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Ananda Devi: «C'est le pouvoir qui crée les monstres… qu'il soit religieux, politique, économique ou autre»

Ananda Devi: «C'est le pouvoir qui crée les monstres… qu'il soit religieux, politique, économique ou autre»

Le prochain roman d’Ananda Devi – son quatorzième – sortira le 1er septembre chez Grasset. Le rire des déesses nous plonge dans le monde des prostituées de La Ruelle, quartier d’une ville pauvre de l’Inde. Ces femmes utilisées, abusées, violentées, elles que personne n’écoutent, vont sauver une fille de 10 ans des griffes d’un swami. Dans cette interview réalisée par courriel, la romancière nous en dit plus.

Le roman s’ouvre avec la voix intérieure d’une enfant que sa mère n’entend pas parler. Pourquoi avoir choisi la voix de l’enfant – et son regard à travers une fente dans la cloison - pour nous projeter dans le monde de la prostitution ? 
Tout le roman se construit autour de ce personnage d’enfant, qui est à la fois une figure de fragilité, puisque désarmée face à cet univers impitoyable dans lequel elle évolue, et une figure de promesse, puisque le monde de demain sera le sien. Sera-t-elle en mesure de faire face à cet avenir ? Aura-t-elle le même destin bouché, désespéré, broyé que sa mère et les femmes qui l’entourent ? Ou y aura-t-il une possibilité d’un devenir autre, d’un futur qui ne la condamne pas avant même qu’elle ait voix au chapitre? En adoptant ce regard d’enfant, j’espère amener mes lecteurs à se poser les mêmes questions. Comment construisonsnous ce demain déjà compromis ?

La mère de cette enfant est la figure de la femme en colère. Elle n’est pas dans un rapport maternel conventionnel et stéréotypé. Pourtant, elle voudra récupérer l’enfant dont elle n’a pas su s’occuper. C’est votre façon de dire qu’il n’y a pas de mauvaise mère ? 
Non, c’est une façon de dire qu’elle n’est pas «exemplaire», qu’elle a aussi son chemin à faire, son apprentissage à accomplir. Je ne voulais pas écrire un roman manichéen où les femmes sont parfaites et les hommes coupables. Veena est tout sauf une bonne mère, jusqu’à ce que, tout doucement, cet amour éclose sans qu’elle s’en rende compte. Et c’est là qu’elle se rend compte qu’elle a une responsabilité envers cette enfant à laquelle elle n’a même pas voulu donner de nom, de sorte que l’enfant a dû se nommer elle-même en prenant le nom d’une fourmi : Chinti. C’est la réalité dans cet univers où les femmes se battent bien sûr pour leurs enfants, mais ont peu de temps, d’espace et de loisir à consacrer à l’amour instinctif que beaucoup d’entre nous prennent pour acquis. Dans cet univers-là, c’est la survie qui compte.

Vous avez une «spécialité», celle de donner la parole aux marginaux. Dans Le rire des désses, on voit évoluer une «hijra» ou transgenre plus maternelle que la mère biologique de l’enfant. 
Je peux honnêtement vous dire que le personnage de la hijra n’était pas du tout prévu au début du roman. C’est d’ailleurs pour cela qu’on ne la rencontre vraiment qu’à la page 75, en deuxième partie du roman. J’écris d’habitude à la première personne, mais en commençant l’écriture de ce roman, je ne me voyais pas dire «je» pour Chinti ou Veena, je ne voulais pas me contenter de leur unique regard sur cette société si complexe. Mais de plus en plus, je me sentais présente, je faisais des commentaires, j’apportais une vision particulière au récit. D’où venait cette vision ? Et c’est lorsque je me suis mise à peupler la Ruelle (où l’action se passe au début) de tous ceux qui y habitent, avec sa micro-économie, ses visiteurs de passage et son microcosme, que l’idée d’une maison de hijras s’est présentée, car elles font aussi partie de ces marginalisés relégués aux abords de la société. 

À partir de ce moment, de cette idée, le personnage de Sadhana est apparu, et j’ai compris que c’était elle qui racontait, en disant «je». Je me suis alors documentée sur cette communauté ancienne, quasi mythique en Inde, et pourtant condamnée à la mendicité et à la prostitution et à une vie secrète très riche. Cela résonne avec des mouvements mondiaux, mais c’est aussi une autre manière de voir cette société indienne si complexe.

Autre personnage central, celui de Shivnath, le prêtre. Un concentré – à la limite de la caricature – de l’hypocrisie et de l’égo surdimensionné. Ce roman est-ce votre lecture critique des dérives de la pratique religieuse ? 
J’ai créé beaucoup de monstres dans mes livres, mais ici, je ne voulais pas qu’il soit un monstre, mais un homme, tout simplement, avec une vision exagérée de ses propres pouvoirs. Il est surtout un manipulateur très rusé, très malin, mais rien de plus. Donc, un personnage dont le lecteur verrait les ficelles, mais pas les gens autour de lui, sauf les prostituées qui se moquent de lui entre elles. Cela le ramène à sa véritable dimension, ce qui était nécessaire pour ne pas en faire un être plus grand que nature, pour nous faire comprendre qu’il n’est pas tout-puissant. C’est son rôle d’homme religieux qui lui donne des pouvoirs excessifs. 

Comme je l’ai toujours dit, ce sont avant tout des hommes, avec leurs failles et leur nature; les pratiques religieuses qui nous dictent une foi totale, non seulement dans les préceptes religieux, mais également dans ceux qui en sont les intermédiaires, ne nous permettent pas de faire appel à notre jugement, à notre sens du questionnement, du choix éclairé : elles nous condamnent à répéter les mêmes erreurs.

Le méchant, c’est l’homme de Dieu, dans Le rire des déesses. Un résumé simpliste, sans doute, mais en même temps, la mise en garde n’est pas du tout voilée dans ce roman. 
C’est le pouvoir qui crée les monstres... Qu’il soit religieux, politique, économique ou autre. Mais la religion n’est pas démocratique. Soit on y croit, soit on n’y croit pas. Il n’y a pas de questionnement possible. Cette dictature m’est insupportable. Qui a dit qu’une croyance était meilleure que l’autre ? Ce sont toujours les hommes qui dictent, qui écrivent les textes religieux, qui établissent les décrets.

Un homme de Dieu qui enlève une petite fille. Ce que la société accepte pour des raisons religieuses. Le roman punit par le feu le pédophile. La société est-elle assez sur ses gardes et sévère dans ses punitions de tels actes ? 
Non, je ne pense pas qu’elle le soit. Surtout dans un pays comme l’Inde, où les «petits» sont insignifiants et des vies facilement vendues, de sorte que c’est comme si on écrasait une fourmi – d’où le nom de la petite fille. Dans le contexte que je décris, l’homme religieux a tous les droits. On connaît aussi les abus des prêtres catholiques dans certains endroits. Ailleurs, ce sont les plus riches qui ont ces droits absolus, qui sont à l’abri de représailles. Dans les pays où des conflits civils ont lieu, les militaires ont ces mêmes droits. On peut toujours se dire que cela ne nous regarde pas, tant que cela ne nous touche pas directement. Mon roman prend un cas en particulier, et je ne dis pas que tous les hommes religieux soient ainsi. Mais ce que je raconte n’a rien d’inhabituel, au contraire, il y a des choses bien pires qui se passent. Ignorer cela, c’est abandonner les enfants à leur sort.

Vous avez aussi cette phrase dans le roman, en parlant de l’Inde : «dans ce pays où l’homme est la seule vraie religion et les femmes ses adoratrices subjuguées !» Maurice, qui a sa part de sève indienne, a-t-elle su, selon vous, s’éloigner de cette religion-là ? 
Oh, cette phrase peut aussi s’appliquer à d’autres sociétés ! Nous sommes loin d’être égalitaires en matière de droits, d’opportunités, d’écoute, de respect. La tradition fige les gens dans des rôles d’emprunt qu’ils ne remettent pas en question. Cela change tout doucement, trop lentement. Dire que Maurice a fait des progrès signifierait oublier la manière dont les hommes établissent leur propre hiérarchie, la façon dont ils parlent des femmes de pouvoir, le mépris auquel beaucoup de femmes dans tous les contextes professionnels et personnels ont à faire face, le harcèlement constamment tu; mais aussi le silence des femmes, qui, sans être forcément des «adoratrices subjugées», sont d’une certaine manière complices en ne révélant pas les abus, surtout dans le domaine familial, mais aussi professionnel. Parce qu’elles savent ce que signifierait pour elles de telles révélations: comme pour les femmes violées, ce sont le plus souvent elles qui sont mises au pilori.

Une partie du roman se déroule à Bénarès. C’est une ville des morts et des bûchers que vous nous montrez. Ce qui n’est pas sans faire écho, de façon perturbante puisqu’écrit bien avant les images d’actualité de bûchers sans fin d’une Inde asphyxiée par la Covid-19. 
Oui, en voyant ces images de bûchers allumés sur des parkings, cet embrasement qui nous laisse sans voix, j’ai pensé au début de mon roman, et comment il y avait là une sorte d’écho. On a l’impression d’un monde qui se délite, et pourtant, les grosses fortunes continuent de s’enrichir. Le système économique mondial a démontré ses failles et ses dangers, mais nous continuons à vivre sans réfléchir à la façon de changer les choses en profondeur. 

Je suis aussi coupable d’enrichir Amazon, Netflix, Google, les multinationales, les compagnies pharmaceutiques. Comment faire marche arrière? Est-ce seulement possible ? Mais il faut y réfléchir. Les gouvernements sont impuissants face à eux. Certains tentent de lutter, mais comment développer un vaccin qui n’enrichisse pas Big Pharma ? On en a besoin. Boycotter Amazon, c’est possible, mais pendant le confinement, on pouvait tout commander chez eux. En attendant, Bezos gaspille son argent dans la construction de navettes spatiales. Quand la vie sur terre sera intenable, il sera le premier à déguerpir ! Je n’ai pas de solution, mais je pense qu’on doit y réfléchir.

Le titre du roman c’est pour dire que même au fin fond du désespoir, il reste cette faculté humaine de rire. Que c’est cela qui va nous sauver, nous «reconstruire» ? 
Oui, car cette faculté est en elle-même une forme de résistance. Je ne voulais pas faire un constat d’impuissance. Je ne voulais pas clore le livre sur la tragédie et dire que c’est ainsi, on n’y peut rien. Je voulais qu’il y ait un espoir à la fin, que ces femmes unies pouvaient lutter, pouvaient tenter d’offrir à Chinti un autre avenir. Face au silence des dieux et des hommes, il nous faut ce rire des déesses et des femmes.

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