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Césaire en Croatie

Patrice Louis (in "Le fou de Proust")
Césaire en Croatie

   Marcel Proust m’autorisera cette infidélité à trois jours de la finale de la Coupe du monde de football…

   C’est le témoignage pour le moins original sur la Croatie — le pays qui sera opposé à la France— d’un des écrivains qui ont marqué ma vie avant l’auteur d’À la recherche du temps perdu.

   Cette chronique pourrait s’appeler « Un Français noir chez les Croates » ou « Le jour où Césaire a été pris pour le diable » ou encore « De la Martinique à Martiniska, naissance du Cahier »…

   Lors de mes années antillaises, j’ai eu le privilège de rencontrer Aimé Césaire, d’être souvent reçu par lui, de l’interviewer et d’avoir pu beaucoup l’écouter.

   Deux livres en sont nés, A,B,C… ésaire (Ibis Rouge, 2003) et Rencontre avec un nègre fondamental (2004) ; réédité en “poche” sous le titre Conversations avec Aimé Césaire, (2007).

   C’est du second qu’est extraite l’histoire d’un étudiant martiniquais fauché qui, l’été 1935, se retrouve aussi déraciné à Paris qu’un Croate de son âge avec qui il a sympathisé, Petar Guberina :

   Patrice Louis : Ce Yougoslave va vous emmenez en vacances chez lui.

   Aimé Césaire : Oui, tout simplement. Et il m’apprend l’invraisemblable histoire de la Yougoslavie : c’est fantastique ! Moi, je lui apprends un peu de l’histoire des Antilles. Et on devient très copains. Il sait le latin, et nous échangeons des réflexions. Les vacances arrivent : «Tu retournes chez toi ?». Il était de Zagreb, de Dalmatie, et moi des Antilles. Une semaine après, il m’écrit : «Aimé, tu t’emmerdes, maintenant, à Paris, il n’y a personne ; je t’attends à Zagreb tel jour». Il me donne presque le numéro du train. Je me dis : «Il est cinglé. Je connais à peine la France et j’irais en Yougoslavie ?» Il m’écrit de nouveau, et me voilà en Yougoslavie. Je suis ébloui. C’est un pays extraordinaire. Je découvre la côte dalmate, qui me rappelle un peu les falaises du Carbet, une lumière fantastique. Toute la famille m’attend sur le quai. On me donne une chambre à l’étage, j’ouvre la fenêtre, ah ! Je me dis : «Quel paysage ! C’est fantastique ! Pierrot, comment appelles-tu cette île, là ? – Martiniska. – Martiniska ! mais, traduit en français, c’est Saint-Martin : c’est la Martinique !» Je pars pour la Yougoslavie et qu’est-ce que je découvre ? La Martinique, où je n’avais pas mis les pieds depuis cinq ans. Je n’avais pas suffisamment d’argent pour retourner en Martinique, juste assez pour arriver à Martiniska en Yougoslavie ! Le soir même, je m’installe à une table, devant la fenêtre et j’écris : «Cahier d’un retour au pays natal». Autrement dit – c’est presque une fiction –, arrivant en Yougoslavie, je m’imagine arriver à la Martinique… Et c’est ainsi que j’ai commencé à écrire Cahier d’un retour au pays natal. La Yougoslavie est un pays que j’aime beaucoup. J’ai beaucoup sympathisé avec les gens, et, au bout de deux semaines, je baragouinais le yougoslave, pas toujours très bien, mais assez pour me faire comprendre et étonner les gens.

   PL. : Racontez-nous la rencontre avec une dame, sur la route, qui voit un Noir pour la première fois de sa vie.

   A.C. : Pierrot Guberina était très étonné par ma connaissance de l’histoire de son pays. Il ne se rendait pas compte que nous, nous avions eu des cours d’histoire bien supérieurs sur le Moyen-Orient, le Proche-Orient, l’histoire des Serbes, des Croates, de l’Empire, surtout en classe de philo et en première supérieure. Le grand phénomène, c’était l’apparition des nouvelles nations ; tout ça, on nous l’avait bien enseigné, et avec des détails que Pierrot ne connaissait pas, ou avait oublié. En tout cas, ce n’était pas perdu, parce qu’un jour, alors que j’étais allé me promener dans une île – il me semble que c’était en face de Venise, une série d’îles incroyables, un véritable archipel – et que Pierrot était resté dans sa famille, je regarde un peu à droite, à gauche, le paysage et, brusquement, dans une vallée en contrebas, sur la route, je vois une dame qui passe ; une paysanne qui pousse un bourricot chargé. Elle était allée faire ses courses au bourg et revenait avec ses provisions. Elle me voit, me dévisage, complètement sidérée, et je l’entends dire : «Vrag, vrag!» Je savais assez de yougoslave, de croate, pour savoir que, vrag, c’est le diable. (Ça se comprend très bien par ce que vrag, en slave, en russe, c’est l’ennemi ; et qu’on passe très vite de l’idée – c’est ce qui est arrivé en yougoslave – d’ennemi à l’idée plus générale d’ennemi du genre humain, donc le diable : vrag. Alors figurez-vous que le diable a ri, et qu’il a répondu : «Draga sigourno, alika kosna teli ?» (Ma chérie, c’est vrai, qui te l’a dit ?) Alors ce fut une fuite éperdue. Elle a tout lâché, et elle s’est mise à courir… Incroyable ! Elle avait rencontré le diable ; elle avait parlé au diable et le diable lui avait répondu : «Sigourno» (assurément, c’est la vérité).

   Je ne sais si Césaire a raconté cette histoire à Lilan Thuram, l’Antillais qui a mis les deux buts éliminateurs à la Croatie en 1998, mais je dédie cette chronique à Pogba, Umtiti, Kanté, Matuidi, Mbappé en les invitant à être de beaux et bons « vrag » dimanche face aux Croates.

   Parole de proustiste…

   Patrice Louis

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