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Alaa Al Aswany : « Personne ne peut arrêter une révolution »

Alaa Al Aswany : « Personne ne peut arrêter une révolution »

Depuis «L’Immeuble Yacoubian» sorti en 2002, Alaa Al Aswany est devenu l’écrivain égyptien le plus emblématique d’une Egypte, et plus largement d’un « monde arabe » traversé de mouvements contradictoires. Comparé parfois à Naguib Mahfouz, l’auteur sort un nouveau roman, « J’ai couru vers le Nil » (Actes Sud).

Comment raconte-t-on une révolution ? Comment dire l’histoire humaine linéaire qui soudain tangue, vibre et tend vers l’incertain ? Comment dire les hommes et les femmes qui se saisissent de leur destin, le plient à pleines mains pour en forger une vie ? Quels mots faut-il trouver pour dire la révolution ? Ceux puisés à la flamme d’une épopée, à l’ombre d’une élégie, à la résignation d’une tragédie ?

La comédie humaine cairote

C’est dans la Comédie humaine qu’Alaa Al Aswany a choisi d’aller chercher ses mots pour décrire la Révolution égyptienne. Dans la satire aussi, légère et l’ironie profonde. Son roman balzacien dresse le tableau d’une société égyptienne de faux semblants et de vraies hypocrisies. La religion y est fard épais, la piété y est oripeaux dont on se vêt pour briller ou avancer dans la société, la courtoisie y est un manteau léger qui laisse passer blasphèmes et mépris social. On songe également aux comédies de Molière : Tartuffe et Alceste égyptiens y promènent aussi leur hypocrisie et leur misanthropie : « J’ai pensé à Molière, notamment les fourberies de Scapin. L’aspect satirique de son théâtre m’a beaucoup influencé pour décrire quelques personnages. J’y décris, c’est vrai, pas mal de tartuffes. Je lis la littérature en quatre langues : arabe, français, espagnol et anglais. J’ai été élève au Lycée français du Caire et y ai étudié la grande littérature française. Je trouve cette influence française dans mon écriture, de Balzac à la Fontaine », explique Al Aswany à Ehko.

Ecriture féroce d’Al Aswany, l’air de rien, par petites touches délicates d’ironie, qui décrit d’emblée la journée type du tout-puissant général Ahmed Alouani, réglée comme du papier à musique. Bon époux, bon père, scrupuleux dans ses prières, humble croyant. Mais tous les matins, après la prière, le film pornographique, « l’hommage licite » à sa femme, il se rend à son bureau de l’Organisation, mystérieuse structure au sein du pouvoir, Etat profond égyptien qu’il dirige. Là, il fait torturer sans ombre de conscience, persuadé qu’obéir aux hommes qui dirigent le pays c’est aussi obéir à Dieu. Puis il y a aussi le Cheikh Chamel, dont les prêches sont si prisés par l’élite militaire, médiatique, économique du pays. La théodicée qu’il clame porte aussi une sociodicée étouffante, la révolte contre le despotisme ramenée à une rébellion contre Dieu.

Mais comment écrire avec ironie une société égyptienne qui semble si étouffante et violente sous des dehors policés ? Comment rire de cela, même si c’est pour mieux « châtier les mœurs » ? « Je n’ai jamais décidé d’écrire des comédies mais ce style s’est imposé à moi compte tenu du réel. La réalité est si contradictoire qu’à un moment il ne reste que le rire. La contradiction entre quelqu’un qui se présente comme très religieux et son comportement devient si choquante que je ne peux que le dire ».

« Pourquoi écrivez-vous ? » est la question qui monte aux lèvres, tant Al Aswany semble être un romancier né, naturel. Sa prose court, structurée et pourtant sinueuse, conteur génial du geste humain et entomologiste précis du fait social. « J’écris car j’ai quelque chose à dire, un monde de romancier, un monde intérieur ; j’écris pour transmettre mon monde aux autres. J’écris parce que je ne suis pas d’accord. Si on est d’accord avec le monde dans lequel on vit, pourquoi écrire ? J’essaie de construire un autre monde qui serait significatif pour les lecteurs et leur donne l’envie de vivre autre chose ».

Pour cela pas de recette, mais une « formule magique », celle qui le fait camper des personnages vivants, ossature précise et chair dense.  Qu’il livre la vision du monde d’un militaire ou celle d’une jeune femme amoureuse, l’auteur est juste, la note du vrai se tient, harmonieuse et romanesque « La formule du roman est Fiction = réalité + imagination. J’ai toujours trouvé mon inspiration dans des gens que j’ai connus ou rencontrés. Mais je ne me contente pas de les décrire ou recopier leur façon d’être. J’utilise aussi mon imaginaire pour modifier les personnes pour qu’elles deviennent des personnages imaginaires. Parfois, mais cela est très rare, il est possible de rencontrer une personne qui est à elle seule un personnage imaginaire. Ce qui compte pour moi, et c’est l’étape la plus importante de l’écriture, est que les personnages soient vivants. Que je sente à un moment donné qu’ils sont prêts, que je crois moi-même qu’ils sont là. Je n’ai jamais commencé un roman avant de sentir que les personnages sont autour de moi ».

Un chœur égyptien

La ronde des personnages se succède, chorégraphiée avec aisance par l’auteur démiurge, au travers des artères et ruelles du Caire révolutionnaire. Il y a Dania, la fille chérie du général Alouani et qui a pour camarade d’études Khaled. Khaled est l’étudiant révolutionnaire qui sera tué par un militaire sur la place Tahrir, mais il est surtout le fils de Madani, chauffeur d’Issam. Madani se rompra à cette mort, touchant du doigt toute l’ignominie de la justice humaine. Issam, lui, est un ancien communiste revenu de tout idéal et devenu le dirigeant d’une entreprise qui exploite ses ouvriers. Issam dont l’arriviste « épouse de droit coutumier »  gravit les échelons sociaux à coup de mariage « licites »  et manœuvres sexuelles. Prostitution pieuse qu’elle pratique sans que le Cheikh Chamel, directeur de conscience accommodant, n’y trouve à redire. Elle finira présentatrice pour la chaine de TV officielle lancée par le général Alouani pour calomnier les jeunes de la place Tahrir. Issam protège aussi l’idéaliste Mazen, fils d’un opposant de ses amis qui n’a jamais renoncé à libérer le peuple égyptien. Mazen aime Asma, jeune enseignante que rongent la cupidité et l’hypocrisie de certains, et qui sera sauvée sur la place Tahrir par le copte Achraf. Acteur raté, Achraf deviendra à son tour un révolutionnaire engagé. Puis il y a Le Caire qui gronde, ville en déconstruction constante, qui se cabre et se rompt avant de plier à nouveau.

Rondes des êtres humains, rondes de la foule, tournis de l’écriture d’Al Aswany qui laisse étourdi parfois par les entrelacs de vie précis et harmonieux. D’autres personnages gravitent autour de ce noyau principal, qui ajoutent à la densité du roman. Tous les êtres qui peuplent ce roman sont à la fois archétypaux ( jamais caricaturaux) et parfaitement saisis dans leur singularité par le romancier « L’être humain est trop compliqué et on ne peut résumer une personne ou un personnage en le ou la réduisant à un seul aspect. Mais en même temps la nature humaine est la même partout. Un écrivain qui aura imaginé un personnage archétypal peut voir sa création résonner dans d’autres œuvres, à d’autres époques. Pas parce que c’est là une inspiration mais parce que la nature humaine est la commune inspiration ».

Une forme polyphonique qui donne à l’écriture de l’écrivain une pluralité de styles étonnante : comédie grinçante, froide description, incandescentes lettres d’amour et de ferveur révolutionnaires, portrait au style proche de La Bruyère. Mais Al Aswany se défend d’avoir choisi sciemment toute forme : « Le romancier ne discute pas et ne décide pas de la forme de son roman. Le roman qui s’écrit est presque comme une histoire d’amour. Le romancier est motivé par ses sentiments et son inspiration et il ne discute pas de la forme que cela prend. A la limite, c’est le roman s’écrivant qui décide de la forme. Si on est d’accord sur le fait que le roman est une vie de papier, qui est plus profonde et plus significative, plus belle que notre vie quotidienne. Mais de toute façon, notre vie à chacun est compliquée et on ne peut résumer sa propre vie, la dire avec une seule voix. La vie est aussi polyphonique ».

Al Aswany est toujours dentiste, son cabinet cairote est resté ouvert. Le romancier sait que son métier lui permet d’être au cœur de la société cairote, formidable source humaine à laquelle il vient nourrir son œuvre « Cela a été très utile d’être dentiste. Cela m’a donné d’abord mon indépendance, je n’ai jamais été payé par le gouvernement égyptien. Être dentiste permet de côtoyer des gens très différents, ce qui s’est avéré très utile pour l’écriture. Par exemple, dans ce roman, je décris une usine de ciment. Or j’ai travaillé comme dentiste dans une pareille usine. J’y étais très mal payé. Mais j’y suis resté 6 ans, car je savais que j’y trouverai une riche expérience ».

Révolution et contre-révolution

Al Aswany décrit un pays où la dictature militaire utilise la religion comme corset social. Un pays où le vrai Etat est l’ « Organisation » architecturée autour de l’armée et de la police. Dans une scène étonnante, il décrit la réunion d’urgence que tient cette organisation, avec stars de la télé, du sport, du cinéma, hommes d’affaires, cheikhs en vue, militaires. Toute une élite qui voit d’un très mauvais œil la révolte populaire. Chacun ira de sa contribution contre-révolutionnaire : à la télévision, les émissions où des témoins anonymes et des « repentis » de la place Tahrir viennent raconter comment ils ont été achetés par l’étranger (Etats-Unis et Israël) pour déstabiliser le pays. « Tout ce que j’ai écrit a été inspiré par des événements réels. Là encore, j’ai utilisé l’imagination pour présenter la scène de façon plus significative. Il y a toujours à la base un évènement réel. Juste après la Révolution, l’Etat profond a reculé un peu et on a publié dans les journaux égyptiens cette histoire qui portait sur cette organisation secrète égyptienne comportant de hauts cadres de l’armée et du ministère de l’Intérieur. C’est cette organisation secrète qui aurait donné les ordres d’ouvrir les prisons et de libérer les criminels qui devaient terroriser les manifestants, la société égyptienne et punir les révolutionnaires. Cet Etat profond s’est réorganisé ensuite et a entrepris la contre-révolution ».

Mais qui était Al Aswany en 2011 ? Etait-il Achraf, l’acteur copte qui redécouvre place Tahrir la liberté de rompre avec les remparts religieux et sociaux ? Refusant désormais de se résigner, Achraf sera de la Révolution aux côtés de sa maîtresse musulmane, Akram, jusqu’alors sa simple domestique. Ou le romancier était-il Mazen, le jeune ingénieur idéaliste qui organise le blocus de l’usine de ciment où il travaille ? Ou peut-être est-il devenu Issam, le directeur de cette usine, ancien communiste, torturé et violé lors d’une précédente révolution et qui en a gardé un mépris pour le peuple qu’il juge incapable de se révolter ?

Mais peut-être qu’Al Aswany est aussi devenu Asma, la jeune enseignante, si vibrante d’idéalisme puis accablée par l’apathie de son peuple ? « Tous ces personnages existent en moi. J’étais en 2011 à la place Tahrir dès le commencement. J’ai fait mon devoir. J’organisais une conférence de presse chaque jour à 13h à mon cabinet dentaire. Je le faisais pour la presse occidentale. Ces journalistes venaient m’écouter car je voulais présenter la vérité, ce que ne faisaient pas les autorités égyptiennes qui mentaient. J’ai fait aussi mon devoir comme écrivain ; je ne le faisais pas comme politique, mais comme écrivain. En tant que tel, je dois défendre la Révolution ».

Son livre est interdit dans son pays, mais arrête-t-on vraiment un livre désormais ? « La mentalité de la sécurité égyptienne date des années 40. Ils croient pouvoir encore empêcher un roman. Le roman est très bien lu en Egypte, sous le manteau, sur Internet. Je reçois des retours très positifs. Mais ils vivent dans une bulle et pensent qu’en l’interdisant, personne ne le lira. Seuls le Liban, le Maroc et la Tunisie l’ont autorisé. Il est interdit partout dans le monde arabe. Le Liban a toujours eu cette tradition d’une ouverture réelle. Cette maison d’édition libanaise a publié aussi les romans interdits de Mahfouz. Dans certains pays qui sont en alliance avec le régime égyptien et d’autres où les islamistes ont une influence énorme, le roman est interdit. Les islamistes n’aiment pas trop se roman car on y découvre comment les Frères musulmans ont trahi la Révolution dès le début avec leur alliance avec les militaires, pour arriver au pouvoir ».

En effet, personne n’est épargné par Al Aswany, pas même le « guide de la confrérie » qu’il décrit en accointance avec les militaires, échanges de bons procédés qui se finit par une prière en commun.

« Les idées volent et restent libres » 

La force du roman d’Al Aswany tient évidemment à des réflexions qui dépassent la seule Egypte : la liberté, le poids social, la religion instrumentalisée, les hommes qui font l’histoire sans savoir quelle histoire ils font précisément, selon l’intuition de Marx. « Ce qui est dit de la société égyptienne vaut aussi pour d’autres pays arabes. Dès L’immeuble Yacoubian, j’ai reçu des messages de lecteurs arabes qui disaient ‘’vous avez décrit ce qui se passe dans mon pays ‘’. Cela ne m’étonne pas car nous avons les mêmes problèmes. Corruption, dictature, tabous autour de la femme ».

Qu’est-ce qui le protège dans son pays alors qu’il dévoile tant de choses de son pays, critique féroce mais surtout talentueux des autorités de son pays et de la société égyptienne « Rien. Je n’ai pas été arrêté mais je suis interdit de publication dans mon pays. On tente de salir aussi mon image publique en m’accusant d’être un traître, un agent étranger. Chaque fois que je voyage, on me garde à l’aéroport du Caire deux heures pour me questionner. Même ma famille est touchée ; ma fille a eu un souci, ils ont fabriqué un accident de rue. Si à la fin elle n’a pas été mise en prison, on a vécu 3 mois avec beaucoup de difficultés, surtout pour mon épouse. La situation est devenue très difficile pour moi. La plupart de mes amis sont en prison, mais on met tout le monde en prison désormais. Il suffit d’avoir une autre opinion que l’officielle ou de critiquer Al Sissi pour aller en prison. La situation est pire que jamais en Egypte pour les droits de l’homme. J’accepte des invitations pour enseigner la littérature dans des universités américaines. Je reste un peu loin de ce qui s’y passe mais je n’ai pas quitté l’Egypte ».

Le livre se finit par une lettre poignante d’Asma à son amoureux Mazen. Elle qui avait toujours résisté à l’émigration dans les pays du Golfe, finit par fuir vers la Grande-Bretagne. Arrêtée place Tahrir, elle avait été frappée, s’était vue imposer un « test de virginité » [NDLR. Durant la Révolution, les forces de sécurité pouvaient imposer un examen médical aux femmes pour attester de leur virginité. Des photographies de leurs parties intimes ont été prises, d’après notamment Samira Ibrahim, militante qui s’est battue juridiquement contre cette pratique. Le maréchal Al Sissi avait répondu que le but était de protéger les manifestantes et leur honneur.] avant d’être agressée sexuellement par un jeune soldat en larmes, obligé d’obéir à des ordres orduriers. Asma, tout comme Issam 30 ans plus tôt, conclut à l’impossibilité de libérer le peuple égyptien qui se contente du « comme si » : les apparences politiques, religieuses et sociales.

Mais est-ce que la Révolution était aussi « comme si » ? « Pas du tout. Cela a été une vraie révolution. Les opinions des personnages ne sont pas les miennes. Chaque personnage parle de lui-même. Je ne suis pas d’accord forcément avec ce qu’ils disent. Autre chose, je n’écris pas pour exposer mes propres opinions. Je les mets dans mes articles ».

Alors quoi, sept ans après la révolution ? Sept ans, l’âge de raison pour l’homme, l’âge de la déraison pour une société égyptienne figée dans la contre-révolution toute entière incarnée par le Maréchal Al Sissi. La révolution est-elle morte ? Couve-t-elle encore sous la cendre et la poussière de la place Tahrir, du massacre de Maspero, des prisons engorgées d’opposants ? « Personne ne peut arrêter une révolution ; c’est la leçon de l’histoire. Elle continuera avec les barrières, les emprisonnements. Elle continuera car c’est la nature de la révolution. Il est impossible de retourner à l’état antérieur. C’est la leçon de la révolution française. Je suis optimiste mais je suis sûr que la révolution l’emportera car le futur est de notre côté. On peut tuer les gens, la contre-révolution l’a fait et le fait toujours, mais on ne peut pas tuer les rêves, les idées. C’est impossible. On peut mettre les gens en prison, mais on ne peut mettre les idées en prison. Même si on met les révolutionnaires en prison, qu’on les torture, qu’on les calomnie, les idées volent et restent libres ».

Post-scriptum: 
L'écrivain égyptien sur la place Tahrir, le 12 août 2011. Lilian Wagdy.

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