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CONSTRUIRE UNE OPINION PUBLIQUE EN MARTINIQUE

(1è partie)
CONSTRUIRE UNE OPINION PUBLIQUE EN MARTINIQUE

S’il y a bien une tâche à laquelle les intellectuels martiniquais ont toujours tourné le dos et cela de manière obstinée, c’est bien celle de la construction d’une opinion publique. En effet, la plupart préfèrent frileusement devenir membres de partis politiques ou en être les compagnons de route, un tout petit nombre préférant l’orgueilleuse solitude d’un retrait quasi-total de la vie publique. Or, n’y aurait-il pas une voie médiane entre l’intellectuel encarté et l’intellectuel ermite ?

Et si le vrai rôle de l’intellectuel était justement de rechercher cette voie et de l’approfondir ? Car opiner du chef à tout ce que fait son parti et éviter soigneusement de discuter telle ou telle décision comme le fait l’intellectuel encarté (ou quasi-encarté) ou, à l’inverse, manifester un mépris hautain envers les péripéties du monde politique et vivre sur une sorte d’Olympe, comme le fait l’intellectuel ermite, n’aboutissent qu’à nier la fonction même de l’intellectuel. Chacun sait que le rôle principal de ce dernier est d’adopter un positionnement critique et donc libre face aux événements de quelle que nature qu’ils soient. Seulement cette liberté doit obligatoirement s’adosser à une opinion publique forte pour ne pas se transformer en posture auto-gratifiante, en fuite en avant ou, pire, en oukase sans conséquence.

Il ne faut pas compter sur les partis politiques pour aider à la construction d’une opinion publique quand bien même certains s’en réclament. Un parti se donne pour mission de développer une vision du monde en s’appuyant sur une idéologie particulière, exclusive de toutes les autres, et vise à convaincre le plus grand nombre de la justesse de ses vues. Il n’a aucun intérêt à l’émergence d’un regard critique, autonome et fort, qui risquerait de mettre à nu ses manquements ou ses contradictions. C’est dans cette logique qu’aucun parti politique martiniquais, de la Droite à l’extrême-gauche, ne s’est jamais donné pour tâche de participer à la construction d’une opinion publique dans notre pays. Certains se sont même employés à en combattre l’émergence, coupant ici et là des têtes sans le moindre état d’âme.

Mais, dira-t-on, qu’est-ce donc que l’opinion publique ? Tout d’abord, on doit noter que selon les politologues, cette réalité, impalpable mais bien réelle, n’existerait que dans les pays développés, les pays riches, où les gens ont un niveau d’éducation suffisant pour comprendre les grands enjeux politiques et émettre des avis sensés. Dans les pays du Sud, ils considèrent qu’il n’y a pas d’opinion publique car la majorité de la population est trop occupée à assurer sa survie quotidienne pour avoir le loisir de s’intéresser à d’autres questions. Effectivement, quand on vit avec 1 dollar par jour comme en Haïti ou dans certains pays d’Afrique noire, difficile de se préoccuper de questions comme la liberté de la presse, les droits des homosexuels ou le trou dans la couche d’ozone. Seule exception : ce que ces mêmes politologues occidentaux appellent « la rue arabe ». Expression mi-méprisante mi-craintive, la rue arabe désigne les manifestations spontanées qui éclatent à intervalles réguliers à travers le monde arabe à l’occasion de questions brûlantes : conflits avec Israël ; caricatures du prophète Mahomet etc…L’Occident concède donc à une seule et unique région du sud le fait de posséder une opinion publique, mais il faut bien comprendre que la « rue arabe » est considérée comme une opinion publique sauvage par opposition à l’opinion publique civilisée de la rue européenne ou la rue étasunienne.

Qu’en est-il en Martinique, pays qui du point de vue économique, social et culturel se situe à mi-chemin entre le Nord dit « développé » et le Sud dit « sous-développé » ? Nous possédons un taux de scolarisation à première vue enviable, digne du Nord donc, mais dans le même temps un taux d’abandon scolaire et d’illettrisme digne du Sud. Il y a plus de voitures par tête d’habitant en Martinique qu’en France, mais dans le même temps, il existe une misère cachée presque aussi criante que dans certaines îles voisines. Le pourcentage de routes asphaltées en Martinique est supérieur, proportionnellement parlant, à celui de l’Hexagone, mais le nombre de saisies de véhicules neufs pour cause de défaut de paiement y est dix fois supérieur etc…etc…

Bref, la Martinique vit dans une situation étrange, bizarroïde même, qui en fait une sorte de volcan qui entre en éruption sans crier gare et qui s’apaise ensuite durant des décennies alors même que les causes des diverses éruptions ne sont presque jamais traitées par qui de droit. A situation particulière, mesure particulière : la Martinique doit à la fois éviter l’écueil de l’opinion publique à l’occidentale et de l’absence d’opinion publique comme dans les pays du Sud. Pour l’heure, ce qui lui tient lieu d’opinion publique, c’est la « vox populi », les coups de gueule imbéciles sur les radios ou les SMS tout aussi imbéciles dans l’unique quotidien de l’île. Ou certaines émissions-radio, dite « à antenne ouverte », dans lesquelles se déversent des tonnes d’outrances populacières. Cela rase le plus souvent les caniveaux : ragots, cancans, annonces diffamatoires ou menaces voilées.

En Occident s’est constituée au fil du temps une opinion publique « intellectualiste » : des leaders d’opinion, de grands éditorialistes, des écrivains célèbres, des scientifiques de renom etc…émettent des avis critiques sur tel ou tel sujet du moment, ce qui entraîne des groupes de pression divers, des syndicats ou des associations à réagir et parfois à manifester dans les rues, rendant la situation intenable pour le pouvoir en place. Cette force invisible qu’est l’opinion publique occidentale a le pouvoir de faire démissionner un chef d’état ou un ministre, contraindre un grand patron à faire son mea culpa ou obliger un personnage public (artiste, écrivain, sportif etc.) à revenir sur ses propos. Cela n’existe ni dans le Tiers-monde ni en Martinique. S’agissant de cette dernière, il est évident qu’elle ne peut reproduire le schéma occidental qui est le fruit de siècles de combats intellectuels. Nous ne pouvons pas non plus demeurer dans l’état d’absence d’opinion publique sévissant dans la quasi-totalité des pays du Sud. Alors, il nous faut inventer une forme neuve d’opinion publique !

Il ne s’agit pas de faire preuve de mégalomanie en nous imaginant que nous pourrons réinventer le monde, mais tout simplement de trouver des formes d’action non partisanes mais pleinement engagées, au sens sartrien du terme, qui correspondent à notre situation si particulière de pays n’appartenant ni au Nord riche ni au Sud pauvre ni aux pays émergents. Deux démarches récentes vont à peu près dans ce sens : celle des associations « Tous Créoles » et « Kolé Tet-Kolé Zépol ». Associations qui relèvent de deux positionnements à première vue diamétralement opposés. Mais à première vue seulement car toutes deux cherchent à rassembler tous les Martiniquais sur des bases autres que celles de partis politiques institutionnels. Toutes deux multiplient les conférences et les débats publics, ce qui est une excellente chose dans un pays où les politiciens, de quelque obédience qu’ils soient, n’ont de cesse d’étouffer la pensée libre.

On a parfaitement le droit d’être opposé à l’orientation, jugée trop békée de « Tous Créoles » ou celle, jugée trop gauchiste, de « Kolé Tet-Kolé Zépol », mais ce serait faire preuve de malhonnêteté intellectuelle que de ne pas reconnaître que ces deux associations ouvrent des espaces de discussion inédits dans notre pays. Chez nous, le débat a trop longtemps été accaparé par les partis politiques, les syndicats, les églises ou les groupes de pression plus ou moins occulte. Il faut que cela cesse. Et il faut que les intellectuels, tout en gardant une réserve critique face à ces deux associations, encouragent le fait qu’enfin, on puisse s’exprimer sans être forcément encarté ou affilié à telle ou telle structure institutionnelle. C’est l’unique façon de questionner la langue de bois (de mahogany massif !) de nos politiciens, syndicalistes et autres patrons.

(à suivre)

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