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Autour de la différence entre "sa" et "sa a" en créole haïtien (kreyòl)

Hughes Saint-Fort
                    Autour de la différence entre "sa" et "sa a" en créole haïtien (kreyòl)

Je me propose dans cet article de montrer et d’expliquer la différence qui existe entre les morphèmes grammaticaux[1] sa et sa a à l’intérieur du système du créole haïtien (kreyòl). La proximité morphologique et orthographique de ces deux morphèmes peut être à l’origine de la fréquente confusion manifestée non seulement par les locuteurs non créolophones qui s’expriment en créole haïtien, mais aussi par certains locuteurs natifs.

 

Je me propose dans cet article de montrer et d’expliquer la différence qui existe entre les morphèmes grammaticaux[1] sa et sa a à l’intérieur du système du créole haïtien (kreyòl). La proximité morphologique et orthographique de ces deux morphèmes peut être à l’origine de la fréquente confusion manifestée non seulement par les locuteurs non créolophones qui s’expriment en créole haïtien, mais aussi par certains locuteurs natifs.

Dans les quatre phrases ci-dessous, sa en (1) et (3) font partie de la même  classe grammaticale, mais ils ne correspondent pas du tout à sa a en (2) et (4) qui relèvent d’une autre catégorie grammaticale :   

  1. Li toujou fè sa doktè a di l pou l fè (Il a toujours suivi les conseils du médecin)
  2. Pa achte machin sa a (N’achète pas cette voiture)
  3. Ou mèt di sa ou vle (Vous pouvez dire ce que vous voulez)
  4. Kay sa a bèl anpil (Cette maison est très belle)

Cet article portera sur les points suivants : l’origine de ces deux morphèmes grammaticaux : d’où proviennent-ils ? Quel est leur rôle à l’intérieur du système ? Quelle est la nature de ces morphèmes grammaticaux ?  Comment  fonctionnent-ils dans la phrase créole ? Mon  corpus est constitué d’exemples tirés du Haitian Creole-English Bilingual Dictionary (2007) du linguiste franco-américain Albert Valdman, et du dernier livre du linguiste haïtien Renauld Govain Les emprunts du créole haïtien à l’anglais et à l’espagnol (2014) ainsi que de phrases que j’ai fabriquées moi-même, sur la base de ma compétence de locuteur natif du kreyòl.

Origine des morphèmes grammaticaux sa et sa a

Peut-on dire que sa et sa a proviennent des pronoms français ça et cela qui peuvent fonctionner dans la phrase française le plus souvent comme pronom démonstratif ? Par exemple, en français, en tant que pronom démonstratif, cela s’oppose à ceci et désigne ce qui est plus éloigné ; ce qui précède ; ce qu’on oppose à ceci (Le Petit Robert 2011 : 375). En kreyòl cependant, les deux morphèmes sa et sa a révèlent un fonctionnement tout à fait différent.  

Nature des morphèmes sa et sa a en kreyòl

La linguiste canadienne Claire Lefebvre (1998 : 90) distingue deux formes sa et sila et les analyse à l’intérieur d’un paradigme de termes démonstratifs où sila « is used only to point at objects that are far from the speaker, whereas sa is used as a general deictic term to designate objects that are either close to or far from the speaker. » (sila est utilisé seulement pour désigner des objets qui sont éloignés du locuteur, tandis que sa est utilisé comme un terme déictique[2] général pour désigner des objets qui sont soit proches ou éloignés du locuteur. » ) [ma traduction].

Mon analyse est largement différente de celle de Lefebvre. Tout d’abord, j’identifie sa et sa a, et pas sa et sila. Ce n’est pas que ces deux derniers termes soient inconnus dans le système du créole haïtien. Ils existent mais ils ne fonctionnent pas comme Lefebvre les présente, c’est-à-dire à l’intérieur d’un paradigme de termes démonstratifs représentant des traits de proximité ou de non proximité. Lefebvre n’identifie pas sa et sa a comme je le fais.

D’autre part, je perçois sa et sila  comme une variante dialectale (géographique, surtout dans le nord d’Haïti)[3] de sa et sa a.  Mon propre idiolecte ne comporte pas de sila ni de sila a.  Mais, il n’y a pas de doute que ces deux morphèmes existent en kreyòl. Dans mon analyse, les morphèmes grammaticaux sa et sa a n’appartiennent pas à la même catégorie grammaticale. Le morphème sa semble avoir conservé certaines des propriétés du pronom démonstratif français cela. En effet, il peut représenter un élément présent dans le contexte quand cet élément a déjà été évoqué (on parle alors d’anaphore) dans le discours :

Sonje sa m te di w (Rappelle-toi ce que je t’avais dit)

Lè li di m sa, mwen sezi (Quand il me l’a raconté, je fus surpris)

Men sa pwofesè a te di nou an. (Voici ce dont parlait le professeur)

Dans cette dernière phrase, la forme a qui suit l’unité lexicale pwofesè fonctionne en tant que déterminant défini de ce nom. Il n’a aucune relation avec sa. La forme an qui est la nasalisation de a  fonctionne en tant que déterminant de phrase, une particularité qui n’existe pas en français.

Quand cet élément sa va être évoqué plus loin dans le discours, il est alors qualifié de cataphorique, car il annonce) :

Mwen te di w sa. Kounyè a, ou wè kote manti mennen w. (Je te l’avais dit. Tu vois maintenant où tes mensonges t’ont conduit.)   

Dans les exemples ci-dessus, sa ne peut pas être remplacé par sa a car il n’en est pas une variante. On ne peut pas dire : *Sonje sa a m te di w. Ou *Lè li di m sa a, mwen sezi. Ou encore :  

*Men sa a  pwofesè a te di nou an.[4]

En tant que pronom démonstratif, sa peut apparaitre comme la tête d’une proposition relative, comme dans cette phrase :

Mwen mande li sa l t ap fè dèyè pòt la. (Je lui ai demandé ce qu’il faisait derrière la porte).

Pèsonn pa konprann sa Ameriken an t ap di (Govain 2014 : 104) (Personne n’a compris ce que l’Américain disait).   

Sa m wè pou ou, Antwàn Langomye pa wè l (Ce que je vois pour toi, même Antoine Langommier[5] ne peut le prédire).

Le morphème sa fonctionne aussi comme pronom interrogatif. On le trouve dans cette position dans les phrases suivantes :

Sa w ap vin chante m la ? (Qu’est-ce que tu me racontes là ?)

Sa k ap fèt ? (Qu’est-ce qui se passe ?)

Sa misye konprann li ye ? (Il se prend pour qui, ce mec ?)

Le statut du morphème grammatical sa a

Si le morphème grammatical sa fonctionne en créole haïtien comme un pronom démonstratif ou comme un pronom interrogatif (voir plus haut), dans le système du kreyòl, le morphème grammatical sa a fonctionne lui, comme un déterminant démonstratif. Le déterminant est un morphème dont le rôle principal est d’actualiser le nom. Le créole haïtien dispose de déterminants postnominaux et de déterminants prénominaux. C’est dans la catégorie des déterminants postnominaux qu’on relève le déterminant démonstratif sa a. La forme pluriel du déterminant démonstratif sa a est sa yo :

Nèg sa a toujou ap pran pòz esta li (Govain  2014 : 106) (Cet homme se comporte toujours comme une star qu’il n’est pourtant pas).  

Li resi pran yo nan gonm ak kesyon difisil sa a (Valdman 2007 : 272) (Il a réussi à les coincer avec cette question piège.)

Timoun sa yo malen twòp, se ou ki pou pran gouvènay la (Valdman 2007 : 274) (Ces gosses sont trop astucieux, c’est toi qui dois les contrôler).

De zanmore sa yo ap ponmen nan bal la (Valdman 2007 : 573) (Ces deux amoureux dansent très près l’un de l’autre dans le bal). 

Les formes sa et sa a ne contiennent pas des traits de genre et de nombre, comme c’est le cas d’ailleurs de tous les morphèmes créoles.[6]

Parce que l’anglais et le français distinguent deux formes différentes pour exprimer la proximité et l’éloignement (en anglais : this pour la proximité et that  pour l’éloignement ; en français, celui-ci pour la proximité et celui-là pour l’éloignement), certains ont voulu retrouver cette distinction dans le fonctionnement syntaxique du kreyòl. Mais, il n’est pas sûr que cela marche. Ainsi, dans le dialecte de la capitale, Port-au-Prince, il est douteux d’entendre dire :

*Machin ble sa bèl, men machin jòn sa a pi bèl pase li.

Ce qu’on peut entendre, c’est :

Machin ble sa a bèl, men machin jòn sa a pi bèl pase li.

Autrement dit, c’est le déterminant démonstratif sa a qu’on doit employer, pas le pronom démonstratif sa.

En revanche, sa a tout seul peut désigner un des deux termes d’une comparaison de deux objets sans que l’on sache exactement lequel est proche et lequel est éloigné :

Nan de mango yo, m vle sa a (Valdman 2007 : 644)

De ces deux mangues, je veux celle-là [ma traduction].

Lefebvre (2008) ne partage pas l’opinion du linguiste français Chaudenson (1993) présenté généralement comme un superstratiste qui pense que les propriétés des termes démonstratifs du kreyòl sont généralement dérivées des formes démonstratives françaises. Pour elle, « There is no French form with exactly the same properties as the Haitian forms.” (Il n’y a pas de forme française qui possède exactement les mêmes propriétés que les formes du kreyòl) [ma traduction].   Dans l’absolu, cette opinion est recevable. Cependant, en ce qui concerne la discussion des termes déictiques du kreyòl dans leurs rapports avec les formes françaises, il est difficile de partager entièrement l’opinion de Lefebvre qui est, comme on le sait, une substratiste[7] convaincue et qui rapproche la majorité des structures grammaticales du kreyòl de la langue fongbe.

Degraff (2007) rappelle que « the most common demonstrative pronouns are sa ‘that’ and sa a ‘this one/that one’. Sa a (pronounced with a long vowel) is often confused with sa (pronounced with a short vowel), even in the writings of native HA speakers (see Y Dejean 1982, 1999; DeGraff 1999a, 2001a, 2001b, 2002, for methodological and epistemological caveats on this and related matters). (…les pronoms démonstratifs les plus courants sont sa ‘cela’ et sa a (celui-ci/celui-là). Sa a (prononcé avec une voyelle longue) est souvent confondue avec sa (prononcé avec une voyelle courte) même dans les écrits de locuteurs natifs du kreyòl (voir Y. Déjean 1982, 1999 ; DeGraff 1999a, 2001a, 2001b, 2002, pour des mises en garde méthodologiques et épistémologiques sur ce point et d’autres points semblables). [ma traduction].

Le morphème sa a peut se référer à un animé humain. Dans ce cas, il est employé à des fins péjoratives.

Menm sa a konprann li ka prezidan tou (Même celui-là pense qu’il peut aussi être président).

Lekòl la fini vre ! Se sa a yo voye ban nou pou ranplase pwofesè Nicholas ! (Notre école est vraiment tombée en déchéance ! C’est ça qu’on nous a envoyé pour remplacer le professeur Nicholas !).

Dans le dialecte du Nord, les locuteurs emploient les pronoms démonstratifs sila (sila yo) et sila a (sila a yo) pour désigner ce qui est proche par rapport à ce qui est éloigné :

Sila a manje anpil (Ce type mange beaucoup)

Sila yo toujou rive an reta (Ceux-là arrivent toujours en retard)

Di sila ki vini anvan an tann mwen (Valdman 2007 : 666) (Dis à celui qui arrive le premier de m’attendre).

Conclusion

Le paradigme des termes démonstratifs en kreyòl comporte deux groupes : le groupe des déterminants et le groupe des pronoms. Le déterminant démonstratif est sa a pour le singulier et sa yo pour le pluriel. Le déterminant démonstratif est toujours postposé au nom, alors qu’en français, langue lexificatrice du kreyòl, le déterminant démonstratif précède le nom. Le pronom démonstratif sa  désigne une forme qui figure dans le contexte ou dans la situation d’énonciation, ou renvoie à ce qui avait été énoncé auparavant dans le discours. Les locuteurs de la variété du Nord utilisent sila, sila a, sila a yo  sans qu’il y ait une grande différence sémantique par rapport à la variété de la capitale. Cette brève analyse des formes démonstratives en kreyòl  permet d’entrevoir une fois de plus l’originalité de la langue créole se démarquant des conditions dans lesquelles elle a pris naissance. A partir de la langue superstratique (le français, dans le cas du kreyòl) dominante socialement et de plusieurs langues substratiques (plusieurs langues de l’Afrique de l’Ouest au XVIIème siècle) dominées a émergé un nouveau système linguistique construit par le cerveau de l’individu esclave de façon à s’adapter au modèle général de la communauté des nouveaux Haïtiens. C’est ce nouveau système linguistique qui continue toujours à évoluer à la recherche d’un consensus sociétal plutôt que d’une décision minoritaire. 

Hugues Saint-Fort

New York, avril 2015

Références citées

Chaudenson, Robert (1993) De l’hypothèse aux exemples. Un cas de créolisation : selon la formation des systèmes de démonstratifs créoles. Études créoles 19 ; 93-109.

DeGraff, Michel (2007) Kreyòl Ayisyen, or Haitian Creole (‘Creole French’) in Comparative Creole Syntax. Parallel Outlines of 18 Creole Grammars. Edited by John Holm & Peter L. Patrick. Pgs. 101-126.

Govain, Renauld (2014) Les emprunts du créole haïtien à l’anglais et à l’espagnol. Paris: l’Harmattan.

Lefebvre, Claire (1998) Creole genesis and the acquisition of grammar. The case of Haitian Creole. United Kingdom: Cambridge University Press.

Valdman, Albert et alii (2007) Haitian Creole-English Bilingual Dictionary. Creole Institute, Indiana University.   

 




[1] Dans la terminologie linguistique, un morphème est une unité de grammaire plus petite que le mot. C’est la plus petite unité formelle dotée d’un sens. Un morphème grammatical est un morphème doté d’un contenu grammatical. Il  se rapporte à la syntaxe et à la morphologie, et pas au lexique. Le mot français « national », par exemple, se compose de deux morphèmes : l’un « nation » qui est un morphème libre et l’autre « al » qui est un morphème lié. Dans le mot créole « foutbolè », il y a un  morphème libre : ‘foutbòl’ et un morphème lié ‘è’. Dans le mot anglais « cats », il y a un morphème libre « cat » auquel on a ajouté le morphème lié « s » qui indique le pluriel.   

[2] Le terme déictique s’oppose à anaphorique et se réfère à un mot dont la fonction est de « montrer ». Les linguistes et les grammairiens le réservent pour qualifier les démonstratifs ou les présentatifs comme « c’est », « voilà » en français.  

[3] Dans ce dialecte, les locuteurs utilisent sila pour désigner ce qui est proche et sila a  pour désigner ce qui est éloigné.

[4] Rappelons qu’en linguistique la présence d’un astérisque devant un mot ou une phrase indique que ce mot ou cette phrase n’est pas attestée ou qu’elle est agrammaticale. Une phrase agrammaticale est une phrase qui n’est pas conforme aux règles de la grammaire de la langue en question.

[5] Dans la mythologie haïtienne, Antoine Langommier est un personnage fameux qui avait le don de prédire des événements extraordinaires.

[6] Il convient cependant de signaler que certaines fois, dans le cas de certains adjectifs de nationalité qui se rapportent à des personnes, ces adjectifs sont dotés d’une forme masculine et d’une forme féminine. Par ex., le masculin franse devient au féminin fransèz ; le masculin ayisyen devient au féminin ayisyèn…Mais, d’une manière générale, la plupart des mots kreyòl ne changent pas leur forme.

[7] Un substratiste est le terme réservé en créolistique au chercheur qui privilégie le rôle des langues  substratiques dans la formation des langues créoles.  Les langues substratiques sont celles qui étaient parlées par les Africains en Afrique  avant leur arrivée dans le Nouveau Monde ; on parle de langue  superstratique en référence à la langue du colonisateur (le français, l’anglais, l’espagnol…) qui a contribué aussi à la formation d’une langue créole. Dans le cas du créole haïtien, le français est la langue superstratique tandis que les langues substratiques sont celles qui appartiennent aux familles du groupe Kwa et des langues bantou.

 

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