourage aussi les emprunts au niveau rhétorique c'est-à-dire, pour aller vite, au niveau des images et des expressions idiomatiques, mais en regrammaticalisant ledit emprunt : si le même scripteur martiniquais emprunte au créole guadeloupéen l'expression "ba fes a'w twa tap" pour dire "se bouger un peu", il doit le rendre selon la syntaxe du martiniquais à savoir "ba fes-ou twa tap". Enfin, au niveau syntaxique, l'emprunt est beaucoup plus risqué, sinon déconseillé comme on vient de le voir dans le dernier exemple donné, mais rien n'empêche les écrivains et surtout les poètes, qui sont des inventeurs de langage, de s'y risquer. C'est bien l'un des rôles principaux des écrivains que de bousculer la langue. On aura bien sûr compris que le "pan-créole" consiste à forger, sur le long terme, une langue créole écrite et non à supprimer ou remplacer les dialectes dans la vie quotidienne. Par analogie, on peut prendre le cas de l'arabe : l'Algérien parle en algérien, le Tunisien en tunisien, l'Egyptien en égyptien ou le Syrien en syrien, mais lorsqu'ils écrivent, ils utilisent une langue commune qui est l'arabe littéraire, dérivé de l'arabe dit "classique".

   Nous avons d'abord insisté sur le "pan-créole" car nombre de personnes hostiles au créole accusent les créolistes de nombrilisme, ce qui peut parfois être le cas, mais qui n'est pas et n'a jamais été celui de Jean BERNABE et de ses collaborateurs du GEREC (Groupe d'Etudes et de Recherches en Espace Créole). Loin d'être nombriliste, la conception "pan-créole" considère la langue créole comme un idiome intercontinental puisque parlé de la Louisiane au sud des Etats-Unis jusqu'au nord du Brésil (où une tribu amérindienne a abandonné sa langue natale pour le créole guyanais) en passant par Haïti, la Guadeloupe, la Dominique, la Martinique, Sainte-Lucie, la Grenade, Trinidad, la péninsule de Paria au Venezuela et la Guyane. Au XIXe siècle, le créole était la langue véhiculaire de cette vaste zone de près de 5.000kms de long et d'ailleurs, la toute première grammaire du créole à base lexicale française a été rédigée par un Trinidadien, John Jacob THOMAS en 1869, à une époque où son île était presque entièrement créolophone. Le siècle suivant, le XXe, a vu le déclin du créole et sa quasi-disparition à Grenade, Trinidad et Venezuela ainsi que son recul à Sainte-Lucie et à la Dominique, mais au XXIe, on assiste à un formidable regain avec l'immigration haïtienne massive à travers toute la Caraïbe. D'ailleurs dans la liste des pays créolophones, il convient d'ajouter Cuba avec 1,5 millions de descendants d'Haïtiens et Santo-Domingo avec 2 millions d'Haïtiens. Et ne parlons même pas des Etats-Unis et du Canada ((en particulier le Québec) où vivent plus de 2 millions d'Haïtiens également. Quand on arrive à l'aéroport de Miami en provenance de la Caraïbe, les annonces par haut-parleurs et les affiches sont en trois langues :  anglais, espagnol et créole. Pas en français ! Quant à la ville de New-York, elle a adopté le créole comme l'une de ses langues officielles. Comment après tout cela faire preuve de nombrilisme et se recroqueviller sur son seul petit créole insulaire et dire "je parle en martiniquais" ou "je parle en guadeloupéen" ?

   Ceci posé, il faut savoir que la grammaire de Jean BERNABE, "FONDAL-NATAL", est la toute première à s'appuyer sur la grammaire générative, théorie linguistique mise au point par l'éminent linguiste nord-américain Noam CHOMSKY, par ailleurs grand pourfendeur de l'impérialisme de son propre pays comme chacun sait. Avant BERNABE, les grammaires du créole s'inspiraient de celles du français, ignorant ce qui est le noyau dur de la syntaxe de cette langue à savoir son système aspectuo-temporel très particulier qui interdit de parler de présent de l'indicatif, d'imparfait, de passé simple, de passé composé etc...Le créole fonctionne sur la base d'un système dit "TMA" (Temps-Mode-Aspect) extrêmement complexe et qu'il est impossible de résumer en quelques lignes. On peut aussi décrire ce système à partir de la linguistique structuraliste telle que l'a développée le linguiste français André MARTINET, ce qu'a fait, pour le créole, Robert DAMOISEAU, germaniste devenu créoliste, membre du GEREC pendant deux décennies. On peut même s'appuyer sur la linguistique de l'énonciation telle que l'a développée quelqu'un comme Antoine CULIOLI. D'une manière générale, dès l'instant où elle ne considère pas le créole comme une langue romane (/latine) et ne plaque pas la grammaire du français sur lui, toute approche est intéressante et souvent fructueuse.

   A côté d'un impressionnant travail de recherche sur la syntaxe, J. BERNABE innovera également au niveau de l'analyse sociolinguistique indispensable à la compréhension du créole. En effet, en 1928, Jean PSICHARI, philologue français d'origine grecque, va lancer le terme de diglossie qui sera repris en 1959 par le linguiste étasunien Charles A. FERGUSON avec son fameux article "DIGLOSSIA" publiée dans la revue "WORD" (vol. 15). On en est venu dès lors à appréhender la situation des pays créolophones comme relevant non pas du bilinguisme, mais de la diglossie. Ces deux termes sont identiques dans leur formation, le premier, "bilinguisme" forgé à partir du latin, le second, "diglossie", forgé, lui, à partir du grec ancien, mais ils ne recouvrent pas du tout la même réalité. La diglossie définit une situation linguistique dans laquelle deux langues cohabitent au sein du même écosystème, mais de manière inégalitaire c'est-à-dire avec une langue dite "haute", réservée aux domaines prestigieux (administration, justice, école etc.) et une langue dite "basse", réservée à la vie quotidienne et aux choses triviales (plaisanteries injures etc.). Cette description par C. FERGUSON sera contestée sur deux points : d'abord, le linguiste étasunien considère qu'il s'agit non pas de deux langues, mais de deux variétés d'une même langue et dans son article fondateur, il prend les exemples du grec ancien et du grec moderne, de l'arabe classique et de l'arabe dialectal, du français et du créole haïtien, analyse qui est juste pour le grec et l'arabe, mais inexacte pour le français et le créole qui, malgré leur proximité lexicale, sont deux langues distinctes ;  ensuite, FERGUSON considère la diglossie comme un système équilibré, stable en tout cas, au sein duquel chaque langue s'ébat tranquillement dans son territoire communicatif sans gêner l'autre, ce qui est également faux car la diglossie est tout au contraire une situation instable, dynamique, évolutive, qui voit chacune des langues tenter régulièrement d'empiéter sur le domaine de l'autre. Après FERGUSON, ce sera au tour d'un autre Etasunien, Joshua FISHMAN, en 1967, de distinguer entre le bilinguisme, phénomène individuel, et la diglossie, phénomène social, distinguant ainsi quatre situations (bilinguisme et diglossie ; bilinguisme sans diglossie ; diglossie sans bilinguisme ; ni bilinguisme ni diglossie).

   Nous ne sommes pas en train de nous éloigner de Jean Bernabé. Ce bref détour était nécessaire afin d'établir la généalogie en quelque sorte de son positionnement scientifique. Il permet de comprendre que le créoliste martiniquais s'inscrit__à compter des années 70 du XXe siècle donc__dans une longue tradition commencée à la fin du XIXe siècle, dans les années 1880 par le linguiste allemand Hugo SCHUCHARDT, considéré comme le fondateur de la créolistique. Discipline d'abord développée par des chercheurs européens et américains, puis, progressivement par des chercheurs "natifs" et cela, tout d'abord en Haïti avec Jules FAINE au début du XXe siècle, puis Pompilus PRADEL au milieu du même siècle. Ainsi donc, pour en revenir à la théorie de la diglossie développée par C. FERGUSON et J. FISHMAN, elle sera remise en question par les sociolinguistes catalans comme NINYOLES et ARACIL et occitans comme Robert LAFFONT, cela dans les années 80, ceux-ci soulignant le fait que la diglossie relève d'une sorte de lutte, voire de guerre des langues. Et qui dit guerre dit forcément victoire de l'un des belligérants, chose qui dans le cas des langues se traduit par la marginalisation, voire la disparition de la langue vaincue suite à un processus nommé "réabsorption par la langue haute". L'occitan, victime de l'ostracisme jacobin depuis la Révolution française et l'Abbé GREGOIRE, était, dans cette fin du XXe siècle, en plus mauvaise posture que le catalan (du moins dans sa partie territorialement espagnole car le catalan dans la partie française a été, lui aussi, sérieusement amoché). Si donc les sociolinguistes catalans ont permis à l'état autonome catalan (la "Generalitat") de poser les bases d'une politique linguistique active et robuste, ce qui a redonné un second souffle à la langue, tel n'a pas été le cas en Occitanie, où, en dépit du CAPES d'occitan et de nombreuses manifestations culturelles, de publications d'ouvrages, d'émissions-radio et télé, la langue semble petit à petit être entrée en agonie. Profitons-en justement pour rappeler que toutes les langues sont mortelles et que seul le maintien du même nom à travers le siècle donne l'illusion qu'il s'agit de la même langue : le grec ancien, celui de Platon et Socrate est mort et ces derniers, s'ils pouvaient revenir à Athènes en ce début du XXIe siècle, ne pourraient même pas demander leur chemin. Un Français vivant au Moyen-âge qui reviendrait aujourd'hui serait exactement dans le même cas. Tout ceci pour dire que s'il faut se battre pour la préservation de sa langue, il faut garder à l'esprit que celle-ci mourra un jour, soit de mort naturelle (comme le grec ancien, le latin ou le français médiéval) soit de mort violente (à cause d'une langue plus puissante amenée par quelque processus de conquête ou de colonisation ou de quelque catastrophe historique comme la destruction des Juifs d'Europe pendant la deuxième guerre mondiale qui a entrainé la mort du yiddish). Défendre le créole, oui, mais en conservant cela à l'esprit.

   Jean BERNABE, s'agissant de ses propres analyses sociolinguistiques développées dans le tome 1 de "FONDAL-NATAL", s'inscrit donc une longue tradition qui part du franco-grec Jean PSICHARI, des Etasuniens C. FERGUSON et Joshua FISHMAN, passe part les sociolinguistes catalans et occitans et en arrive aux créolistes/sociolinguistes, "natifs" ou pas, comme Guy HAZAEL-MASSIEUX, (Guadeloupe) Marie-Christine HAZAEL-MASSIEUX (France), Robert VALDMAN (Etats-Unis) Vinesh HOOKOOMSINH (île Maurice), Lambert-Félix PRUDENT (Martinique), Lawrence CARRINGTON (Trinidad), Morgan DALPHINIS (Sainte-Lucie), Claire LEFEBVRE (Québec), Ralph LUDWIG (Allemagne), Sybille KRIEGEL (Allemagne) et lui-même Jean BERNABE . Ce dernier développera donc une analyse sociolinguistique à la fois originale et sophistiquée qui, s'agissant de la situation particulière des Petites Antilles et de la Guyane, est indépassée à ce jour et que nous présenterons succinctement dans le prochain article...   (à suivre)

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