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Castoriadis, un grand philosophe oublié

Castoriadis, un grand philosophe oublié

Restée étrangement à l’écart de l’institution universitaire, l’œuvre du philosophe français d’origine grecque Cornélius Castoriadis poursuit aujourd’hui son chemin de manière souterraine. La première biographie que lui consacre l’historien de la vie intellectuelle François Dosse révèle la lucidité d’une réflexion politique qui influence de nombreux intellectuels de gauche actuels sur la question de l’autonomie, de l’imaginaire ou de l’émancipation.

Dans le paysage intellectuel français des cinquante dernières années, Cornélius Castoriadis (1922-1997) reste un cas à part. S’il porte le prénom amical d’un vieil éléphant (conseiller de Babar dans le dessin animé), si les sonorités de son nom grec résonnent comme la promesse d’un grand récit épique, si son œuvre prolixe ne cesse d’être lue et relue, si son appartement de la rue Alboni, où fut tourné Le Dernier tango à Paris de Bertolucci, est devenu culte, ce philosophe iconoclaste ne jouit pas du prestige des grandes figures de sa génération (Deleuze, Foucault, Derrida, Bourdieu…). En dépit d’une pensée originale, cinglante, lucide et souvent visionnaire, Castoriadis est toujours resté à l’écart de l’académie universitaire, mais aussi d’une forme de reconnaissance plus large. Eternel marginal, il fut pourtant une figure centrale de la vie intellectuelle française dès les années 50.

C’est cet écart entre sa position dans le champ du savoir et son influence souterraine qu’interroge François Dosse dans la première biographie qui lui est consacrée. A ce mystère d’un déficit de reconnaissance, qu’il partage avec d’autres, s’en ajoute un autre, plus complexe à saisir : l’admiration qu’il suscite depuis les années 1980 auprès d’intellectuels dits "libéraux". Comme Claude Lefort, Pierre Nora, Krzysztof Pomian, François Furet, Jacques Julliard, Bernard Manin, Pierre Manent, Marcel Gauchet, Philippe Raynaud, Luc Ferry, Miguel Abensour, Alain Renault… Tous ces intellectuels, se retrouvèrent à ses côtés sur la question de la critique sans concession du totalitarisme, qui permet de "cimenter une communauté de pensée", analyse François Dosse. Si Castoriadis s’est souvent trouvé en décalage par rapport à la pensée libérale dominante, "il s’inscrit de plain-pied dans ce courant qui met la pensée politique au poste de commande et lui donne une épaisseur à la fois historique et anthropologique".

 

Il fut pourtant, rappelle François Dosse, « l’un des rares intellectuels à résister à la condamnation de la perspective révolutionnaire », contrairement à d’autres (Lefort, Furet…), et à poursuivre coûte que coûte sa réflexion sur la construction de l’autonomie sociale et politique. Et si son œuvre impose aujourd’hui son actualité saisissante, c’est qu’elle permet précisément de "retrouver les voies d’une société plus conviviale, fondée sur l’intensité du lien social et non sur la maximisation du profit". Car il ne faut pas se tromper de perspective sur Castoriadis, dont la critique sévère et pionnière du totalitarisme communiste l’a rallié à certains penseurs conservateurs : il fut avant tout un "révolutionnaire", attaché à la gauche critique, depuis la création de son groupe de pensée "Socialisme ou barbarie" dans les années 50, jusqu’au bout du bout de sa vie. Il en revendiquait le titre, l’horizon, l’impératif. Certes, souligne François Dosse, "si la révolution reste au cœur de sa conception de l’histoire, elle ne correspond pas au schéma du grand soir ou du petit matin de la prise du Palais d’hiver". La révolution ne signifie pour lui "ni guerre civile ni effusion de sang", mais "un changement de certaines institutions centrales de la société par l’activité de la société elle-même". Ce qu’il appelait "l’auto-transformation explicite de la société, condensée dans un temps bref". La révolution n’est pas qu’une césure : elle est surtout l’accélération du projet d’autonomie, sa grande obsession.

Alors que toute une mythologie fera en particulier de l’Internationale situationniste la principale inspiratrice du mouvement de contestation de mai 68, Dosse crédite son mouvement "Socialisme ou barbarie" d’une "influence bien plus grande". Castoriadis fut d’ailleurs le premier à faire écho en France aux événements de Berkeley de 1962, apparue comme une révolte significative de la jeunesse contre l’ordre établi. Avec Edgar Morin et Claude Lefort, il publiera durant l’été 68 La Brèche ; il voyait dans mai 68 l’émergence de potentialités créatives jusque-là contenues par le système. L’ontologie de Castoriadis, comme celle de Deleuze, était une pure "ontologie de l’événement".

«Le réel social-historique est de part en part traversé par le règne de l’événementiel puisque l’instituant ne cesse de faire évoluer l’institué", souligne Dosse.

Toute son œuvre, labyrinthique, inclassable, déploie une réflexion sur la possibilité d’instituer cette autonomie sociale et politique. Dès les années 50, pour définir la société de demain et l’horizon socialiste, Castoriadis théorise cette notion, creuset de sa philosophie : l’autonomie, qui présuppose la capacité des acteurs sociaux de s’autogérer. D’où l’intérêt qu’il porta sur la question de l’auto-organisation, notamment à travers un dialogue fécond avec le biologiste Francisco Varela.

Cette quête de l’autonomie se déplacera simplement dans ses formes et implications au fil de sa réflexion : parti du marxisme, il s’en éloignera au milieu des années 60, pour se rapprocher de Freud. Il s’installe comme psy en 1973.

«Cette appropriation du savoir psychanalytique le conduit à changer d’échelle pour se pencher sur la nature de ce qui se passe au plan individuel ; il interroge le 'je' du désir.»

Il raccroche alors à son système de pensée une autre catégorie décisive : l’imaginaire, magnifiquement déployée dans son grand livre, L’institution imaginaire de la société, paru en 1975. C’est de l’imaginaire que surgit la "dimension instituante créative". Il renverse la proposition freudienne selon laquelle l’imaginaire serait l’expression du désir pour affirmer qu’elle est "la condition même du désir". "Ma visée, c’est que l’on passe d’une culture de la culpabilité à une culture de la responsabilité", s’explique-t-il alors, en insistant sur la part d’autonomie à redonner à la société globale, qui doit "sortir de son hétéronomie, ou à l’individu qui doit être capable de changer sa vie".

Il mesure très bien que cette volonté de changement n’échappe pas à l’inachèvement de sa promesse ; le psychanalyste, comme le pédagogue et le politique (trois métiers "impossibles" disait Freud), sait que l’ambition d’élargir la sphère de l’autonomie de l’individu et de la collectivité est parfois déçue ; mais surtout, cette autonomie n’est pas une fin en soi, elle ne vaut que si elle débouche sur un « faire », sur une pratique concrète. Changer la culture et la politique : ce fut le combat de sa vie, un combat révolutionnaire, dont la dissémination des écrits masque l’extraordinaire cohérence.
Dans les années 80, il s’éleva contre le "présentisme", ce nouveau régime d’historicité théorisé par François Hartog, en estimant qu’un « nouveau rapport au passé suppose de le faire revivre comme nôtre et indépendant de nous, c’est-à-dire d’être capable d’entrer en discussion avec lui tout en acceptant qu’il nous questionne ». Il déplore « la montée de l’insignifiance », à l’unisson du diagnostic de Félix Guattari qui qualifie ces années « d’années d’hiver ». Mais à la différence des intellectuels néo-conservateurs, pétrifiés dans une posture de déploration, Castoriadis reste fidèle à son idéal d’émancipation et à la figure de l’intellectuel critique ; pour lui, il y a toujours du possible. Il s’intéresse alors, de manière visionnaire, à l’impératif écologique, se rapprochant sur ce point d’un autre intellectuel discret et pourtant majeur, Jacques Ellul. Il en appelle à un mode de vie plus frugal, plus approprié au respect de notre environnement, plus approprié aux limites de nos ressources. Cette sensibilité politique à la question environnementale forme l’indice de sa lucidité et de sa capacité à penser pleinement son temps, d’en éclairer les périls, d’en réinventer les utopies. Un peu seul quoique très entouré, un peu marginal quoique très écouté.

Par petites touches, avec un vrai sens du détail et une finesse du trait, François Dosse, le dépeint dans son cadre intime et intellectuel tel un oracle, dont il portait secrètement l’héritage par ses origines grecques. Un sage antique des temps présents, qui ne cessa, toute sa vie, de faire du politique l’objet de la politique, de penser les conditions d’une émancipation collective et individuelle, de « réveiller ses contemporains de leur sommeil politique ».

Jean-Marie Durand

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