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ABDERRAHMANE MOUSSAOUI, ANTHROPOLOGUE A REPORTERS : «UN PATRIMOINE NE SE PRESERVE QUE S’IL EST PORTE PAR DES HERITIERS FIERS DE LEUR HERITAGE»

par Sara Kharfi http://reporters-dz.com/
ABDERRAHMANE MOUSSAOUI, ANTHROPOLOGUE A REPORTERS : «UN PATRIMOINE NE SE PRESERVE QUE S’IL EST PORTE PAR DES HERITIERS FIERS DE LEUR HERITAGE»

Chercheur et professeur en anthropologie (université Lyon 2 – Lumière), Abderrahmane Moussaoui a présenté à Béchar, lors de la 10e édition du Festival culturel national de la musique diwane (du 2 au 6 septembre), une communication intitulée «Les mélodies du Sahara au rythme des caravanes». Dans cet entretien, il revient sur les grands thèmes de sa conférence « Caravane, espace et mélodies », et évoque également la préservation du patrimoine, le rôle des festivals, le rapport à l’espace, au corps et au sacré dans le diwane.

Reporters : Vous avez présenté, lors du Festival national de la musique diwane de Béchar, une communication intitulée «Les mé- lodies du Sahara au rythme de la caravane», où vous avez notamment souligné que le Sahara était un espace de «jonction» des cultures, des populations… De quoi et de qui la caravane était-elle porteuse ?

Abderrahmane Moussaoui : Les immensités sahariennes partagent l’Afrique en deux parties : le Maghreb actuel, ou l’Afrique du Nord de jadis, et l’Afrique subsaharienne, dite Afrique noire. Toutefois, au lieu de former une barrière, ces territoires sahariens ont constitué des sortes d’arrière- pays. Malgré les obstacles naturels, le Sahara n’a jamais été une frontière infranchissable, mais plutôt un espace charnière que l’homme, dont la pré- sence est attestée depuis des millénaires, n’a jamais cessé d’arpenter. Bravant la rigueur du climat avec ses amplitudes thermiques (annuelles et journalières) et ses vents de sable légendaires, les hommes et leurs montures ont battu, à travers les siècles et sans discontinuer, ces sols d’ablation appelés hamadas et regs qui s’étalent à perte de vue. Ils se sont aménagé des couloirs dans ces massifs dunaires qui couvrent un cinquième de la superfi - cie du Sahara. Les peintures rupestres témoignent d’une présence humaine contemporaine des périodes humides du Sahara ; mais d’autres traces attestent qu’après les oscillations climatiques qui ont asséché le Sahara, ce désert n’a pas cessé d’être habité. Les caravanes ont continué à le sillonner, reliant pendant des centaines d’années les oasis entre elles et avec les zones de pâturage, entretenant ainsi, une relation continue entre ces espaces sahariens et les zones qui les délimitent : le Maghreb au nord et le Sahel au sud.

Quel a été le rôle de la caravane (donc de l’histoire) dans le métissage ? Et qu’implique aujourd’hui sa disparition réelle dans de nombreux territoires sahariens et annoncée dans d’autres ?

Le peuplement primitif semble avoir été un peuplement de chasseurs bien servi par une faune sauvage de type équatoriale comme en témoignent les gravures rupestres et les peintures dites pré-pastorales ou pré-bovidiennes qui jalonnent le Sahara. Les gravures découvertes représentent des éléphants, des rhinocéros, des antilopes, des girafes et des hippopotames, une faune ne pouvant être le simple produit de l’imagination de ceux qui ont gravé l’image de ces animaux avec une justesse stupéfi ante aussi bien du point de vue de la physionomie générale que des proportions. C’est l’époque du Sahara humide. Le desséchement qu’il connaîtra par la suite constitue un événement important dans l’histoire climatique et l’histoire tout court du Sahara. Il provoquera un déplacement est-ouest des habitants du Sahara central qui iront peupler le Sahara occidental représenté actuellement par le Touat-Gourara-Tidikelt. Cette zone aurait donc connu une vague de migrations vers 2000 avant notre ère ; vague, qui aurait consolidé son peuplement originel si l’on croit les historiens du Sahara. Toujours en relation avec l’humidité du Sahara, le peuplement de cette région, suite au desséchement, aurait été coupé de ce qui s’appellera plus tard l’Afrique du Nord, l’actuel Maghreb du Nord, pour se rattacher aux zones soudanaises. Des hypothèses de cohabitation symbiotiques de nomades blancs méditerranéens avec des populations noires au cours du néolithique humide corroborent la thèse de l’existence d’un nomadisme dès le 1er millénaire av. J.-C. Les informations attestées par une cartographie dressée par R. Maunay défi nissent une «route des chars», preuve tangible des contacts anciens entre la partie occidentale du Maghreb actuel et le fl euve du Niger. Après la colonisation romaine de l’Afrique du Nord, le Sahara va connaître une fréquentation, mais très irrégulière et fort conjoncturelle, obéissant à la loi des offensives et des contre-offensives dont l’enjeu principal est le limes, appelé souvent l’Afrique utile. Cet état de fait durera jusqu’au début de l’islamisation du Maghreb occidental, c’est-à-dire du Ier au VIIe siècle. Les hostilités exacerbées à partir du IVe siècle entre les Berbè- res du Maghreb occidental et Rome vont instaurer un nomadisme beaucoup plus soutenu au Sahara. Il est aisé alors d’imaginer les brassages et les métissages que peuvent engendrer ces mobilités contraintes. Le commerce caravanier de l’époque islamique peut être divisé en deux périodes. Une première période qui va du VIIIe au XVe siècle, lorsque le commerce esclavagiste était la règle dans un Sahara transformé en lieu de transit et, ses oasis, en ports et comptoirs pour un commerce à longue distance. In Salah, Bouda, Timimoun, etc. ont été, en effet, des places de commerce, des sortes de ports comme l’étaient au nord Tahert ou Tlemcen plus tard. La seconde période est celle d’un commerce caravanier où les Noirs, acquis ou razziés, achetés et vendus, avaient perdu leur importance, tout comme l’or d’ailleurs. C’est cette seconde forme de commerce caravanier que la colonisation française rencontre lors de la conquête du Sahara. Pour des raisons sécuritaires, elle mettra suffi samment d’entraves à ce commerce qui fi nira par porter le coup d’escouade à la caravane. En effet, avec les routes maritimes déjà signalées, le commerce transsaharien perd beaucoup de son importance en quatre siècles de décadence (du XVIe siècle au début du XXe). A l’orée du XXe siècle, le commerce transsaharien qui persiste encore, n’est qu’une sorte de butte témoin qui tente de se maintenir par fi dé- lité à l’histoire, dirions-nous. Quelques épices (piments rouges), mais surtout des dattes, en quantité importante, malgré leur qualité moyenne, vont constituer l’essentiel des exportations, à côté du tabac et du henné. Le tabac est même un produit précieux dans les échanges vers le Soudan (le Sahel actuel) où il continue jusqu’à nos jours à servir un troc fructueux : tabac contre mouton. Le henné, par contre, est un produit destiné principalement au nord où il est fort apprécié. Quant à l’artisanat, dérisoire et diffi cilement exportable, il se résume à des plateaux en vannerie et des couffi ns confectionnés avec des branches et des fi bres tirées des pédoncules des régimes du palmier. En revanche, les importations demeurent nombreuses et variées. Aux denrées traditionnelles (céréales, laine, moutons, viande boucanée, cotonnades, soie et peaux) sont venus s’ajouter des produits manufacturés de tous genres que la caravane ne peut plus assurer. C’est désormais l’ère du camion et de l’avion.

Comme vous l’avez signalé, «ce n’est pas la géographie qui fait une région, c’est l’histoire», et dans les conséquences de cette «histoire» de la caravane, la musique et le chant demeurent les legs «les plus notables». Comment la caravane at-elle infl uencé ces legs (musique et chant), et inversement, d’autant que la Saoura est aujourd’hui ré- putée pour sa richesse musicale (et rituelle) ?

Un inventaire rapide des musiques du Sahara permet de constater une richesse de genres qui indique dans le même temps la diversité des populations qui les portent. C’est sans nul doute, à la faveur des passages de ces commer- çants de la longue distance que s’est forgés, dans l’histoire longue, la singularité de la ré- gion. Brassant, à l’ombre de la caravane de ce commerce caravanier pluriséculaire, les cultures venues de tous les horizons, le Sahara servira de creuset et de lieu de métissage des cultures les plus diversifi ées. Les Gh’nânma comme les Dhwi Mni’, ces deux tribus arabes de la vallée de la Saoura, continuent à entretenir le souvenir de leurs lointaines origines en chantant et en dansant au rythme de leurs ancêtres. Le houbî des Dhwi Mni’ et la maya des Gh’nânma sont des sortes de danses chantées où des hommes et des femmes exécutent de gracieuses performances à la fois vocales et kinésiques. Nul besoin d’être un grand spécialiste pour voir des apparentements entre certaines chorégraphies comme le houbi et celles du Moyen-Orient comme la fameuse dabkeh. Ces spectacles chorégraphiques ne sont pas l’apanage des tribus d’origine arabe implantées dans la Saoura, les communautés berbères les pratiquent également ; comme en témoigne le haïdous, une danse pratiquée par les populations berbères de l’ouest algérien et de l’Atlas marocain. Elles sont présentes dans toutes les réjouissances et ponctuent toutes les «saisons de la vie».

La musique du Sahara «fait cohabiter» plusieurs sonorités et rythmes de différents apports, est-ce pour cela que vous avez préféré parler d’un legs «hybride» et «sédimenté» ?

Il suffi t de tendre l’oreille pour déceler dans la musique du Sahara ce brassage. Cette musique fait cohabiter les sonorités des mélodies orientales avec les mélopées des HautsPlateaux steppiques, conjuguant le tout aux envoûtantes tonalités soudanaises. Aux sonorités venues de l’Orient, portées par les descendants des Hilaliens, vont répondre des mélodies en provenance des lointaines contrées subsahariennes drainées par ceux que la traite avait déracinés. Le genre musical gnâwî continue à nous faire entendre les gémissements et les complaintes de ces cohortes d’esclaves que les destinées avaient fait échouer aux marches du désert après de longues et inhumaines traversées. Ces musiques venues d’ailleurs ont connu des hybridations qui ont fi ni par leur conférer un cachet propre. Cette estampille est reconnaissable dans tous les genres musicaux du Sahara, qu’ils soient ruraux, pastoraux ou éminemment citadins comme la farda et le zaffâni de Kendsa. La musique du Sahara, tantôt lente et langoureuse, et tantôt vive et chaloupée, demeure reconnaissable notamment par le dépouillement de ses instruments et la place qu’occupe le corps. Les instruments à cordes et ceux à vents sont rustiques et assez rares. En dehors de quelques instruments de percussion, la voix et les mains restent les principaux instruments. Avec ces modestes moyens et un corps totalement voué au rythme, les habitants du Sahara ont peuplé l’immensité du vide avec des mélodies au charme singulier. Ici, au Sahara, l’essentiel laisse peu de place au superfétatoire. Ici, plus qu’ailleurs, tout est minimaliste ; comme si le Saharien avait adopté l’esprit du Bauhaus, avant même la naissance de cette école : Less is more.

Le legs a été préservé mais nous vivons dans un monde globalisé, où tout se transforme –transformation inévitable certes– très vite. Dès lors, comment préserver ce patrimoine ? En le classant, par exemple ? En créant des festivals ? En encourageant la recherche ?

Toutes ces initiatives que vous citez sont louables, mais un patrimoine ne se préserve que s’il est porté par des héritiers fi ers de leur héritage et qui le font vivre au quotidien. Il ne s’agit pas de le muséaliser ou de le folkloriser, mais de le reconnaître comme partie intégrante de sa culture, une culture nécessairement dynamique. Cela ne se fait pas par l’incantation, mais par un travail rigoureux. Etablir la patrimonialité, c’est d’abord faire un choix raisonné dans les objets hérités du passé. Pourquoi accorder de la valeur et de l’intérêt à tel objet (matériel ou immatériel) provenant du passé ? De nombreux objets ont été détruits ou se dé- truisent sous nos yeux sans pour autant nous émouvoir. Car, nous ne leur accordons aucune valeur patrimoniale. Toute la question reste donc liée à la reconnaissance de la valeur de certains objets. Autrement dit, on ne décrète pas que tel objet est à patrimonialiser, s’il ne fait pas suffi samment sens pour la société qui en est l’héritière putative.

Concernant les festivals, est-ce que, selon vous, ils sont un lieu de conservation et de diffusion du patrimoine saharien ou participentils à une folklorisation ?

Le festival peut sans doute servir de moyen de préservation et de diffusion. Toutefois, ce même moyen peut être à double tranchant. En effet, en mettant en scène une facette de la culture, il la rend visible et perceptible aux yeux de ceux qui peuvent lui donner les moyens de s’épanouir et lui permettre de prendre la place qui lui serait due. Dans le même temps, cette mise en scène peut également folkloriser ce registre aulturel au point de l’ouvrir aux quatre vents des improvisations et des opportunismes. Pour éviter ce deuxième écueil, les promoteurs de ce festival se doivent de suivre rigoureusement les étapes nécessaires à toute patrimonialisation sérieuse. Renseigner l’objet et établir sa fi liation et sa profondeur historique ; mais aussi avoir une connaissance à la fois de la structure de base de l’objet en question à travers ses multiples expressions historico-géographiques. Ceci étant, l’expérience du festival d’Essaouira au Maroc voisin devrait nous alerter. Fondé en 1998, le Festival gnaoua d’Essaouira attire chaque année des milliers de spectateurs au début du mois de juin. De ce point de vue, c’est un immense succès. Toutefois, que reste-t-il vraiment de la musique des Gnawa ? La transe techno a pris le dessus sur la spiritualité supposée du genre et les maîtres du gnawa sont devenus un prétexte à la cohabitation des genres les plus éclectiques. C’est peut-être là, inévitablement, une sorte de rançon de la gloire.

Vous avez évoqué dans votre conférence le sens de l’espace, et une nuance, voire une différence, entre l’espace et le lieu. Le lieu serait «un espace où quelque chose a eu lieu»…

Oui, pour l’homme qui l’habite, l’espace est une sorte de réservoir de l’immortalité. Il capture le temps qui se cristallise dans certains lieux. Le lieu devient pour ainsi dire du «temps solidifi é». L’espace est une étendue qui ne prend de sens qu’à partir du moment où il devient un territoire (c’est-à-dire un espace de pouvoir). Or, un territoire est nécessairement ponctué de lieux, c’est-à-dire délimité par des réservoirs d’évènements. Le lieu est un symbole dans la mesure où il est un espace élu comme exemplaire. Il signale une mémoire et des événements cristallisés dans un espace qui devient ainsi un lieu emblématique pour l’espace environnant. Il l’organise et le pérennise. Il le soustrait à l’étendue anonyme pour en faire un territoire (re)connu. Les frontières d’un pays, par exemple, sont des lieux (de bataille, d’affrontements etc.) qui, à la fois, organisent le territoire et lui donne sens.

Vous avez déclaré, lors du débat qui a suivi votre communication, que «la relation Diwane-Sahara» est comme la relation du «Blues à la plantation». Or, le Diwane n’est pas spécifi que au Sahara puisqu’on le retrouve dans plusieurs régions d’Algérie et, notamment, dans le nord. De plus, les Ouled Diwane n’ont pas de zaouïa dans le sens commun du terme (pas de mausolée, par exemple), et ont pour référence Sidi Blal. Comment expliquer leur rapport à l’espace dans ce cas ?

Vous avez raison de relever cela. Je précise ma pensée, je ne veux pas dire par là que le diwan appartient au Sahara, mais c’est une manière de faire allusion à la traite des Noirs qui ont dû traverser le Sahara en chantant leurs complaintes, comme les Noirs dans les plantations du coton aux Amériques. Le Sahara a été un espace de l’épreuve, tout comme le furent les plantations. Comme le blues, le diwan avait accompagné le supplice de ces infortunés et contribué à révéler une identité et une histoire de cohortes de populations brutalement arrachées à leurs ancrages. Forcées de traverser les immensités sahariennes pour se voir ré- duites au statut de possession matérielle, le diwan comme le blues a cautérisé leurs blessures. Il a réintroduit l’humanité dans un océan d’inhumanité. Il a permis à ces victimes de l’errance de recouvrir le statut de sujet face à une adversité qui a fait de leurs destinées de simples objets commercialisables pour être taillables et corvéables à merci. Le diwan comme le blues est indissociable de cet épisode sombre de l’histoire faite d’esclavage et de misère qui, hélas, a laissé des traces funestes encore vivaces de nos jours dans ce même Sahara et ailleurs. Il est donc important de le rappeler pour que cette leçon de l’histoire serve à émanciper les mentalités.

Le rapport au corps est très important dans des genres comme le diwan, par exemple : «instrument», «axe», qu’est-ce que le corps ? Dans un état de transe, le «transeur»- danseur contrôle-t-il son corps ou se laisse-t-il emporter par le chant et la musique ? Mais s’il est dans un état de non-contrôle, comment expliquer ces mêmes gestes qui reviennent dans les mêmes morceaux ?

N’étant pas spécialiste de la question, je n’oserais pas me lancer dans des conjectures mais, à l’évidence, le corps est au centre de ce genre d’expression. Il est à la fois l’instrument et le moyen. Ce que l’on peut constater dans toutes les danses qui aboutissent à des transes comme dans les musiques afro-américaines en lien avec des croyances en des êtres et divinités (l’Umbanda, Santéria, Candomblé), la musique (autant que la danse) demeure éminemment codifi ée. La transe arrive toujours après l’exécution d’un programme de danse et/ou de musique. Pour dire tout simplement qu’il y a un ordre que le danseur-transeur connaît et respecte en général. Pour autant, on peut penser que le corps porté par la rythmique peut échapper relativement au contrôle et parvenir au stade extatique, un stade où il fi nit par se libérer totalement de tout contrôle. Les gestes deviennent alors de plus en plus saccadés, désordonnés ; et le danseur-transeur ne s’appartient plus pour le dire autrement. De musiquant, il devient musiqué. C’est souvent à ce moment-là d’ailleurs, où le danseur-transeur s’affaisse ou s’enfuit. Il quitte pour ainsi dire la scène. Mais j’insiste pour dire qu’il ne s’agit ici que de constats impressionnistes et de considérations phénomé- nologiques superfi cielles livrées ici par un béotien.

Restons dans le diwan. La séparation entre le sacré et le profane n’est pas claire ou pas toujours évidente. Selon vous, qu’est-ce qui est sacré et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Et est-ce que le fait de monter sur scène, par exemple, permet de sortir du sacré ou alors est-ce que la distance entre le sacré et le profane ne se limite pas au changement de cadre (lila, scène) ?

Immense question ! Le sacré est une catégorie qui renvoie à cette dimension qui ferait de nos idées et de nos actes les plus quotidiens, les plus familiers, quelque part, les produits d’un monde inconnu, invisible et mystérieux. L’individu et le groupe reconnaissent leur faiblesse face à ce monde en lui supposant force et puissance et agiraient alors envers lui avec la prudence et les égards qu’exige la majesté qu’ils lui attribuent. Dans toutes les cultures, le sacré dé- signe une puissance et des forces qui échappent à l’emprise de l’homme et qu’il considère comme agissantes positivement ou/et négativement sur le cours de sa vie et de celles de ses semblables. Ne pouvant maîtriser ces forces, l’homme espère les gérer avec un ensemble de dispositifs qui peuvent être résumés par le mot rite. Cette notion, apparemment facile à appréhender sur le plan phrénologique, a suscité au sein des spécialistes débats et controverses qui continuent encore. Seulement tous sont unanimes à admettre aujourd’hui que les thèses d’un E. Durkheim sont désormais dépassées. De nos jours, plus personne ne pense qu’il y a, d’un côté, le sacré et, de l’autre, le profane. Le sacré est plutôt une construction qui mobilise, en effet, un certain nombre d’éléments pour constituer une sorte de structure signifi ante au sens saussurien du terme. De ce point de vue donc, la modifi cation du dispositif (par ajout ou retranchement d’éléments) modifi e nécessairement le sens et la signifi cation. Pour revenir à votre question, le diwan pratiqué sur une scè- ne, dans un cadre autre que le sien traditionnel, perd de sa signifi cation première pour ses premiers adeptes. Il en acquiert une autre sans doute pour ses nouveaux acteurs. Assurément, le diwan du festival n’est pas celui de la transe ni de l’encens, ni de la nourriture non salée partagée avec les esprits, ni du jeu de la hiérarchie qui sépare les âges et les sexes. Il est celui de la scène, de la compétition, des microphones, de la retransmission télévisuelle et des spectateurs profanes qui jugent et notent selon des critères échappant parfois aux acteurs eux-mêmes. Iné- vitablement nous sommes avec la version festival dans une standardisation obéissant à des normes mondialisées et vidant de sa sève tout ce qui fait précisément la singularité du genre. Est-ce nécessairement mal ? Aux yeux de l’observateur convaincu par la dynamique des cultures, c’est probablement un nouvel épisode qui est en train de s’inscrire dans le grand livre de l’histoire.

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