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Abdelkebir Khatibi, le principe révolution

Soumaya Mestiri (Université de Tunis)
Abdelkebir Khatibi, le principe révolution

Soumaya Mestiri est professeure de philosophie politique et sociale à l’Université de Tunis. Elle a notamment publié Décoloniser le féminisme. Une approche transculturelle (Vrin, 2016). Son prochain livre, à paraître en septembre 2020 également aux éditions Vrin, est intitulé Élucider l’intersectionnalité. Les raisons du féminisme noir.

***

Abdelkebir Khatibi n’est pas un énième représentant de la « littérature maghrébine d’expression française »[1]. Si la dénomination coloniale et postcoloniale, au sens historique du terme, peut convenir à nombre de ses semblables, elle ne saurait s’appliquer à celui qui a œuvré toute sa vie à décoloniser la langue, le roman tout autant que le monde vécu, ainsi que le révèle le choix du sous-titre de son autobiographie, à contre-courant du genre et qui relève plus de la méditation fantasque et réflexive que de la narration codifiée. Son autobiographie d’un décolonisé recèle ainsi à elle seule la promesse d’un décalage, d’un retrait, très loin du psittacisme de bon ton qu’il aurait pourtant pu aisément adopter.

Le monde que Khatibi nous offre est à la mesure de ce recul très souvent plein d’autodérision, un monde ambitieux et foncièrement non homogène, aux entrées multiples, qui décourage les adeptes de la classification à tout va. Ce n’est pas simplement que Khatibi soit sociologue, romancier, poète, sémiologue, philosophe – mais qu’il soit tout cela à la fois, en même temps, dans chacun de ses écrits, ce qui rend sa prose âpre, tortueuse, d’un accès parfois malaisé. Exigeante, elle ne se laisse appréhender qu’au terme d’un parcours fait de délestages et de refontes. Elle est, en somme et per se, une invitation à la décolonisation de l’esprit.

Chevalier de l’ordre du Trône au Maroc, distingué par l’Académie Française, chevalier de l’ordre français des Lettres et des Arts, premier écrivain arabe à recevoir, en 2008, le Prix de la Société des gens de lettres pour l’ensemble de son œuvre. Khatibi demeure pourtant méconnu d’un public « local » ou « régional » qui aurait gagné à le lire (plus) attentivement, tant sa pensée est riche d’outils à même d’enclencher sur des bases solides cette désobéissance épistémologique dont notre Sud a grand besoin.

Khatibi translate, projette et déconstruit progressivement canevas et bornes qui emprisonnent l’analyse. Il ébranle et sabote, pour reprendre le concept spivakien, dans une entreprise de tamisage sans cesse renouvelée. Celles et ceux qui goûtent les hommages que les grands rendent à leurs semblables apprécieront sans doute ce que dit Barthes de Khatibi :

Khatibi est actuel : il contribue à cet éclaircissement qui progresse aujourd’hui en moi : peu à peu, je me rends compte combien l’entreprise sémiologique, à laquelle j’ai participé et participe encore, est restée prisonnière des catégories de l’Universel, qui règlent, en Occident, depuis Aristote, toute méthode[2].

Ce type d’hommage, suffisamment rare dans son principe pour être souligné, est intéressant non pas en tant que générateur et expression de reconnaissance en soi – Khatibi n’a pas besoin de Barthes pour prétendre à l’existence – mais en ce qu’il rend compte d’un certain succès de l’entreprise initiée par l’écrivain marocain : déplacer les lignes, déraciner, déboulonner les fondations du logis de la pensée, d’une part, et faire prendre conscience à ceux qui y sont hébergés « de toute éternité » du caractère contingent de leur séjour, d’autre part. Ce n’est pas une mince affaire que de poser le diagnostic d’un universel toujours particulier et, dans le même temps, de le faire accepter par les tenants historiques de l’existence d’un Universel aussi assimilationniste que surplombant. C’est très exactement qui fait, tout à la fois, la pertinence et l’actualité de Khatibi, penseur aussi bien du décentrement et de la distance (ou peut-être, devrait-on de la distanciation) qu’il implique, que de la révolution.

 

I.

Khatibi est sans nul doute le seul penseur postcolonial arabe maghrébin – mais je crois pouvoir dire arabe tout court – à avoir pensé la frontière comme lieu de résidence. En ce sens-là, très certainement, il est profondément décolonial. Très loin de cette rhétorique moderniste à la fois naïve et pernicieuse propagée par les « progressistes » locaux et selon laquelle nous – ici nous Arabes maghrébins – serions le creuset de traditions, influences, identités aussi millénaires que multiples, fondamentalement au carrefour, Khatibi oppose une « pensée autre » conçue fondamentalement comme marge parce que déconstructrice et décolonisante (Khatibi pense la relation organique entre ces deux concepts) : à la marge du savoir européen une fois décolonisé mais aussi à la marge du savoir indigène une fois déconstruit[3]. Contre le multiculturalisme libéral et à sa rhétorique de la diversité qui se contente « d’appliqu(er) […] un vernis cosmétique multiculturel sur le pouvoir blanc » et donc d’assurer le statu quo, comme l’exprime au plus juste le colombien Ramon Grosfoguel, Khatibi décentre pour briser l’hégémonie[4].

Il ne s’agit donc pas de se fondre dans le mauvais sens du terme métissage, dévoyé par la modernité/colonialité, mais d’opter pour une « tierce voie » qui ne cherche pas à réduire les contraires. La tentation conciliatrice, typiquement moderne, construit la cohérence au mépris de l’être, négligeant ce que Khatibi nomme « différence intraitable », une différence qu’on ne peut assimiler parce qu’on ne peut transiger avec ce qui est essentiel. « Une différence intraitable est irréductible et en même temps elle se pense comme telle. Elle affirme une souveraineté »[5]. « L’autre, comme moi-même : inassimilable », écrit-il dans Le scribe et son ombre[6] ; dans Figures de l’étranger dans la littérature française, il aura cette formule qui achèvera de lier je et l’autre dans un destin commun, celui de la « différence distante » :

« c’est lorsque l’autre est maintenu, respecté dans sa singularité, que je peux être reçu peut-être par lui »[7].

Khatibi reprend ici Segalen et son « exote ». Est exote celui qui a compris que les personnes et les civilisations ont une part d’unicité et d’incommensurabilité qui prévient de toute tentative d’intelligibilité exhaustive. L’exote, rappelle le penseur marocain, n’est ni le touriste, ni le folkoriste. Renvoyées dos à dos en ce qu’elles participent de la propension à figer et à caricaturer, la première par ignorance et la seconde par un défaut d’acuité qui lui fait prendre le regard qu’elle pose sur les choses comme « neutre » et « impersonnel »[8], ces deux figures portent en elles la mort de l’autre. « Epistémicide » – pour utiliser le néologisme que le penseur postcolonial portugais Boaventura de Sousa Santos forgera près d’un siècle après la parution de l’Essai sur l’exotisme – et génocide se rejoignent, s’interpénètrent, explique Khatibi citant Segalen témoin de son temps :

Car on sait qu’aux changements des êtres, afin que tout soit irrévocable, doit s’ajouter l’extermination des mots et que les mots périssent en entraînant ceux qui les ont créés[9].

L’irréductible est là et bien là, qui demeure saillant, passant outre toutes les tentatives de lissage et de polissage car l’homogénéité ne saurait exister : « l’être, par dessein, est déchiré ». De cette déchirure naît une tension, qui se comprend techniquement comme distance et qui fonde le processus de déconstruction/décolonisation. Cette démarche commence dans le discours de soi sur soi caractérisé par une mise à distance salutaire en ce qu’elle prémunit contre l’autocélébration, lui préférant l’auto-convocation, où l’on se raconte comme spectateur de sa propre histoire :

Dans le genre d’autobiographie que voici, j’aimerais parler de moi comme si je discutais avec un esprit lointain, détaché de ma vie immédiate, et qui serait, en quelque sorte, un témoin à distance.[10]

Ce n’est pas une quête d’objectivité qui est ici poursuivie, tant s’en faut, mais une volonté de prendre en charge la multiplicité des points de vue pour ce qu’elle est : un positionnement à chaque fois particulier. Dans ce que je suis, c’est ici que commence la décolonisation, il y a aussi l’étranger ou, plus exactement, l’aspiration latente à « se révéler à soi comme étranger »[11]. Du recoupement naît une forme de vérité, humble et modeste, qui aide à avancer sur l’âpre chemin des retrouvailles avec soi-même en reconnaissant l’existence de ces « dualités complémentaires » que la modernité/colonialité n’a eu de cesse de faire passer non seulement pour des erreurs, au sens logique du terme, avec le principe de non-contradiction, mais également comme des fautes sur le plan éthique. Comme l’explique très clairement Walter Mignolo :

Avant 1500, les cultures et les civilisations les plus connues sur la planète (à l’exception, peut-être, de la Grèce) ont été construites sur l’hypothèse de la coexistence ou de la complémentarité des contraires. Il est connu, par exemple, que la philosophie de Bouddha rejette la loi de la non-contradiction […] et on peut supposer qu’en Grèce, Héraclite la rejetait également. Mais Platon et Aristote plaidaient en sa faveur […] en revanche, aujourd’hui, tous les héritiers d’un grand nombre de cultures et de civilisations sur le territoire appelé Amérique, des Mapuches du sud du Chili au Cris du Canada, ont pensé la complémentarité et non l’opposition. La loi de la contradiction ou de la non-contradiction (les deux expressions sont également utilisées) semble constituer l’origine des constructions sémantiques de l’opposition binaire dans les pensées occidentales[12].

Ainsi donc, cette déchirure (qui se comprend en réalité souvent comme fracture) n’étant de ce fait pas un manque qui appelle à être comblé, est ce par quoi le salut arrive. L’assumer n’est donc pas chercher à la résorber, mais l’aménager pour la rendre habitable. Telle est sans doute la « leçon d’indépendance » que nous livre Khatibi, pour reprendre l’expression de Barthes :

Nous pouvons poursuivre une tierce voie : ni la raison ni la déraison telles que les a pensées l’Occident dans son tout, mais une subversion en quelque sorte double[13].

« Subversion double » ou « double critique » : critique de sa propre tradition et critique de la tradition occidentale, eurocentrée, critique de deux métaphysiques. Ces deux entreprises distinctes mais simultanées s’interpénètrent, exprimant, encore une fois, toute la pertinence du concept de sabotage envisagé comme libération :

La portée stratégique d’une telle démarche me paraît décisive. Elle permet aux pays dominés – d’une manière ou d’une autre – par l’Occident elle leur permet donc de comprendre mieux les fondements de cette maîtrise, et de cheminer, au-delà de toute origine, vers une interrogation que j’espère inédite[14].

« Mieux comprendre », subvertir, saboter, c’est donner un sens nouveau, à la fois comme signification et comme direction, en ayant clairement conscience que tout savoir est nécessairement situé et donc foncièrement non neutre, car « l’œuvre la plus désengagée […] entretient des relations infiniment complexes avec la société »[15]. Saboter ou encore « transformer » pour utiliser le mot de Khatibi qualifiant l’approche de Segalen, qui « emprunte » pour transformer, créant ainsi des « diversformes »[16] capables de prendre en charge notre particularité.

C’est pourquoi lorsque nous dialoguons avec des pensées occidentales de la différence (celle de Nietzsche, de Heidegger, et parmi nos contemporains proches, celle de Maurice Blanchot et de Jacques Derrida), nous prenons en compte non seulement leur style de pensée, mais aussi leur stratégie et leur machinerie de guerre, afin de les mettre au service de notre combat qui est, forcément, une autre conjuration de l’esprit, exigeant une décolonisation effective, une pensée concrète de la différence[17].

Ces nouveaux savoirs que nous créons à la faveur de ce décentrement – l’usage de ce terme est une énième manifestation du caractère pionnier de la pensée de Khatibi – se constituent comme une « marge en éveil ». Affirmer cela, c’est assumer le caractère frontalier de notre positionnement, une frontière, répétons-le, conçue comme espace et terrain de jeu, non comme point nécessairement dépassable, lieu d’une impatience existentielle. Sur le plan épistémologique, nous n’avons pas d’au-delà qui nous attend. Nous sommes ancrés ici, et nous devons vivre avec, avec lucidité et responsabilité : en éveil, pleinement conscient d’être traversés par une incomplétude foncière, ce que Khatibi nomme « pauvreté » :

Sur la scène planétaire, nous sommes plus ou moins marginaux, minoritaires et dominés. Sous-développés, disent-ils. C’est cela même notre chance, l’exigence d’une transgression à déclarer […]. Bien plus, une pensée qui ne s’inspire pas de sa pauvreté, est toujours élaborée pour dominer et humilier ; une pensée qui ne soit pas minoritaire, marginale, fragmentaire et Inachevée, est toujours une pensée de l’ethnocide[18].

Ne nous méprenons pas : cette pensée concrète de la différence que Khatibi appelle de ses vœux n’incarne en rien une forme d’apologie du singulier ou de l’ineffable. La phénoménologie, en ce sens, n’est pas destinée à remplacer la métaphysique. Cette différence-ci, « phénoménologique », se donne à voir comme « autosuffisance », une exigence que le penseur marocain n’a eu de cesse de dénoncer. Il ne s’agit pas de remplacer un centre par un autre car toutes les hégémonies se valent. De ce fait, à la question « décoloniser de quoi », la réponse de l’intellectuel marocain a toujours été claire : « De l’identité et de la différence folles. Je parle à tous les hommes »[19].

Lutter contre la « pensée de l’ethnocide », passe par un démembrement en règle des relations hégémoniques coloniales. Décentrer, c’est ainsi penser la solidarité des périphéries comme alternative à la verticalité impériale – une manière de dire que la souveraineté nationale ne consiste pas simplement à rompre la colonialité du pouvoir mais à penser les alliances qui permettront de la faire exister durablement :

Une des conditions de l’édification d’une culture nationale décolonisée est de faire justement éclater les rapports unilatéraux unissant la métropole à ses anciennes colonies, de multiplier les contacts avec le monde extérieur, de faire jouer d’autres circuits et de promouvoir une collaboration effective entre pays du Tiers-Monde[20].

 

II.

L’un des vecteurs centraux de cette décolonisation est sans nul doute l’ironie qui informe l’acte d’écrire dans la langue coloniale – une ironie dont Khatibi relevait au demeurant avec délectation la présence chez Segalen, « ironie implacable dirigée contre l’Occident des colons et des missionnaires »[21]. C’est précisément, tout à la fois, cette exigence et cette quête d’ironie qui fait l’originalité de la pensée de Khatibi et de son ancrage postcolonial. L’ironie sabote, exige recul et distance et crée une étrangeté foncière, celle-là même qui dépossède le natif de sa propre langue lorsqu’il se retrouve à déchiffrer la prose de l’indigène. De fait, si la langue française doit être un « butin de guerre » comme y invitait Kateb Yacine (auquel Khatibi rend explicitement hommage parce qu’il a réussi à casser les codes du roman occidental), ce ne sera pas en singeant le sérieux (à ne surtout pas confondre avec la rigueur) impérial, mais en se démarquant de sa tonalité académique, centrale, ce que n’a pas su faire un certain roman maghrébin des années cinquante, informé par un mimétisme sclérosant, obsédé par l’écriture « à la manière de »[22] :

L’ironie aurait pu être non seulement une revanche détournée du colonisé opprimé et séduit par l’occident ; elle aurait permis à l’écrivain maghrébin d’expression française de prendre de la distance par rapport au langage en l’inversant, en le détruisant, en présentant de nouvelles structures à tel point que le lecteur français serait étranger dans sa propre langue[23].

Au lieu de cela, le romancier maghrébin de langue française s’est contenté de décrire, de proposer un contenu type frères Goncourt, narrant « des histoires d’inspiration locale sans toucher à la forme, à la structure même du roman », dont Khatibi note avec justesse qu’il est une forme occidentale, contrairement à la nouvelle, vecteur par excellence des écrivains maghrébins d’expression arabe[24]. Ce « réalisme scolaire et trop laborieux », empreint de gravité, n’a pas su, à de très rares exceptions près (et c’est un euphémisme), se poser la question fondamentale qui devrait animer tout romancier écrivant dans la langue de l’autre, qui plus est dans un contexte géopolitique extrêmement particulier : « ce qu’est le roman pour nous, Maghrébins, maintenant en 1968, c’est-à-dire en période de décolonisation »[25]. Pas de déconstruction donc, mais une pesanteur réelle, celle en somme de l’outil investi de sa charge coloniale, timide et tiède.

L’ironie est pourtant ce qui prémunit son usager de la tiédeur, de cet entre-deux bâtard et lâche, foncièrement inauthentique. La tiédeur est le signe d’un mimétisme qui, par définition, ne peut prétendre à la qualité, au sens objectif du terme, de l’original. Cette tiédeur, nous la trouvons thématisée dans l’Apocalypse de Jean dans une formule qui sert d’incipit à Vomito blanco. Le sionisme et la conscience malheureuse, paru en 1974 et dans lequel Khatibi déconstruit le phénomène sioniste : « Parce que vous êtes tiède et que vous n’êtes ni froid ni chaud, je suis près de vous vomir de ma bouche » (Saint-Jean, Apocalypse, III, 16). Le pamphlet, manifestation de la vérité, est fondamentalement vomissement, explique Khatibi. Il s’agit donc de rendre, au sens littéral du terme, la vérité du sionisme. Comme on le verra cependant, le vomissement se décline de multiples manières.

Mais c’est sur la tiédeur que je voudrais m’attarder pour commencer. Tiède, cette gauche européenne pour le moins timide lorsqu’il s’agit de dénoncer l’occupation israélienne de la Palestine, l’est assurément. Traversée par « cette conscience malheureuse » selon la célèbre formule que Khatibi emprunte à Hegel, elle ne peut prétendre à rien de bon, pour continuer de filer la métaphore biblique à notre manière. Car si seul ce qui est chaud est en mesure de « commencer une bonne œuvre » et si « ce qui est froid peut devenir chaud », ce qui est tiède, en revanche, ne peut espérer « recouvrer le degré de chaleur qu’il a perdu » (Apocalypse de Jean, ibid.). La tiédeur est fausse promesse, mensonge, hypocrisie, autant de symptômes de la conscience malheureuse impuissante et frustrée, incapable de se faire reconnaître pour ce qu’elle est. Se donnant à voir comme sens de la mesure et juste milieu, elle ne fait en réalité que brouiller les repères, renvoyant dos à dos chaud et froid comme deux extrêmes équivalents, alors que la différence qui les caractérise est une différence essentielle, qualitative – une différence de nature.

Cette conscience malheureuse sécrète une machine très efficace de la méconnaissance, méconnaissance de soi et de l’autre, car la dualité initiale inhérente à la conscience malheureuse s’est renversée : en expropriant les Palestiniens, le sioniste lui fait don de son péché et de son malheur[26].

Le malheur essentiel de la conscience vient de ce qu’elle vit dans la contradiction ; mais ici, au lieu de chercher à annihiler cette dualité en s’investissant, si je puis dire, « dans le chaud », activant ainsi une tension créatrice aussi bien vers soi que vers l’autre, elle ne fait que la transférer ailleurs, perpétuant ainsi la tiédeur initiale. La culpabilité qu’elle avait à l’égard des Juifs n’existe plus puisque la voilà transposée sur le peuple palestinien qui prend en charge une souillure dont il n’est pas à l’origine. Voilà comment l’on se retrouve à vomir l’autre, le transfert se faisant indigestion et pourtant continuant de se donner à voir comme délivrance.

De cette « fièvre blanche qui fait avaler tout de travers : châtiment, péché, poison de la culpabilité », explique Khatibi, naît le sionisme qui fonctionne comme un « retournement ironique de la conscience malheureuse » et dont le délestage initial s’exprime comme une véritable fuite en avant. Petit Poucet semant le vomi en guise de cailloux pour retrouver le chemin d’une adéquation de soi à soi, le sionisme déglutit et rend « fausse neutralité », « alibi » et « condition spécifique du Juif » en guise de légitimation, autant de prétextes, c’est cela qui nous intéresse ici, qui nient le principe révolutionnaire même.

Cette « condition spécifique du Juif », c’est celle que défend Albert Memmi, « le plus intellectuel » des écrivains maghrébins d’expression française[27], dont Khatibi dénonce le « socialisme sioniste » (l’expression est de Memmi), un socialisme bourgeois, héritier de l’impérialisme occidental et qui ne tient compte ni de la lutte des classes ni de la révolution, car de l’aveu même de l’auteur du Portrait d’un Juif, « le socialisme et la révolution se nient »[28].

Pas de révolution donc, pas de dynamique historique, pas de dialectique ; Hegel est vidé de sa force subversive, refoulé, comme l’a été Marx, note Khatibi ; demeure l’oppression vécue par le Juif, dont on devine qu’elle doit être elle aussi peu ou prou spécifique, de sorte que le mantra memmien selon lequel l’on ne peut faire de différences entre les oppressions vécues par les uns et les autres finit par être sérieusement relativisé : la condition spécifique « exige », entre autres choses, une oppression méta, différente[29]. Le transfert, en somme, se nourrit de cet écart ; la spécificité, pourrait-on dire, est un avatar du trope électif : à peuple élu, souffrance spécifique, d’autant plus spécifique qu’elle est objectivement universelle, au sens où elle est lui infligée par le goy comme goy, c’est-à-dire indépendamment de ce qu’il peut être d’autre par ailleurs. « Tout non-Juif, qu’il le veuille ou non, participe à l’oppression du Juif », affirme Memmi, cité par Khatibi[30] qui voit là une réactivation du transfert initial : « longtemps réprimé, le Juif devenu sioniste veut réprimer à son tour, non pas celui qui a voulu sa mort définitive, mais un autre »[31].

Le Palestinien, lui, ne peut prétendre à aucune spécificité. Son statut est celui de minorité, et comme toute minorité, il est condamné à l’oppression, tel est son destin : « les minoritaires sont dominés […]. Je l’ai noté dès mon premier voyage en Israël. […] Mais ce n’est pas une conjoncture spécifiquement israélienne ! »[32]. En effet. Plus que cela même, du Juif, de celui qui pouvait prétendre à une condition spécifique, Memmi disait aussi qu’il était « minoritaire » : « cette condition fait du Juif un être minoritaire, différent, séparé, séparé de lui-même et séparé des autres »[33]. Mais il y a minorité et minorité. La minorité comme épithète, celle du Juif, et la minorité comme attribut, celle du Palestinien. La minorité qui vous définit (parmi tant d’autres choses) et celle qui vous réduit et vous fixe. Vous assigne, dans tous les sens du terme. L’épithète fait le privilège quand l’attribut opprime. L’attribut appelle à la révolution, l’épithète la condamne.

La négation du principe révolutionnaire, comme le vomissement qu’elle induit et dont elle est à l’origine tout autant, se lit aussi dans la « fausse neutralité » et dans l’« alibi » par lesquels Khatibi qualifie les errements de Sartre sur la question palestinienne. Le philosophe français apparaît ainsi comme un « sioniste conditionnel », de circonstance, en porte-à-faux, déchiré entre « une morale politique, marxiste tant bien que mal, et fondée sur l’analyse de la lutte des classes, et une deuxième morale, une rhétorique émue du malheur, nouée fondamentalement à la conscience malheureuse »[34]. Tout se passe comme si les deux n’étaient jamais amenés à se croiser, de sorte que l’émotion ne peut se rapporter à la lutte des classes, condamnée en quelque sorte à n’être qu’un attribut de la conscience malheureuse.

Et de fait, cette « morale double, sinon trouble » est fondamentalement superposable, comme l’explique Khatibi – Sartre « superpose deux plans différents », écrit-il – étant entendu que ce qui superpose ne recoupe jamais. Ce que le penseur marocain reproche au philosophe français c’est donc aussi, sur un plan normatif aussi bien qu’éthique, son refus d’une approche de type intersectionnel, qui ferait que l’on pourrait s’émouvoir, à tout le moins, du sort d’un camarade en proie à l’oppression sans convoquer, dans le même temps, le malheur de son oppresseur. « Dans le même temps » : une simultanéité typique de toute démarche conciliatrice[35].

Cette conciliation, c’est en somme la pensée de l’histoire comme continuité, comme totalité métaphysique, la propension à vouloir y trouver la cohérence que l’on y aura mise préalablement. Ce reproche que Khatibi fait à l’historicisme de Laroui, nous pouvons le faire à Sartre qui, parce qu’il ne recoupe pas, se trouve dans l’impossibilité essentielle de penser le jeu, la disjonction, le défaut, posant l’équivalence (via la superposition) des expériences de l’oppression et laissant ainsi échapper

l’autre mouvement, non moins actif, celui de l’écart, de la discontinuité, du désordre et de la dissymétrie. Dans la violence de l’être (historique), il y a toujours une perte, un non-retour[36].

Ce déchirement, cette tension thématisés par Khatibi, Sartre ne les a jamais assumés, se « trouv (ant) ainsi acculé à ne pas accorder à son déchirement un sens positivement révolutionnaire », préférant œuvrer à sa résorption pour subsister comme conscience malheureuse plutôt que d’en acter la béance et d’en affronter la vulnérabilité – une décision, comme nous l’avons vu dans ce qui a précédé, hautement décoloniale. Car la révolution est choix, celui de ne pas traiter avec la « différence intraitable ». Une leçon que d’aucuns, chez nous, gagneraient à méditer.

 

Illustration : « Off Frame AKA Revolution Until Victory », de Mohanad Yaqubi.

 

Notes

[1] « Je ne me considère pas comme un philosophe ou un penseur, encore moins comme un sociologue. Mon désir est un désir d’écriture », écrit Khatibi : « Entretien avec Khatibi », Abdellah Bensmain, p. 10.  Néanmoins, pour des raisons pratiques, nous nous réservons le droit d’en faire, dans ce propos, un « intellectuel » et un « penseur ».

[2] Roland Barthes, « Ce que je dois à Khatibi », in L’œuvre de… Abdelkébir Khatibi, Rabat Marsam, 2000, p. 121.

[3] Sur la généalogie de cette approche consistant à lier déconstruction et décolonisation, voir Le scribe et son ombre : « Nietzsche est mon initiateur à une pensée pluraliste, perspectiviste, toujours à l’œuvre. Jacques Derrida est dans son sillage. Depuis les années soixante-dix, j’avais essayé de trouver une relation significative entre la « déconstruction » et la « décolonisation », d’autant plus qu’une proximité de situation historique (il est né en Algérie et y a grandi jusqu’à dix-huit ans) encourageait un désir de révolte, mais une révolte pensée et argumentée, contre un passé dont on a souffert. […] Au cours de mes recherches, en dialogue avec la pensée de l’autre, je ne cessais de construire une programmatique pour la pensée à venir. Faire le vide, c’est une étape salutaire pour avancer, avant de construire une pensée-autre », Le scribe et son ombre, Paris, Éditions de la différence, 2008, p. 30. Cette double dimension déconstruction/décolonisation est relevée par la pensée décoloniale en la personne de Mignolo, voir Local Histories/Global Designs, Princeton, Princeton University Press, p. 266.

[4] Ramon Grosfoguel, « Les dilemmes des études ethniques aux États-Unis »IdeAs [Online], 2 | Été 2012, posto online no dia 22 junho 2012, consultado o 05 julho 2020.

[5] « Entretien avec Khatibi », op. cit., p. 10.

[6] Le scribe et son ombre, op. cit., p. 43.

[7] Figures de l’étranger dans la littérature française, Paris, Denoël, 1987, p. 28.

[8] Figures de l’étranger…., op. cit.,  p. 26.

[9] Ibid. Pour une analyse au plus juste de l’exotisme chez Segalen, voir aussi Simon Leys, dans Essais sur la Chine, L’humeur, l’honneur, l’horreur, Paris, Robert Laffont, 1998, p. 757-767.

[10] Le scribe et son ombre, op. cit.,  p. 54.

[11] Op. cit., p. 14.

[12] W. Mignolo, in W. Mignolo, & C. E. Walsh (eds), On Decoloniality, Durham and London, Duke University Press, 2018,   p. 154-55. De la même manière, dans cette rhétorique binaire, tradition et modernité ne constituent pas « deux ontologies distinctes, l’une moderne et l’autre pré-moderne ». Ce sont simplement deux inventions modernes », disons deux « concepts », la tradition n’incarnant de ce fait même que « la logique cachée de la colonialité », ibid., p. 118. L’expression « dualités complémentaires » est de Mignolo.

[13] Maghreb pluriel, Paris, Denoël, 1983, p. 50

[14] « Entretien avec Khatibi », op. cit., p. 10.

[15] Le roman maghrébin, Paris, Maspero, 1968, p. 11-12. À noter que la collection dans laquelle paraît l’essai, « Domaine maghrébin », est dirigée par Albert Memmi.

[16] Ce dernier mot, rappelé par Khatibi, est de Segalen.

[17] « Entretien avec Khatibi », op. cit., .p. 24

[18] Ibid.

[19] La mémoire tatouée. Autobiographie d’un décolonisé, « Postface », Paris, Denoël, 1971, 1979, 2002, nos italiques.

[20] Le roman maghrébin, op. cit., p. 14.

[21] Figures de l’étranger, op. cit, p. 27. Une ironie dont il déplore en revanche l’absence chez Albert Memmi, avec un brin de provocation: « (…) tout texte, en définitive, dépend de son degré d’humour. A la limite, un système intellectuel non risible est doublement ennuyeux : il se prend au sérieux et il exige qu’on le prenne au sérieux. Ce double mouvement effiloche le texte et le détruit dans la trame de son propre ennui. C’est justement ce qui m’arrive chaque fois que je me confronte aux théorisations bien poussives de Memmi », Vomito blanco. Le sionisme et la conscience malheureuse, Paris, 10/18, 1974, p. 102.

[22] Sur cet hommage de Khatibi à Yacine, voir par ex. Le roman maghrébin, op. cit, p. 15.

[23] Le roman maghrébin, op. cit., p. 70.

[24] Op. cit., p. 15

[25] Op. cit., p. 17. Les italiques sont de Khatibi.

[26] Vomito blanco. op. cit., p. 23. En italiques dans le texte.

[27] C’est ainsi que Khatibi qualifie par ailleurs Memmi dans Le roman maghrébin, op. cit, p. 10.

[28] Cité par Khatibi, Vomito Blanco, op. cit, p. 104. Plus tard, dans Juifs et Arabes, Memmi se considèrera comme « sioniste de gauche ».

[29] « Je comprends bien, en bref, qu’il y a deux attitudes : ou l’on accepte toutes les souffrances, ou on les refuse toutes ; eh bien, je les refuse en bloc, comme je refuse en détail chaque figure de l’oppression », Portrait d’un Juif, Paris, Gallimard, 1962, p. 37.

[30] Albert Memmi cité par Khatibi, Vomito Blanco, op. cit., p. 106.

[31] Ibid.

[32] Albert Memmi, Juifs et Arabes, Paris, Gallimard, 1974, p.  21.

[33] Portrait d’un  Juif, op. cit., p. 291-92.

[34] Vomito blanco, op. cit., p. 67.

[35] Cette tendance à la superposition se trouve aussi chez Memmi, quoique à un tout autre niveau – dans sa manière d’insister à chaque fois sur la différence essentielle entre philosophie et littérature. Ainsi écrit-il par exemple : « procédant par concepts et catégories, la philosophie ratisse large, elle ne peut garder dans ses filets les poissons trop petits. Visant à l’universel elle ne peut s’attarder sur les méandres de la subjectivité, les variétés de l’émotion, les qualités du plaisir, la singularité des faits divers. Seule la littérature pouvait me permettre de traduire toutes ces nuances que la philosophie est impuissante à exprimer… sauf à se transformer en littérature », Le nomade immobile, Paris, Arlea, 2000, p. 144. Voilà qui est sans doute à la fois caricatural et rapide et pour le moins étonnant de la part d’un homme de lettres et d’un philosophe dit postcolonial. La philosophie n’est pas un monolithe et tous les philosophes ne sont pas exclusivement des héritiers de cette tradition normative décrite dans le propos memmien. C’est une certaine philosophie qui est ici décrite par Memmi qui ne peut prétendre rendre compte de ce que serait LA philosophie – une catégorie qui au demeurant aujourd’hui a encore moins de sens qu’hier. La philosophie postcoloniale et décoloniale, très proches de la philosophie sociale qui part de l’anomalie, donc du divers, pour tenter d’apporter une réponse concrète aux problèmes de son temps (et ce, sans passer par le concept), considèrent ainsi la littérature (au même titre que le témoignage) devrait être l’un des vecteurs essentiels d’une « pensée autre », issue d’un mouvement de « désobéissance épistémologique ». Philosophie et littérature se croisent lorsque l’on réfléchit à travers le prisme postcolonial.

[36] Maghreb pluriel, op. cit., p. 10.

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