« On écrit et on lit de la poésie non pas parce que c’est joli, mais parce qu’on fait partie de l’humanité. On écrit et on lit de la poésie parce que les hommes sont des êtres de passion. La médecine, le droit, le commerce, sont de nobles activités, toutes nécessaires à nous maintenir en vie. Mais la poésie, l’amour, la beauté, l’aventure ? Voilà notre raison de vivre. »
— N.H. Kleinbaum, Le cercle des poètes disparus.
Poète, slameur, animateur de nombreux ateliers d’écriture et contributeur de plusieurs revues et magazines littéraires, Ar Guens Jean Mary, lauréat du Prix Poésie en Liberté 2019, mention spéciale du jury, figure probablement parmi les plus beaux espoirs que porte la poésie Haïtienne. Dans son recueil fraîchement paru aux Éditions du Pont de l’Europe : À la poésie blessée par balles, il pose un regard révolté et sensible sur le réel.
Après avoir fait paraître aux éditions à toi en 2017, Le Nil noir de la vallée blanche, c’est aux éditions du Pont de l’Europe que se dévoile A la poésie blessée par balles.
Qu’est-ce que la poésie et que peut-elle face au monde ? C’est au fond à ces questions que ce recueil à vif de Ar Guens Jean Mary cherche à répondre.
Placés sous l’égide d’Albert Camus, à qui le jeune poète adresse les premiers vers de son ouvrage, ces poèmes explorent l’azur éperdue de Haïti, de ses nuits. Dans les artères de Port-au-Prince, sur les routes qui nous ramènent au creux de la vallée de Jacmel, où au-delà des enclaves du pays, impossible d’échapper à ce “tranchant du réel” qui partout coupe.
Avec délicatesse et acuité, Ar Guens Jean Mary livre un regard actuel et critique sur notre société, dénonce ses dérives et se confronte ainsi à ces réalités quotidiennes dont la violence est devenue un lot quotidien.
Si ces pages abordent des thèmes sombres comme la mort, la douleur, le manque, elles s’attachent également à trouver leur propre lumière. En ce sens, À la poésie blessée par balles apparaît comme une véhémente exhortation à espérer et à croire en l’autre.
Les vers offrent une progression sensible et puissante qui fait de l’art —et plus particulièrement de la poésie— un moyen salvateur qui permet de rendre le monde plus supportable et nous donne à contempler ses plus infimes beautés.
Blessée par balles, la poésie dresse l’étendard d’une force immanente, celle de l’humanité. Elle devient le kevlar du poète qui se révolte, affronte ce réel tranchant auquel nous nous confrontons toutes et tous. Elle nous dédie son éclat pour noyer nos souffrances, nos doutes et embraser nos rêves, nos vies, avec incandescence.
– Extrait –
Pour le Poème qui m’a lié à elle, un soir dans un matin.
« Ce n’est ni le hasard
ni le destin
ni la chance
qui nous fait passer au pont
de l’humaine déchéance
mais les heures mûres à presser
la cerise dans nos veines
dans le ventre de l’aube
les mots traduisent mal
toute l’étendue de ma fatigue
fie-toi
à ma phrase en main
ma voix au vent.
Mes yeux attrapent
les lèvres du silence
et je les regarde qui s’éloignent
de ma bouche
je fais mon deuil
là où les gamins s’inquiètent
de leur avenir qui traîne
dans les égouts
parmi la machine à écrire
l’humaine déchéance la machine à remonter le temps en grain de sable la machine à laver le sang pourri
là parmi tout cela mes maux parlent
pour donner corps à la poésie blessée par balles.
Poème
porte qui s’ouvre sur d’autres déchirures
pansement à construction massive
oiseau au sang de larve urbaine
chante le volcan qui pousse au coin des
ruelles
chante le réchauffement poétique
chante la fenêtre qui fait le mur pour
s’ouvrir en toute liberté
chante contre quarante mille kilomètres
de terre battue qui se glisse sous la peau
d’une ogive nucléaire
chante JE TU IL ELLE NOUS VOUS ILS ELLES EUX
chante la rouille des saisons mourantes
sur le visage des roses
chante ce collage de sang et de bras cassés
chante un bout du fil pour coudre
l’obésité du désespoir même si ce n’est
pas une mince à faire.
Prends les marches du poème
l’ascenseur du suicide
ne fonctionne plus
chaque cri habité d’étreintes
encombre un malentendu
surpeuplé de chair
seul
je hurle quelque part
le son coupe le fil rouge
ma voix se vide de son sang
ma terre
au hasard.
Á la rue Romain
des tripes décapitées
pleurnichent
devant la lame criarde
le sang prend la forme
d’une étrange basket dans mes veines
pour chausser la peur
depuis la détente dans l’abîme
pick-up 1-345 aspire à toucher l’oreille
là
chimères contre ces corps froids
là
contre tout ça
calibre 38
promesse de soleil levant. »